mardi 29 novembre 2022

Ballon(s)

Une autre histoire de France… en crampons.

Révélateurs. Le football, continent mémoriel aussi vaste qu’une Histoire des hommes presque bicentenaire, ne parle pas que de sport, de buts ou de dribbles. Il dessine aussi, avec une profondeur de champ assez phénoménale, les portraits intimes et collectifs de joueurs qui épousent, souvent, une forme de récit national. Alors que les matchs se poursuivent au Qatar, et dans l’attente que cette infamie s’achève, le bloc-noteur propose un fabuleux pas de côté, sinon un contre-pied, avec la lecture fascinante d’Une histoire de France en crampons (éditions du Détour). L’auteur, désormais connu des lecteurs de l’Humanité, s’appelle François da Rocha Carneiro, docteur en histoire contemporaine à l’université d’Artois. Grâce à lui, puisqu’il en eut l’idée originale, nous avons réalisé notre hors-série intitulé Une histoire populaire des Bleus (en vente depuis début novembre). François da Rocha Carneiro, qui ne fait pas les choses à moitié, a sélectionné 23 matchs internationaux entre 1908 et 2020, qu’il relate magistralement, tous révélateurs d’enjeux politiques et sociaux. Nous y voilà.

Document. Celui qui résume le mieux l’intensité du propos n’est autre que l’historien Patrick Boucheron, préfacier prestigieux de ce livre : « En historien averti des enjeux politiques de sa discipline, François da Rocha Carneiro excelle à faire de chaque récit de match une belle leçon d’histoire générale. À le lire, on comprendra donc beaucoup sur l’histoire de France, de ses régions, de ses passions, de ses horizons. » Et il ajoute, élogieux : « Indemne de toute nostalgie, son écriture de l’histoire ne cesse au contraire de relancer l’enthousiasme d’un regardeur de match qui ne conçoit pas son métier d’historien autrement que comme un art du récit. » François da Rocha Carneiro l’exprime à sa manière : « Nous sommes des esprits, des âmes, mais aussi des corps. Et ces corps-là, que l’on admire sur des terrains, disent quelque chose d’un pays. Un match nous informe par les hommes qui le composent, l’adversité proposée… C’est un document comme un autre pour écrire des histoires de France. Tout ce qui forge la trame de la vie collective d’une communauté. »

Héritiers. Par ses choix, le livre nous permet de comprendre une certaine « permanence » autour de notre équipe nationale. Tout resurgit, la passion populaire plus ou moins fluctuante, la place prépondérante de la presse écrite au XXe siècle, sans rien omettre, bien sûr, des interrogations et autres errements sur les origines des joueurs – thématique aussi vieille que le ballon rond lui-même. Les héritiers de l’immigration que furent les « Polaks » ou les « Ritals », puis les Africains du Nord, sans oublier le choc politique que constitua le départ, en 1958, des joueurs algériens de l’équipe de France, qui décidèrent de rejoindre le FLN en pleine guerre d’indépendance (gloire à eux !). Tous ces faits nous rappellent combien les polémiques très contemporaines sur une soi-disant « ascendance africaine » des footballeurs français puent toujours le racisme et la haine de classe. François da Rocha Carneiro ne néglige rien. Ni la place, peu fréquente, laissée aux mouvements sociaux, au temps du Front populaire (1936) comme à Knysna (2010) ; ni la complexité des relations internationales dans le chaos des guerres, des fascismes et du nazisme ; ni les attentats de novembre 2015, dont un au Stade de France ; ni l’épidémie de Covid. L’auteur le répète : « L’Histoire donne une autre dimension au présent, révèle une profondeur du temps. C’est valable pour un match de football, pour un hors-jeu qui est sifflé, ou un schéma tactique ! » Ainsi pourrait-on évoquer une sorte d’« historicisation du temps sportif », ce qui permet d’entrevoir, derrière la face visible, une réalité bien plus complexe. Du grand art.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 novembre 2022.]

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