mercredi 21 juillet 2010

Tour : à propos du mentir-vrai et du chant du cygne…

Depuis Pau (Pyrénées-Atlantiques).
« J'ai été le témoin dans ma vie de bien des choses qui auraient pu se transformer en fictions... » Le suiveur ne fantasme pas et sait très bien que les cyclistes n’ont pas lu Aragon. Pas même Contador, qui aurait pu retourner la formule comme un cuissard sale : « J’ai été le témoin dans ma vie de bien des choses qui auraient pu se transformer en réalités… » Le mentir-vrai est-il une valeur à la hausse ? Mais depuis quand le cyclisme se présente-t-il comme un sport de haute éthique où tout se dit, où tout se vaut, où les « faits de course » nous embarquent dans la poésie des actes? Le vélo demeure mécaniquement humain, les fourches cassent, les chaînes sautent, les corps s’embrasent. Et si le Tour se joue « à la pédale », il lui arrive de choisir sur une chute, un bris de matériel, une fringale voire une traitrise épouvantable. Le rendez-vous de juillet n’est pas un sanctuaire débarrassé des comportements humains.

Allez osons. Le mentir-vrai est-il parfois sublime d’amoralité quand il convole en secondes noces avec la Petite Reine? Alberto Contador (Astana) a trouvé une étrange réponse. Sûr de son bon droit lorsqu’il s’empara du maillot jaune à Bagnères-de-Luchon, malgré les huées d’un public affranchi des protocoles, l’Espagnol eut ensuite la curieuse idée d’infléchir sa position. Via Twitter, le tenant du titre se décida, contre toute attente, à poster une vidéo tard lundi soir, dans laquelle il voulut s'excuser, face caméra, depuis sa chambre d’hôtel. Dramaturgie à son apogée. «Il y a un problème sur les circonstances, déclara-t-il. J'ai peut-être commis une faute, j'en suis désolé.» Et Contador de s’essayer à un exercice de contrition surprenant: «Je suis déçu, car le fair-play est une notion importante pour moi. Je n'aime pas ce qui s'est passé (…), je ne suis pas comme ça. » Le suiveur, prudent, se souvient de ses pères jésuites. C’est toujours suspect quand un fidèle passe directement de la sacristie à confesse…

«Je ne vais pas pleurer, je vais prendre ma revanche », professait Andy Schleck (Saxo), tout en rage assermentée. On allait donc voir ce qu’on allait voir. Dès hier ? Dans ce « classique » du vélo qu’est Luchon-Pau, par Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque, hélas placé à soixante bornes du but, il aurait fallu qu’Andy renverse les tables de la Loi pour faire vaciller le Tour et Contador avec. Alors d’autres s’y essayèrent. Pour de plus laïques ambitions. Prenez Lance Armstrong. A 12 kilomètres du sommet du Tourmalet, pris d’une frénésie plus vengeresse qu’adaptée aux circonstances et à son âge (38 ans), le Texan piqua la mouche et s’en fut. Nous hagards et lui retrouvé, il ne put camoufler un pédalage à la va-vite, saccadé, heurté, quasi à bout de souffle, bref propulsé par une urgence dont il refuse de dire le nom (Floyd Landis). On pourrait ridiculiser le bel orgueil du septuple vainqueur à l’heure de sa propre fin. A quoi bon. Le suiveur aime trop l’art lyrique pour se moquer d’un chant du cygne.

Car sous l’impulsion de l’Américain, une belle troupe de dix hommes, réduite à sept au sommet de l’Aubisque, parvint enfin à s’échapper, après un début d’étape un peu fou. Outre Armstrong, il y avait là Moreau, Fédrigo, Horner, Plaza, Cunego, Van de Walle, Casar… et Carlos Barredo (Quick Step), qui, planta tout son monde à 45 kilomètres de l’arrivée, avant d’être revu à quelques encablures. Durant le mini-sprint, nous pensâmes très fort « pourquoi pas Armstrong »… mais Pierrick Fedrigo (BBbox), jaillissant et plus puncheur que jamais, se devait d’offrir la sixième victoire française de ce Tour. Et derrière ? Rappelez-vous : on allait voir… on n’a rien vu. Sauf une espèce de paix des braves entre Contador et Schleck peu conforme à la Légende des lieux. Manière vulgaire d’annoncer à tous : « On se retrouve jeudi, à la vie à la mort, dans la montée du Tourmalet. »

Quoiqu’il aspire à de nobles destinées, le suiveur, dans sa grande folie, se devine impuissant, observateur privilégié d’un espace trop rarement chaotique. Puisqu’il lui est impossible de faire plier la course par la seule volonté de ses songes, il accepte cette société du doute qui se reconstitue chaque jour dans le miracle du Tour, mais tente toujours d’en déchiffrer sa philosophie. Avouons que la relation vérité-mensonge y reste obscure. Si un coureur dit le faux sans vouloir tromper, en pensant dire une réalité, est-ce vraiment un mensonge ? Et le vrai mensonge ne suppose-t-il pas l'intention de tromper, quitte à dire une certaine réalité ? Contador aurait dû le savoir : une parole qui témoigne a toujours partie liée avec la possibilité au moins de la fiction et du parjure. La preuve. Nous avons appris hier que le sprinter Alessandro Petacchi (Lampre) avait lui-même annoncé qu’il était l’objet d'une enquête depuis le 12 juillet dernier sur des pratiques dopantes présumées, en Italie. La direction du Tour n’en aurait rien su jusque-là. L’art du mentir-vrai n’est plus ce qu’il était.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]
 
(A plus tard...)

6 commentaires:

Pascal a dit…

Jean-Emmanuel,tu nous parles toujours du cyclisme avec des mots (maux) que les autres journalistes n'osent employer, étant aux ordres de l'UCI. Continues comme ça,et grace à toi,des néophites pourront s'interesser au vélo.
As-tu remarqué que France Télévision nous montre tous les jours des images de la propagande des sarkozistes de la FNSEA,et qu'ils ont encore une fois escamoté les drapeaux de la CGT? Pascal

Vanin a dit…

c'est toujours un plaisir de vous lire quel que soit le sujet. Merci de votre présence quotidienne elle m'est indispensable par ces temps de triste propagande.

Anonyme a dit…

Que dire de plus que ce qui vient d'être mentionné par les autres internautes: merveille d'écriture, d'intelligence et d'humour décalé. JED est un grand journaliste, comme il n'y en a plus beaucoup dans ce métier. Un bonheur. Presque un miracle.
Jean-Michel

Anonyme a dit…

Oui. Un miracle.

Anonyme a dit…

Je trouve quand même que les journalistes en font beaucoup sur le duel entre le "méchant" Contador en face du "gentil" Schleck.

Selon moi, la victoire d'un Andy Schleck serait assez scandaleuse, aprés la mascarade de Spa. Normalement, Schleck ne vevrait jamais être en mesure de gagner ce Tour de France, il aurait du l'avoir perdu dans les Ardennes..

Mais à force de vouloir se racheter une conduite, le cyclisme va finir par devenir un sport de cul-bénits. Pas le droit de bouger une oreille aprés crevaison d'un adversaire, pas le droit non plus aprés chute, pas plus aprés un incident mécanique...comme le dit Cadel Evans " Si Contador crève dans le chrono de samedi, est-ce que Schleck va attendre ??"

Le contre de Contador aprés la faute de Schleck ( car il a bien commis une faute technique ), par rapport à l'histoire du Tour, c'est le monde des Teletubbies !! J'aurais été scandalisé qu'il attende encore Schleck, comme si, selon l'expression de Benoit Vaugrenard, "il fallait passer ce Tour à attendre les Saxo-Bank"..

Anquetil qui attaque Poulidor sur crevaison, Bobet et Géminiani qui lancent l'offensive aprés l'arrêt-pipi de Charly Gaul, Jeff Bernard flingué par Fignon et Mottet dans le Vercors aprés une autre crevaison, ça c'était du "sport" !!

Moi, j'aimerais bien que les "curés" du cyclisme soient aussi sévères pour condamner le cynisme et l'amoralité du monde économique et social dans lequel on évolue.

J'aimerais plus de bagarre et de coups tordus dans le Tour de France, comme en ce bon vieux temps que je n'ai pas connu ( ce n'est que du sport, aprés tout ), et beaucoup plus de morale, de justice et d'équité dans notre système économique et social.

Anonyme a dit…

Merci, Ducoin, merci. Que tu sois sérieux ou plus dans la nuance des choses, ou simplement informatif (notamment sur ce blog), c'est toujours un bonheur de lecture et ton engagement pour un cyclisme de qualité est une preuve pour nous tous que certains y croient vraiment. MER-CI !!! (Au passage, je conseille aux internautes ton dernier livre ''Il est mal vu de...'', qui est un véritable ovny à la lecture.
ALBERT C.