mardi 28 juin 2022

Des « efforts »…

Pouvoir d'achat : le gouvernement est aux abois et tente de renouer avec sa stratégie consistant à saupoudrer des mesures afin de montrer qu’il protège les Français. 

Alors que, dans les tréfonds du pays, une colère de moins en moins sourde se propage à la vitesse des fins de mois difficiles, voire impossibles, le gouvernement est aux abois et tente de renouer avec sa stratégie consistant à saupoudrer des mesures afin de montrer qu’il protège les Français. Mardi, nous avons donc appris que les fonctionnaires seraient augmentés de 3,5%, dès le 1er juillet. Dont acte. Comme on dit dans ces cas-là: il était temps! Après des années de disette et de gel du point d’indice, cette forme de «rattrapage» au minimum ne passera pas ­inaperçue parmi les personnels concernés, certes, mais reste très en deçà de la crise sociale et des besoins d’une nation désormais menacée dans tous ses équilibres fondamentaux…

Nous le savons, la «bataille» du pouvoir d’achat devrait alimenter la reprise des travaux parlementaires. Elle s’annonce épique. D’autant que l’Insee se veut formel: la terrible hausse des prix va se poursuivre à un rythme infernal, jusqu’à 7% prévus dès septembre! Énergie, alimentation, produits manufacturés, tout y passe. L’institut affirme par ailleurs que les remèdes envisagés par l’exécutif – prime Pepa, fonction publique, prime d’activité, etc. – n’amélioreront le revenu disponible des ménages que de 1 point seulement, ce qui sera bien inférieur à la réalité de la hausse des prix…

Pendant ce temps-là, l’indécence continue de sévir. Dans une tribune publiée dans le Journal du dimanche, les trois groupes EDF, Engie et TotalEnergies ont appelé les Français à réduire leur consommation d’énergie. Certains grands patrons ne manquent pas de toupet, singulièrement celui de Total, qui a distribué 16 milliards de dividendes l’année dernière, qui a augmenté son propre salaire de 52% en 2021, passant ainsi à 5,9 millions d’euros annuels, et qui ose demander à ses concitoyens de baisser le chauffage ou la climatisation dans les Ehpad cet été… Des «efforts», réclament-ils. On croit rêver. Pour mémoire, souvenons-nous que tous les superlatifs furent de rigueur pour qualifier l’année 2021 des sociétés du CAC 40. Records historiques des chiffres d’affaires, des résultats nets et des marges opérationnelles. Leurs profits ont rebondi de 85% et dépassé 150 milliards d’euros. Vous avez dit «crise»?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 29 juin 2022.]

vendredi 24 juin 2022

Digue(s)

La main tendue des macronistes aux lepénistes…

Désastre. Gaullistes, chiraquiens, séguinistes, transfuges du pseudo-socialisme vers les ors du pouvoir, macronistes sincères de la première heure, bref, républicains de droite comme de gauche: réveillez-vous, ils sont devenus fous! Cette semaine, pour des raisons qu’aucune raison de l’éthique politique n’expliquera ­jamais, la dernière marche de la normalisation de l’extrême droite a été allégrement franchie – piétinant au passage tous les principes qui furent, jadis, communs aux femmes et aux hommes de bonne volonté citoyenne. Actons donc la terrible réalité: la digue républicaine n’existe plus. Ni sur le terrain, du côté des électeurs ; ni dans les appareils de certains partis, jusqu’au sommet de l’État. Soyons honnêtes, jamais le bloc-noteur n’aurait imaginé devoir écrire semblable phrase un jour. Seulement voilà, à la faveur d’une élection sens dessus dessous, les faits sont têtus. Et le désastre moral considérable… La main tendue des macronistes aux lepénistes est un ­révélateur si puissant et affreux qu’elle ne se résume, hélas, pas au sentiment de peur panique qui gagne Mac Macron II en personne. Non, ce «moment» tragique pour notre démocratie symbolise, en une séquence courte de notre Histoire, la logique qui prévaut ­depuis trop longtemps.

Mensonges. Mac Macron II reste bel et bien l’homme du chaos permanent. Ce chaos durable dont il entrevoit lui-même les effets en cascade. Nous ne soulignerons jamais assez sa responsabilité dans l’essor du Rassemblement national (RN) depuis cinq ans. C’était son assurance-vie pour la réélection. Le prince-président a également joué avec le RN comme on joue avec le pire des feux, celui qu’on ne devrait jamais allumer: poussant la gauche à voter pour lui au second tour de la présidentielle afin de barrer la route à Fifille-la-voilà, mais refusant quelques semaines plus tard, aux législatives, d’appeler à voter pour la gauche unie quand celle-ci était en balance avec le RN. À force de jeter la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) et l’extrême droite dans le même sac, le monarque élu, capable de tous les mensonges, a contribué à brouiller les lignes sans imaginer que cela pourrait se retourner, aussi, contre lui. Le résultat est connu. Alors que la Nupes a réuni plus de 6 millions de voix, contre seulement 3 millions au RN, les candidats d’extrême droite ont pourtant remporté 55% des duels avec la gauche. Au passage, notons qu’il n’aura manqué au total que 16.000 voix dans le pays, entre les diverses circonscriptions, pour que la Nupes obtienne une majorité relative devant les macronistes. Effrayante mise en abîme.

République. Nous y voilà, à ce point de non-retour à la fois symbolique et concret. Puisque le pouvoir ne peut gouverner faute de LR, et pour ne pas dépendre du seul bon vouloir de la droite, la Macronie cherche du côté du Rassemblement national des accointances utiles. Après avoir siphonné durant cinq ans une grande partie de la gauche libérale, Mac Macron II a allumé l’autre étage de la fusée, vampirisant toute candidature à droite, ultra-droitisant tous ses choix, et, bien sûr, choisissant son adversaire, Fifille-la-voilà, quitte à lui baliser la voie, lui dresser un pont-levis. Au hasard d’un faux mouvement électoral, et désormais sans majorité absolue, les masques de la Macronie tombent. Ces beaux donneurs de leçons viennent de prouver qu’ils préfèrent les candidats du Rassemblement national quand l’occasion s’en présente. Cela ne vous rappelle rien? «Plutôt Hitler que le Front populaire», disaient certains de leurs aïeux durant l’étrange défaite. Le roi sans tête a perdu dans la ­bataille l’esprit de la France, celle des Lumières et de la grande Révolution. Rien d’étonnant en vérité. Sauf que, cette fois, la démocratie se trouve en péril, sinon la République elle-même. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 juin 2022.]

vendredi 17 juin 2022

Républicain(s)

L’odieux procès instruit par toute la Macronie.

Nupes. C’est depuis la Révolution française, et par là même la naissance de la République du peuple pour le peuple, que la visée universaliste de la France s’est installée dans notre grande Histoire – et non la pseudo-«permanence» innée d’une nation immuable et éternelle dont l’incarnation symbolique prendrait place à l’Élysée dans la posture spectrale du monarque-élu. Ainsi donc, tandis que se joueront dimanche le sort et l’à-venir de notre pays lors de l’élection la plus importante, celle des représentants à l’Assemblée nationale, un odieux procès en «antirépublicanisme» est instruit par toute la Macronie contre la Nupes. L’affaire nous apparaît tellement grotesque, hors de propos, que nous pourrions en rire. Mais l’heure des plaisanteries, alors que la gauche unie se trouve aux portes du pouvoir législatif, aurait quelque chose de déplacé sinon d’irréel. Que se passe-t-il du côté de la majorité présidentielle, pour que, à ce point, de Mac Macron II aux candidats putatifs d’Ensemble, la fébrilité et la peur se transforment en dramatisation à outrance du second tour jusqu’à convoquer «l’intérêt supérieur de la nation», comme l’a déclaré sur un tarmac le prince-président? Une vérité s’impose. Entre sueurs froides et panique généralisée, nous assistons à une désertion morale et éthique de la Macronie, plus radicalisée que jamais, contrainte de sortir l’ultime argument stratégique tout droit puisé dans le caniveau de la pensée: la diabolisation de la Nupes, par tous les moyens, même les plus abjects.

Stabilité. Donner des leçons de République aux héritiers de Jaurès: on aura tout vu, tout entendu. D’autant que les mots perdent leur sens, à laisser croire que le pays serait en proie à des antirépublicains partout. La tentation de la verticalité absolue se poursuit avec Mac Macron II, comme s’il disait «moi ou le chaos», lorsqu’il ose prononcer ces mots terribles: «Aucune voix ne doit manquer à la République.» Olivier Faure a eu raison de répliquer de la sorte: «Quelle outrance! Désormais, on est macroniste ou on est antirépublicain. À force de convoquer des arguments d’autorité de cette nature, les mots perdent leur sens.» Quant à Jean-Luc Mélenchon, atterré par cette séquence surréaliste qui consiste à expliquer qu’une « instabilité » viendrait d’une éventuelle victoire de la Nupes – celle d’un roi sans tête, peut-être? –, il a simplement expliqué: «Je sais où je vais. La stabilité politique dépend de la stabilité programmatique, et elle est chez nous. On va planifier le changement. » Et il a ajouté: «Ne permettez pas à ces gens de tenir le haut du pavé, notre pays en ressortira en lambeaux, nous seuls sommes capables de garantir l’unité.»

Traces. Du coup, le pire s’est décliné mécaniquement dans toute la majorité présidentielle, au point d’entretenir la confusion concernant les candidats de Fifille-la-voilà, à juger «au cas par cas». La honte. Rendez-vous compte: ce jeudi, seuls six candidats LaREM sur 61 éliminés appelaient officiellement à voter pour la Nupes contre le RN. Doit-on redire que, entre partis républicains (précisément), la mobilisation contre l’extrême droite ne se négocie pas au gré des circonstances. La dérive atteint les sommets. Elle laissera des traces. Preuve que Mac Macron II ne tient plus rien dans sa majorité, citons au passage celui qui sauva l’honneur, Pap Ndiaye, qui interpella ainsi ses camarades du gouvernement: «Le combat contre l’extrême droite n’est pas un principe à géométrie variable.» Cette semaine, un quotidien national se distingua également, en écrivant: «Le parti de M. Macron ne peut appeler à faire barrage à l’extrême droite pour accéder ou se maintenir au pouvoir, puis ne pas s’appliquer à lui-même cet impératif, sauf à renier son identité et les valeurs qu’il prétend siennes. Dans le paysage mouvant de cet entre-deux-tours, cette clarification, et ce rejet sans ambiguïté de tout cynisme électoraliste, s’imposent sans délai.» Le bloc-noteur ne changerait pas une virgule. Il s’agissait pourtant d’un éditorial du Monde, signé Jérôme Fenoglio. À bon entendeur…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 juin 2022.]

vendredi 10 juin 2022

Songerie(s)

Une véritable révolution citoyenne démocratique?

Lignée. La politique, en République, vomit les tièdes et les demi-mesures. Ceux qui vécurent de près la dissolution de 1997, l’accord de gouvernement à gauche scellé en quelques jours, puis la victoire surprise face à la droite chiraquienne, en savent quelque chose. Jadis, nos prophètes de légende, sans prise sur l’événement, sublimaient le malheur passé ou à venir par le merveilleux et l’étalement du mystère dans le temps – souvent le temps-long. Là, nous avons prise sur l’événement! Ce dimanche 12 juin, nous y serons donc, à ce premier tour tant attendu des législatives qui, en quelque sorte, ne ressemble à aucun autre. Oublions un instant la disparition des arrière-mondes (encore que) et de la perception des longues durées (à voir), sans perdre de vue néanmoins que l’aventure de la Nupes ne vient pas de nulle part. Le bloc-noteur le rappelle souvent: nous avons de qui tenir et de quoi nous réjouir, puisque qu’une belle lignée nous pousse dans le dos! Pour le dire autrement, et aussi incroyable que cela puisse paraître : une majorité de gauche est bel et bien à portée de vote, accessible. Et nous ne rêvons pas…

Caricature. Dans nos songeries référencées et par mégarde altruistes – les flâneries des expérimentés sont parfois à contresens –, nous imaginons encore et encore: que celles et ceux qui décident dans les urnes soient saisis d’un retour sur image digne de l’Histoire et se mettent à reconsidérer le pouvoir qu’ils possèdent en vérité. Celui de renverser la table, ni plus ni moins. Et c’est le moment. Chacun est fils de son temps ; contemporains nous sommes. Et ce que réclame l’ici-et-maintenant nous dépasse. Parvenu à ce point de crise démocratique et institutionnelle, le peuple français doit regarder la vérité en face. Notre régime du monarque-élu se trouve à bout de souffle et, depuis l’arrivée par effraction de Mac Macron, puis l’élection de Mac Macron II, du haut de sa verticalité jupitérienne poussée jusqu’à la caricature, le sentiment de grave fracture entre le chef de l’État et les citoyens connaît une aggravation si inquiétante que tout retour en arrière semble impossible. La défiance croissante n’atteint plus seulement la posture de l’Élu, mais bel et bien «la» politique en général. D’où la question lancinante: la Ve République a-t-elle vécu? Nous connaissons la réponse. Dès lors, s’il ne fallait retenir qu’un seul argument pour élire un Parlement de gauche, imaginons un peu le scénario improbable. Le 19 juin au soir, Mac Macron II ne possède pas de majorité. De quoi s’agirait-il, sinon du coup de grâce précipité du cadre institutionnel actuel? Nous aurions à l’Élysée un roi sans tête. Et à l’Assemblée nationale un pouvoir capable de changer profondément la République… et la vie des gens. Le début d’une véritable révolution citoyenne démocratique.

Chimères. En sortant du chapeau son soi-disant «Conseil national de la refondation» (honte à la référence au CNR), censé revivifier la démocratie, Mac Macron II est comme passé aux aveux. Il reconnaît explicitement l’ampleur du problème. Car les Français veulent s’en mêler, participer, être des acteurs. Et, sans forcément en avoir pleine conscience, ils aspirent même à une nouvelle République sans laquelle rien – ou pas grand-chose – ne se réorganisera de fond en comble. Une victoire de la gauche et tout bascule. Primo: retour à la primauté du Parlement. Secundo: fin progressive du présidentialisme, au processus inévitable désormais. Deux tours de scrutin et tout devient possible. Espérer n’est pas toujours délirer. Quant aux chimères éventuelles, elles émergent et se concrétisent dans grandes heures à la Jean-Jacques Rousseau où «on laisse sa tête entièrement libre, et ses idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne».

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 juin 2022.]

vendredi 3 juin 2022

Atmosphère(s)

Mac Macron II, ou la métaphore de l'absent-présent.

Stratégie. Il apparaît, puis disparaît. Il parle, ne dit pas grand-chose. Il est présent, sans présence. Un peu fantomatique, comme en suspens… Mac Macron II ressemble à ce cliché déconcertant, dévoilé lundi 30 mai par sa photographe officielle, Soazig de La Moissonnière, sur lequel nous l’apercevons, seul, déambulant dans une rue de la capitale, en pleine nuit. L’instant aurait été capturé le 19 mai, aux alentours de minuit, rue de Rivoli. Le prince-président marche sur un passage piéton, visiblement en pleine conversation télé­phonique. Pas de gardes du corps dans le champ de vision, pas de véhicule officiel, juste quelques badauds qui ne le reconnaissent pas et n’imaginent pas une seconde qui est ce promeneur solitaire qu’ils viennent de croiser. Incroyable métaphore de l’absent-présent. Mais qu’on ne s’y trompe pas. La mise en scène, voulue et délivrée pour qu’elle soit commentée, s’apparente à une mise en abyme aussi singulière qu’inquiétante. Elle signifie surtout une stratégie politique éminemment réfléchie: comme avant la présidentielle, Mac Macron II laisse filer le temps et retarde ses annonces de «réformes» pour soi-disant remettre la société en mouvement, laissant ainsi peu de prises aux oppositions avant les législatives. Selon le Monde, qui résume assez bien cette situation d’«atmosphère gazeuse», l’homme « surgit souvent là où on ne l’attend pas», mais «il arrive aussi qu’on attende le chef de l’État et qu’il ne surgisse pas»

Au-dessous. Voilà plus d’un mois que le prince-président a été réélu et le pays est tenu en haleine sur le sens qui sera donné à ce second quinquennat – qui n’a pas démarré. Le 16 avril dernier, à Marseille, il affirmait pourtant: «Je n’ai aucune envie de faire cinq ans de plus. Non, je ne veux pas les faire en plus, je veux complètement refonder. Je veux que ce soient cinq années de renouvellement complet.» Le casting pour y parvenir, nous le connaissons. Du recyclage de ministres. Quant à la première, Élisabeth Borne, pire que désolante, cette nomination était prévisible, donc sans effet. «C’est presque du jamais-vu, commente Frédéric Dabi, directeur de l’Ifop. Il n’y a pas de message passé par le gouvernement. Il n’y a pas d’action susceptible de créer de la mobilisation. On est dans une impression de “beurre mou’’.» À l’évidence, il doit savoir où il compte aller, mais il se garde bien de l’évoquer clairement. Selon Jean-Luc Mélenchon en personne, cité par le Monde, Mac Macron II «est au-dessous de la main dans ce qu’il entreprend». Et le candidat à Matignon d’ajouter: «Il donne le sentiment de ne pas être vraiment là. Il y a peut-être de l’épuisement (lié à la campagne présidentielle) et de la sidération car rien ne fonctionne, comme nous (la gauche) en 1983. Tout le monde a une couche de terreau, pas deux. Peut-être ne s’attendait-il pas à tomber sur un os comme moi!»

Méthode. Si ce climat à la fois filandreux et imprécis reste probablement la meilleure tactique pour assurer une majorité présidentielle au Parlement, Mac Macron II a bien sûr compris qu’il n’avait pas le droit à l’erreur lors de ce scrutin fondamental. Le député LaREM Gilles Le Gendre ne cache d’ailleurs pas les réelles intentions: «Il y a une pression, les gens veulent de l’action. ​​​​​​​Le ressort n’est pas cassé. Après les élections, en juillet, viendra la mise en œuvre d’une feuille de route radicale et profonde, et là, ce sera le tapis de bombes.» Vous avez bien lu… Mac Macron II a promis une «méthode nouvelle», d’autant qu’il a beaucoup à se faire pardonner après cinq années durant lesquelles il a incarné jusqu’à l’absurde une verticalité du pouvoir aussi inefficace que mortifère, plus «prince» que «président». Seul moyen d’éviter le «tapis de bombes», élire une majorité de gauche les 12 et 19 juin. Au moins, ce serait conforme au souhait des Français, qui espèrent majoritairement que l’élu «ne dispose pas d’une majorité»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 juin 2022.]

mercredi 1 juin 2022

Déconstruction(s)

«Déconstruire», pour Jacques Derrida, n’est pas détruire.

Détournement. Ci-devant, le bloc-noteur en colère, quoique passablement prêt à en découdre… Sans doute avez-vous remarqué que, depuis de nombreuses années, un verbe fourre-tout revient en boucle dans le langage politique, essentiellement du côté de la droite identitaire et des pétainistes de toutes tendances: «déconstruire». Avec, cela va sans dire, la référence explicite à l’inventeur du concept, Jacques Derrida, accusé avec tant d’autres (Bourdieu, Foucault…) d’avoir participé à la radicalisation de la pensée philosophique – donc politique – en remettant en question la phénoménologie et la métaphysique traditionnelle instaurant une nouvelle manière de penser les sciences humaines et sociales. Par un détournement de sens absolument volontaire, nous entendons à longueur de discours ou de déclarations: «Ils déconstruisent la France», «ils veulent déconstruire notre pays», «ils déconstruisent notre histoire», sous-entendu «la France ne sera bientôt plus la France» et le responsable, l’unique coupable, le voici: le fameux verbe «déconstruire».

Structure. L’absurdité des ignorants volontaires n’ayant pas de limites, un premier rappel s’impose, d’autant qu’il n’est pas sans rapport avec le point de départ de l’œuvre du philosophe, à savoir la critique de la linguistique et de la place dominante qu’elle occupait, jadis (toujours?), dans le champ des sciences humaines. Car la déconstruction, dans l’acception derridienne, ne signifie en aucun cas «destruction». Explication. Utilisé par Jacques Derrida pour la première fois en 1967 dans De la grammatologie (Éditions de Minuit), le terme «déconstruction» est emprunté à l’architecture, signifiant, à gros traits, déposition ou décomposition d’une structure. Dans sa définition stricte, il renvoie à un travail de la pensée inconsciente («ça se déconstruit») qui consiste à défaire sans jamais le détruire un système de pensée hégémonique ou dominant. Dans De quoi demain… (Fayard Galilée, 2001), l’historienne Élisabeth Roudinesco, dans un dialogue fascinant avec le philosophe, expliquait notamment: «Déconstruire, c’est en quelque sorte résister à la tyrannie de l’Un, du logos, de la métaphysique (occidentale) dans la langue même où elle s’énonce, avec l’aide du matériau même que l’on déplace, que l’on fait bouger à des fins de reconstructions mouvantes.» Et elle ajoutait: «La déconstruction, c’est “ce qui arrive”, ce dont on ne sait pas s’il arrivera à destination, etc.»

Constructum. Croyez-le ou non, bientôt dix-huit ans après sa disparition, Jacques Derrida n’est pas mort. Et il dérange toujours autant, jusqu’à la malversation de ses concepts. En vérité, ce que l’Absent continue de nous transmettre ne semble pas s’atténuer et, au contraire, se renforce, se gonfle à chaque lecture, témoin et maître, lequel, par une cinquantaine de livres, parcourut l’acuité du penser indissociable d’une écriture prodigieuse. Derrida en philosophe absolu, mais aussi en écrivain total, moins hermétique qu’annoncé. Vénéré aux États-Unis, il a en effet marqué tous les domaines, de la philosophie à la littérature, où rien n’est produit qui n’ait été connu et interprété par lui de façon inédite et réinventée. Sans parler bien sûr de la célèbre «déconstruction», dont le nom même vulgarisé dans le monde entier (il est le philosophe français le plus lu et traduit) a fini par noyer l’exigence du primat de sa définition. À toutes fins utiles, Jacques Derrida le démontrait par ces mots: «Il s’agit par là d’analyser quelque chose qui est construit. Donc, pas naturel. Une culture, une institution, un texte littéraire, un système d’interprétation des valeurs. En somme un “constructum”. Déconstruire n’est pas détruire. Ce n’est pas une démarche négative, mais une analyse généalogique d’une structure construite que l’on veut désédimenter.» Et il précisait: «La déconstruction s’attaque aussi à l’idée de critique elle-même. (…) Bref, la déconstruction n’est pas réductible à la critique. Elle n’est pas négative, c’est une pensée du oui affirmative, dans la grande tradition nietzschéenne.» Un conseil: toujours se référer à la source.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 mai 2022.]