mardi 29 novembre 2022

Déconfinement

En Chine, la colère se déconfine...

Pékin, Shanghai, Ürümqi, Nankin, Canton, Zhengzhou, Wuhan, Chengdu, Chongqing… Depuis quelques jours, des dizaines de milliers de personnes participent à des manifestations en Chine, malgré les risques encourus qui peuvent se solder par des peines de prison à vie. S’il ne s’agit que d’un mouvement parcellaire – pas coordonné mais simultané –, le simple fait d’en signifier l’émergence à défaut de son ampleur témoigne d’une espèce de moment « protohistorique » dont il faut bien se garder de pronostiquer la suite. À l’échelle du pays, ne caricaturons pas. Grèves et protestations s’avèrent moins rares que ce que nous avons coutume de croire, vu de chez nous. Néanmoins, ces rassemblements inédits depuis Tian’anmen en 1989 disent quelque chose du « symptôme » chinois. Preuve, l’émergence de slogans contre le président Xi Jinping et le Parti communiste chinois (PCC) : « Xi Jinping, démission », « Halte à la présidence à vie », « On n’a pas besoin de tests mais de liberté », « Rendez-nous le cinéma, halte à la censure » ! Qui eût cru possible que des Chinois courageux en viennent à brandir des feuilles de papier blanc, tenues à bout de bras dans les rues, symboles d’une population qui ne peut pas toujours écrire ce qu’elle a sur le cœur mais n’en pense pas moins ?

La gestion du « zéro Covid » est aussi passée par là, dans un pays où la peur endémique des épidémies ne date pas de 2019. Notons, au passage, que la levée des restrictions dans de nombreuses provinces a provoqué une flambée de nouveaux cas. Des quantités certes négligeables, comparées au 1,4 milliard d’habitants. Sauf que la sous-vaccination des personnes âgées et le manque d’efficacité des vaccins nationaux incitent les autorités à la prudence, tandis que 230 milliards d’euros ont été dépensés en faveur de la politique des tests… D’autant qu’un changement de paradigme est peut-être en cours. Les colères du « zéro Covid », additionnées aux ras-le-bol préexistants, semblent toucher toutes les catégories sociales, que ce soit les classes moyennes des grandes mégalopoles, incarnées par les jeunes, ou les ouvriers des campagnes et des usines, comme à Foxconn. Incontestablement une nouveauté, même si la contestation du pouvoir reste, à ce jour, très embryonnaire.

[Editorial publié dans l'Humanité du 29 novembre 2022.]

Ballon(s)

Une autre histoire de France… en crampons.

Révélateurs. Le football, continent mémoriel aussi vaste qu’une Histoire des hommes presque bicentenaire, ne parle pas que de sport, de buts ou de dribbles. Il dessine aussi, avec une profondeur de champ assez phénoménale, les portraits intimes et collectifs de joueurs qui épousent, souvent, une forme de récit national. Alors que les matchs se poursuivent au Qatar, et dans l’attente que cette infamie s’achève, le bloc-noteur propose un fabuleux pas de côté, sinon un contre-pied, avec la lecture fascinante d’Une histoire de France en crampons (éditions du Détour). L’auteur, désormais connu des lecteurs de l’Humanité, s’appelle François da Rocha Carneiro, docteur en histoire contemporaine à l’université d’Artois. Grâce à lui, puisqu’il en eut l’idée originale, nous avons réalisé notre hors-série intitulé Une histoire populaire des Bleus (en vente depuis début novembre). François da Rocha Carneiro, qui ne fait pas les choses à moitié, a sélectionné 23 matchs internationaux entre 1908 et 2020, qu’il relate magistralement, tous révélateurs d’enjeux politiques et sociaux. Nous y voilà.

Document. Celui qui résume le mieux l’intensité du propos n’est autre que l’historien Patrick Boucheron, préfacier prestigieux de ce livre : « En historien averti des enjeux politiques de sa discipline, François da Rocha Carneiro excelle à faire de chaque récit de match une belle leçon d’histoire générale. À le lire, on comprendra donc beaucoup sur l’histoire de France, de ses régions, de ses passions, de ses horizons. » Et il ajoute, élogieux : « Indemne de toute nostalgie, son écriture de l’histoire ne cesse au contraire de relancer l’enthousiasme d’un regardeur de match qui ne conçoit pas son métier d’historien autrement que comme un art du récit. » François da Rocha Carneiro l’exprime à sa manière : « Nous sommes des esprits, des âmes, mais aussi des corps. Et ces corps-là, que l’on admire sur des terrains, disent quelque chose d’un pays. Un match nous informe par les hommes qui le composent, l’adversité proposée… C’est un document comme un autre pour écrire des histoires de France. Tout ce qui forge la trame de la vie collective d’une communauté. »

Héritiers. Par ses choix, le livre nous permet de comprendre une certaine « permanence » autour de notre équipe nationale. Tout resurgit, la passion populaire plus ou moins fluctuante, la place prépondérante de la presse écrite au XXe siècle, sans rien omettre, bien sûr, des interrogations et autres errements sur les origines des joueurs – thématique aussi vieille que le ballon rond lui-même. Les héritiers de l’immigration que furent les « Polaks » ou les « Ritals », puis les Africains du Nord, sans oublier le choc politique que constitua le départ, en 1958, des joueurs algériens de l’équipe de France, qui décidèrent de rejoindre le FLN en pleine guerre d’indépendance (gloire à eux !). Tous ces faits nous rappellent combien les polémiques très contemporaines sur une soi-disant « ascendance africaine » des footballeurs français puent toujours le racisme et la haine de classe. François da Rocha Carneiro ne néglige rien. Ni la place, peu fréquente, laissée aux mouvements sociaux, au temps du Front populaire (1936) comme à Knysna (2010) ; ni la complexité des relations internationales dans le chaos des guerres, des fascismes et du nazisme ; ni les attentats de novembre 2015, dont un au Stade de France ; ni l’épidémie de Covid. L’auteur le répète : « L’Histoire donne une autre dimension au présent, révèle une profondeur du temps. C’est valable pour un match de football, pour un hors-jeu qui est sifflé, ou un schéma tactique ! » Ainsi pourrait-on évoquer une sorte d’« historicisation du temps sportif », ce qui permet d’entrevoir, derrière la face visible, une réalité bien plus complexe. Du grand art.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 novembre 2022.]

vendredi 18 novembre 2022

Ambiguïtés

Le Qatar coche toutes les cases de l’infamie.

Scandale. Le « quoique » résonne souvent comme un « parce que ». Et nos réactions raisonnées au choc émotif, fort salutaires en elles-mêmes, ne savent pas toujours cacher nos ambiguïtés. Ainsi en est-il de cette maudite Coupe du monde de football qui débute ce dimanche, au Qatar. En général, et en toutes circonstances, le bloc-noteur s’emploie à exalter la passion populaire, qu’il défend et honore en tant que genre. Cette fois, nous nous en dispenserons. Même si, comme pour beaucoup, une question reste ouverte, celle de savoir s’il va être « éthiquement » possible de regarder quelques matchs. Car, autant le clamer haut et fort : cette grand-messe vécue en mondovision, que des milliards d’amoureux attendent toujours, ne sera pas, cette fois, la grande fête populaire qui rassemble les peuples. À tel point que l’Humanité a décidé de placer ce Mondial sous une bannière évidente : « Qatar 2022, plus jamais ! » De la désignation à l’organisation, en passant par les milliers de morts sur les chantiers ou les atteintes aux droits humains, tout pue le scandale. Le Qatar coche en effet toutes les cases de l’infamie. Personne, pas même les joueurs qui s’y trouvent, ne pourra dire qu’il ne savait pas que ce désastre aurait lieu…

Réalité. Dès lors, nous voici donc devant ce que nous pourrions appeler « un éloge impossible ». À la manière de Roland Barthes, la « métaphore du stade » n’a plus de saveur, même soumise à la nécessité épique de l’épreuve, à son indéfectible incertitude, au vertige des hommes se disputant jusqu’à la sueur une parcelle de terrain réglementée. Au stade suprême du capitalisme, lorsque la nouvelle religion ultralibérale aura épuisé son pouvoir liturgique, peut-être ne subsistera-t-il que deux passions populaires sacralisées qu’aucune révolution humaine n’aura pu renverser: le foot et la télé. À l’heure de l’hyperspectacularisation des théâtres sportifs, diffusés partout et scénarisés à outrance, admettons que le sport a définitivement cessé d’être ce terrain d’expérimentation du néocapitalisme qu’il était encore dans les années 1980. En ce XXIe siècle, il est tout simplement devenu l’un des cœurs névralgiques de la globalisation à marche forcée. Le bien-être moral, physique et collectif des individus s’est progressivement effacé derrière la musculation des entreprises et la consolidation des investissements financiers. Voilà la réalité du monde dont on nous dit aujourd’hui qu’il est achevé, hermétique, organisé une fois pour toutes, fût-ce sur des tas de cadavres. La logique commerciale du monde des affaires a imposé ses exigences. Le sport demeure une valeur sûre. En tant qu’activité économique, il connaît des taux de croissance dignes de ceux de la Chine, de 10 à 15 % l’an. Il est même passé, dans notre pays, de 0,5 % du PIB à la fin des années 1970, à plus de 2,5 % en 2020 ! Le mode de « régulation » du sport, livré à une espèce de productivisme des marchés, pousse donc à tous les excès, à tous les fourvoiements.

Insulte. Chacun se retrouve face à sa conscience. Téléviseur allumé ou éteint ? En attendant, nous avons toutes les raisons de nous détourner de ce spectacle outrageant de puissance communicative, penser qu’il n’est plus qu’un théâtre désenchanté, l’antre piétiné d’une humanité de contrebande hantée par la légende mythifiée de héros de pacotille transformés en truqueurs survitaminés et en Picsous sponsorisés et mieux payés que les patrons du CAC 40. La bataille pour l’avènement d’un sport populaire n’est évidemment pas perdue. Mais le Qatar insulte l’à-venir. Le légendaire entraîneur de Liverpool, Bill Shankly, répétait souvent : « Le véritable socialisme, c’est celui dans lequel chacun travaille pour tous les autres et où la récompense finale est partagée équitablement entre tous. C’est ainsi que je vois le football et c’est ainsi que je vois la vie. » Durant un mois, nous allons vivre tout le contraire… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 novembre 2022.]

mercredi 16 novembre 2022

Inhumanité

Ce jour-là, vingt-sept migrants furent repêchés, dont ceux de six femmes et d’une fillette. Il n’y eut que deux survivants.

Certains récits ravagent les esprits… Alors que les trois semaines d’errance du navire de secours Ocean Viking, en Méditerranée, sont encore dans tous les esprits en tant que révélateur du désastre européen des politiques migratoires, les révélations du Monde – insupportables – sur les conditions du naufrage d’une embarcation de fortune transportant des migrants, survenu le 24 novembre 2021 dans la Manche, nous laissent sans voix et provoquent un profond sentiment de honte et de colère. Les faits s’avèrent terribles, puisque les investigations sur ce drame, un an après l’ouverture d’une information judiciaire, révèlent qu’au moment où la tragédie se produisait les occupants du bateau ont appelé à de très nombreuses reprises les secours français. La divulgation des communications en atteste : malgré les cris et les pleurs, audibles sur les enregistrements, aucun moyen de sauvetage n’a été envoyé…

Ce jour-là, vingt-sept corps furent repêchés, dont ceux de six femmes et d’une fillette. Il n’y eut que deux survivants, pour ce qui reste le naufrage le plus grave depuis que des migrants entreprennent de rejoindre l’Angleterre à bord de canots pneumatiques. La localisation exacte du bateau avait d’ailleurs été communiquée dans la nuit, à deux reprises, au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) du Gris-Nez (Pas-de-Calais), composé de militaires et sous l’autorité du préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Pourtant, en toute inhumanité, le Cross n’enverra aucun moyen de sauvetage et se contentera de saisir le centre de coordination des secours anglais, à Douvres. Pire, une opératrice du Cross a même menti aux occupants en leur disant de garder leur calme et que les secours arrivaient… Cynisme absolu.

Cette sordide histoire, qui s’apparente à un délit majeur de non-assistance à personnes en danger, s’est déroulée en France, et toute une chaîne de commandement a fermé les yeux jusqu’à provoquer l’irréparable, la mort d’êtres humains. Depuis ces révélations, nous sommes frappés par le silence assourdissant des autorités, de l’exécutif… et de la plupart des médias dominants. Comme la marque infâme d’une banalisation poussée à l’extrême.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 16 novembre 2022.]

lundi 7 novembre 2022

Laminoirs

Un Français sur quatre déclare être en «situation précaire».

Il arrive parfois, hélas, dans la vie de nos sociétés, que les informations les plus essentielles passent à peu près inaperçues, comme ensevelies sous le flot ronflant et tragique d’une actualité sens dessus dessous. Alors que nous traversons toutes les crises cumulées (climatiques, énergétiques, alimentaires, guerrières, sociales, politiques, etc.), une étude réalisée par l’institut Ipsos pour le Secours populaire français, révélée en fin de semaine dernière, nous annonce une catastrophe en cours, là, sous nos yeux, et tend sur la France un miroir cruel: un Français sur quatre (27%) déclare être en «situation précaire».

Vous avez bien lu. Dans les tréfonds du pays, comme une traînée de poudre en voie d’explosion sociale à la manière d’un incendie incontrôlable, les fins de mois difficiles deviennent impossibles, ni plus ni moins, et fonctionnent massivement comme autant de laminoirs qui ruinent l’existence des familles et obscurcissent toutes perspectives. Prenons bien la mesure de ce qui se trame au cœur de la sixième puissance mondiale: 75% des parents renoncent aux loisirs, 42% se privent de nourriture pour tenter d’«offrir de bonnes conditions de vie» à leurs enfants quand 33% affirment ne pas être en mesure d’avoir une alimentation variée, tandis que 34% renoncent à se soigner malgré des problèmes de santé. Terrifiants aveux…

En 2022, entre 3,5 et 10 millions de personnes se trouvent dans cette situation. Combien en 2023? Et dans les années futures? Derrière les chiffres, l’insupportable réalité des inégalités stratosphériques. Car, pendant ce temps-là, les faits sont têtus et rien ne se passera sans des taxations d’exception, dans un premier temps, puis une redistribution et une répartition des richesses, à long terme, sans oublier une refonte globale du système fiscal. À l’image du contexte mondial grâce auquel les milliardaires ont pullulé depuis la crise de 2008 et pendant la pandémie de Covid 19, notons que, en France, les 500 plus grandes fortunes sont passées à elles seules entre 2010 et 2021 de 200 milliards à 1 000 milliards, soit de 10 % du PIB national à près de 50 % du PIB, deux fois plus que tout ce que possèdent les 50 % les plus pauvres! La cruauté des statistiques dit souvent l’inhumanité et l’indécence des puissants.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 novembre 2022.]

vendredi 4 novembre 2022

Miroir(s)

Le magistral roman de Gérard Mordillat, sur les traces du suaire…

Vertigineux. Trois époques (XIVe, XIXe et XXIe siècle), trois femmes aux prénoms voisins (Lucie, Lucia, Lucy), trois pays, deux mille ans d’histoire et une seule et même énigme: le suaire de Turin. Avec son dernier roman, Ecce Homo (éd. Albin Michel), l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat signe l’un de ses plus éblouissants récits en tant que genre. Le bloc-noteur ne le cachera pas d’emblée: voici une œuvre magistrale qui prend déjà place dans la grande bibliothèque des Illustres. «Depuis trente ans, le suaire ne m’a jamais quitté, explique l’auteur. Son image traverse mes films comme mes livres. Mon intérêt vient de très loin : d’un projet cinématographique à la fin des années 1980, de la lecture du livre d’Ulysse Chevalier, Étude critique sur l’origine du saint suaire de Lirey-Chambéry-Turin (Paris, Picard, 1900) et de tous les travaux sur la littérature chrétienne et musulmane que nous avons réalisés avec Jérôme Prieur…» Au centre de la cible de ce texte vertigineux, qui emprunte tous les attributs de l’art romanesque en puisant dans la chair du réel absolu, nous trouvons comme la définition ultime de l’alliage entre l’image et le texte, tels des siamois. Vingt-cinq ans après le choc que constitua Corpus Christi, série documentaire devenue culte avant de devenir publications, Gérard Mordillat s’attaque non pas à «l’image du Christ» mais à l’image de Jésus. «Le Christ n’est pas une personne, c’est un titre, rappelle-t-il. Les synoptiques (Marc, Matthieu, Luc) donnent une version différente de la crucifixion selon Jean, et seulement dans ce dernier évangile. Et il ne faudrait suivre que celui-là?»

Œuvre. Que les choses soient claires, Ecce Homo porte un point de vue d’Histoire – avec sa H tranchante. Sachant que nous ne disposons d’aucune description physique de Jésus dans les Évangiles ni dans toute la littérature néotestamentaire, l’authenticité du suaire est scientifiquement contestée par les spécialistes, sans parler de l’Église, qui ne l’a jamais reconnu et a même mis fin à la polémique en 1987, à la demande du Vatican, en ordonnant des tests au carbone 14. Conclusion : les sources historiques furent confirmées. En conséquence, nous pouvons admettre que le suaire ne constitue pas un « faux », mais une œuvre peinte au XIVe siècle. Comme le signifie Gérard Mordillat: «Par sa rusticité, ses maladresses (la figure de dos est plus longue que celle de face de 14 centimètres), ses imprécisions (les bras et les doigts sont immenses), son hérésie latente (les mains sont croisées sur le pubis) le suaire devrait être exposé au musée de l’Art brut à Lausanne.» Et il ajoute: «Le suaire préfigure le cinéma! C’est une figure projetée sur un écran dans une pièce sombre dont l’entrée est payante. C’est le destin de cette image et de son utilisation subséquente qui m’intéresse depuis toujours. Image peinte, puis image photographiée, puis image cinématographiée. Bref, une image réinventée à chaque siècle.»

Vérité. Mais revenons au roman en question, puisque «la fiction est plus généreuse et souvent plus exacte que l’Histoire», comme le dit si bien Erri de Luca. Trois chapitres monumentaux scandent cette enquête à travers les âges, avec trois héroïnes féministes aux destins rudes et tragiques, dans un monde de domination masculine où l’Église – à ne pas confondre avec le christianisme – joue souvent le mauvais rôle. Lucie, la première (XIVe siècle), fut probablement la faussaire, la peintre du suaire, soumise au diktat d’un religieux fou de foi mais sans loi, à Lirey, en France. Lucia, la deuxième, croise le Turin de la fin du XIXe siècle, quand la ferveur envers le suaire confine à l’obscurantisme. Enfin, Lucy, jeune cinéaste d’un film précisément sur le suaire, traverse les États-Unis du nationalisme et des aveuglements du trumpisme. Le narrateur l’affirme: «La vérité n’était qu’apparence, illusion.» Et Lucy, vers la fin du roman, clôt l’affaire: «Couronnée de l’auréole du savoir, peinture, photo, cinéma, littérature, il n’y a pas de vérité univoque mais une multitude de vérités comme les éclats d’un miroir brisé sur le carrelage. Chacun s’accapare un fragment du vrai pour s’y découvrir en reflet. C’est subtil, c’est tortueux, c’est complexe.» Magnifique de bout en bout…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 novembre 2022.]

jeudi 3 novembre 2022

L'histoire de France des Bleus

Un hors-série exceptionnel de l'Humanité. De 1904 à 2022, nous retraçons de manière inédite les moments marquants de l'histoire de la sélection nationale, des grandes figures et du football français en général.  

Une autre histoire de France, ni plus ni moins… De 1904 à 2022, telle une trajectoire unique en son genre, jamais cette aventure du football de notre pays n’avait été racontée. En publiant un hors-série qui fera date, l’Humanité entend réparer cet oubli: 124 pages grand format, des centaines de photographies, une centaine d’articles, avec les contributions des meilleurs spécialistes du sujet, historiens, universitaires, auteurs, journalistes. Des origines à nos jours, ce travail collégial entend présenter cette épopée sous un angle inédit. Il s’agit non seulement de retracer les moments marquants de l’histoire des Bleus, mais aussi d’évoquer les grands dossiers du ballon rond qui surgissent au cours de ce long siècle, en plaçant au cœur de ces pages le joueur international au-delà de la fascination que peut provoquer une vedette populaire.

Rendons grâce à François da Rocha Carneiro, docteur en histoire contemporaine (Crehs, université d’Artois), qui débarqua un jour à la rédaction pour nous proposer ce projet un peu fou. L’idée originale lui revient, et ce ne fut pas un hasard. Auteur lui-même d’un formidable livre, Une histoire de France en crampons (éditions du Détour, 2022), récent lauréat du prix du document sportif, François nous a guidés sur le chemin de la connaissance approfondie, singulièrement celui qui remonte à la genèse du football français, au temps de l’amateurisme après la fondation du premier club sur le territoire, Le Havre Athletic Club, alors que le ballon rond commençait péniblement à se structurer. Où l’on apprend, par exemple, que la loi de 1901 sur la liberté d’association permit aux tout premiers clubs de disposer d’une assise juridique pour se développer, jusqu’à la création de la Fédération française, en 1919.

Guerres, grèves, colonisation, immigration : autant d’enjeux inséparables du spectacle des stades. Tant de victoires «fabuleuses», tant de défaites «mémorables» rythment les souvenirs collectifs de la France, tandis que les matchs et les trajectoires personnelles et intimes de nos Bleus écrivent, à leur façon, l’aventure intérieure d’un pays continuellement tourné vers l’universel. Qui se souvient de Pierre Chayriguès, plus jeune gardien de l’équipe de France de l’avant-professionnalisme? Qui a croisé le nom du sélectionneur Michel Simon, dirigeant zélé et intelligent, mort au front en 1915? Qui connaît encore Yvan Beck, le «Yougo», devenu français en 1933 durant la montée des fascismes, avant de s’engager dans la Résistance et les FTP?

Après l’avènement du monde professionnel, puis les soubresauts terrifiants de la Seconde Guerre mondiale, la suite est plus connue du grand public, lui-même devenu acteur essentiel de cette longue trajectoire « populaire et universelle », comme le relate Fabien Gay, le directeur de l’Humanité: «Si des sports ont des qualificatifs qui leur donnent un prestige (le noble art pour la boxe) ou que des compétitions rassemblent au-delà de leurs seuls amateurs, comme la Grande Boucle pour le Tour de France ou les jeux Olympiques et Paralympiques, c’est bien le football qui mérite de se voir apposer ces adjectifs.» Car nul autre sport n’est semblable, par son appropriation collective mais aussi par ses figures incontournables. Qu’aurait été le football français sans les « héritiers de l’immigration », les Larbi Ben Barek, Raymond Kopa, Michel Platini, Zinédine Zidane, Karim Benzema et tant et tant d’autres? Serions-nous qui nous sommes sans l’engagement contre le colonialisme et pour l’indépendance de l’Algérie, sans l’apport des footballeurs d’Afrique du Nord et l’incroyable histoire de la création, en 1958, de l’équipe nationale du FLN, ces «joueurs de la liberté» comme nous les nommons, les Mustapha Zitouni ou Rachid Mekhloufi?

De la première (1998) à la deuxième étoile (2018) accrochées pour toujours au maillot bleu, des emblématiques stades (Bauer à Saint-Ouen, Colombes, etc.) aux plus grands clubs qui marquèrent le XXe siècle (le Red Star, Reims, Saint-Étienne, etc.), en passant par les principaux de nos adversaires étrangers, les arbitres, le football féminin et le tournant des «années fric», ce hors-série relate dans le détail ces cent vingt années de péripéties et de récits qui ont nourri toutes les passions imaginables et inavouées, loin des folies et des ignominies du Qatar. Sans rien dévoiler, vous découvrirez également le « onze » de la rédaction de l’Humanité, qui ne ressemble à aucun autre, puisque chacun de nos sélectionnés porte un «fragment» de l’histoire du pays. Cette histoire en ampleur, en quelque sorte, que résuma un jour Éric Cantona: «Mon plus beau but? C’était une passe.» Cette philosophie est la nôtre.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 3 novembre 2022.]