mercredi 30 mars 2022

Plaies sociales

Non, le scrutin ne se jouera pas autour de l’identité et de l’immigration, mais sur les questions sociales. 

À moins de deux semaines du premier tour de la présidentielle – période pendant laquelle habituellement les tendances se solidifient –, bornons-nous à prendre l’empreinte du paysage au plus près d’une certaine «réalité», juste de quoi retourner dans le «cercle de la raison». Si la campagne a démarré tardivement en raison de la crise sanitaire puis de la guerre en Ukraine, ce que la médiacratie dominante nous avait promis depuis six mois a depuis été essoré par les faits, comme si la dure vérité de la vie des Français avait repris le dessus. Non, le scrutin ne se jouera pas autour de l’identité et de l’immigration, ni à partir d’une vision d’exclusion adossée aux maudites thématiques nauséeuses d’une France rance et xénophobe, fantasmée et repliée sur elle-même.

Pouvoir d’achat, retraites, RSA, pauvreté, avenir industriel, énergie… En quelques semaines, comme cela était pourtant prévisible, tout a changé de paradigme. Loin des idioties et des immondices qui ont tourné en boucle, les grandes questions sociales sont bel et bien restées, dans le tréfonds des consciences populaires, les priorités des citoyens. Des priorités absolues.

Autant le dire, l’entrée par la petite porte d’Emmanuel Macron dans l’arène électorale n’a pas bousculé ce scénario, bien au contraire. La brutalité de ses réformes envisagées pour un nouveau quinquennat a confirmé cette clarification économique et sociale: à droite toute, régression à tous les étages! Dans cette nouvelle séquence d’une extrême brièveté d’ici au 10 avril, mais fondamentale, le débat se dispute désormais sur une tout autre orientation: celle des plaies sociales béantes qui menacent de disloquer celles et ceux qui promettent encore plus de sang et de larmes à un peuple déjà atomisé par la souffrance. Un moment potentiellement dangereux pour l’hôte de l’Élysée. «La marche triomphale qui s’esquissait il y a quinze jours semble plus chaotique», écrit dans sa dernière livraison la Fondation Jean-Jaurès à propos du président-candidat, avant d’ajouter : «Ce n’est pas encore un doute. Tout juste une ombre. Mais déjà l’ombre d’un doute.» Et ce doute ne concerne pas qu’Emmanuel Macron…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 30 mars 2022.]

vendredi 25 mars 2022

Séquence(s)

Mac Macron face au retour de la question sociale...

Cynisme. Au trentième jour de la guerre en Ukraine, tandis que le monde bascule dans l’inconnu avec la perspective de heurts inédits au XXIe siècle, nous voilà donc à seize jours du premier tour de la présidentielle. Jusque-là, nous aurions eu tort de reprocher à Mac Macron de s’occuper des hautes affaires internationales, dans un moment d’horreur et de morts. En toute lucidité, chacun a pu néanmoins constater qu’il a profité de cette situation extrême, d’une manière si évidente et assumée qu’elle s’apparentait à une forme de cynisme politique. Jouer de sa toute-puissance, laisser filer le temps, refuser toute confrontation et glisser passivement vers un succès annoncé. Seulement voilà, son entrée effective dans la bataille nationale a tout modifié. Depuis la présentation de son programme, un petit quelque chose dans l’air s’amoncelle comme des cumulus. Il porte une définition simple, à laquelle il n’échappera pas: le retour de la question sociale!

Abrasif. Au moins, les choses sont claires. En assumant l’option d’un projet social dur pour les cinq années qui viennent, Mac Macron reprend l’une de ses thématiques chéries de 2017. À l’époque, le futur élu parlait déjà des «peurs françaises». Dans son livre-programme Révolution (XO Éditions), en 2016, il se désolait de ces Français «recroquevillés sur (leurs) passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion». Il y percevait «une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements». Cinq ans après, la situation a empiré. Hallucinante perspective, celle de voir l’homme du passif et de l’échec nous rejouer le coup, sachant qu’il osa affirmer qu’«il nous faut réglementer notre système capitaliste et inventer un nouveau modèle». Sa philosophie? Elle se décline toujours dans les transformations à opérer au sein de la société, justifiant, par exemple, que le revenu de solidarité active soit versé en contrepartie de quinze à vingt heures d’activité ou que l’assurance-chômage soit moins généreuse en période de croissance. Émancipation par le travail (sic), donc, qui prend ses racines dans l’école. Pour que celle-ci s’adapte aux nouveaux besoins de la nation, le candidat assume un projet «abrasif», selon les mots d’un de ses proches cité par le Monde, visant à bousculer en profondeur le système éducatif. Quant à la réforme des retraites avortée en 2020, elle sera reprise, en fixant désormais l’âge de départ du travail à 65 ans. Travailler plus… pour travailler plus.

Crises. Le prince-président peut se prévaloir d’un bilan, un seul. Celui d’avoir déstabilisé la droite, après avoir siphonné le Parti socialiste. Le bloc-noteur rappelle que son objectif était évident: rester en tête à tête avec Fifille-la-voilà. Par la brutalité de ses réformes futures, y parviendra-t-il en promettant la régression sociale à tous les étages? Rien n’est moins sûr. Car le débat vient de changer d’orientation tout aussi brutalement. Nous entrons dans une nouvelle séquence, courte certes, mais dangereuse pour l’hôte de l’Élysée. Une question se pose: les électeurs auront-ils le temps et l’envie de se décider en fonction du contenu des réformes programmées par le favori du scrutin ? L’atonie de la campagne, avalée par l’actualité dramatique faite de bombes et de fureur, ne le garantit pas. Mais Mac Macron se retrouve dorénavant dans le «dur». Récemment, le candidat déclarait qu’il ne se souciait pas de l’image qu’il renvoyait. Keynésien ou libéral, de gauche ou de droite? «Je m’en fiche royalement, totalement, présidentiellement», avait-t-il lancé. Ce choix des mots, alors que des millions d’électeurs risquent de se déterminer in extremis. À l’heure des grandes crises, les Français souhaitent-ils vraiment une droitisation à outrance et la continuité du matraquage social, quand 61% d’entre eux rejettent ce programme, selon un sondage Elabe?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 mars 2022.]

samedi 19 mars 2022

Langage(s)

Les mots français sont immigrés ! 

Lumières. À l’heure des replis identitaires, de débats pestilentiels qui raniment le pétainisme jusque dans l’espace public et médiatique, sans parler, en ce moment même, du tri des réfugiés à nos frontières, une solidarité à géométrie variable (les Ukrainiens, oui, les autres…), Erik Orsenna nous invite à revisiter la grande histoire de notre langage commun: le français. Par la voie du conte, entamée avec le phénoménal succès de sa Grammaire est une chanson douce (Stock, 2001), l’académicien récidive brillamment en publiant les Mots immigrés (Stock), une œuvre d’utilité collective qui permet de plonger dans nos empreintes racinaires, tout en déconstruisant beaucoup d’idées reçues. Pour une telle ambition, Erik Orsenna admet qu’une partie du savoir lui manquait. Ainsi s’est-il adjoint les compétences d’un de nos plus grands linguistes, son ami de longue date Bernard Cerquiglini, qui lui a apporté ses lumières aussi judicieuses que malicieuses. Les deux hommes le clament d’ailleurs tranquillement, preuve à l’appui: «Les mots français sont immigrés!»

Grève. Ce livre, aux allures de conte philosophique (donc politique) à mettre devant tous les yeux d’adultes et d’adolescents, débute d’une bien singulière manière. Sous la forme d’une révolte, en direct à la télévision, un message s’affiche: «Puisque vous insultez les êtres humains venus d’ailleurs, nous, mots immigrés, avons, en signe de solidarité, décidé aujourd’hui de commencer une grève illimitée.» Voilà l’histoire que nous narre le duo Orsenna-Cerquiglini, tandis que chacun, confronté à cette grève incroyable, ouvrait désormais «la bouche pour, au sens strict, ne rien pouvoir dire!», sachant qu’un autre message informait: «Ne vous inquiétez pas! Il vous reste les mots de pure origine gauloise, par exemple boue, glaise, cervoise, tonneau, chemin, ruche, sapin…» Les arrêts de travail, nous connaissons. Mais les mots? Comment vivre sans eux, sans eux tous, quelle que soit leur origine? Par la contrainte et la démonstration de l’absurde, chemin faisant, les auteurs raconte l’essentiel de ce que nous ne savions pas. Au fil du récit, deux millénaires en arrière, nous croisons d’autres termes gaulois (glaive, chêne), romains et francs, mais aussi italiens (aquarelle, piano, spaghetti, moustache), sans oublier des mots arabes (sofa, échecs, guitare, alcool, chimie), anglais (club, vote, rail) et puis, bien sûr, des régionalismes. Autant le dire: un portrait de la France se dévoile magistralement. Celui d’une France linguistique et éminemment politique, héritière d’un métissage permanent et d’apports mutuels sans lesquels nous ne serions pas qui nous sommes…

Engagé. Erik Orsenna le déclare tranquillement au bloc-noteur: «Sans ces mots venus d’ailleurs, nous serions incapables de nous exprimer! Les mots étrangers sont de grands enrichissements, l’un de nos biens les plus précieux.» Et d’où proviennent ces enrichissements? «Des vagues d’immigration successives, répond-il. La langue française doit beaucoup plus aux mots arabes qu’aux mots gaulois: il y a 60 mots d’origine gauloise dans la langue française contre plusieurs centaines arabes. Nous pouvons dès lors parler de biodiversité de la langue.» Orsenna nous met toutefois en garde contre le «globish», qui englobe des anglicismes simplifiés souvent utilisés dans les jargons professionnels nés de la globalisation économique. Selon lui, le globish constituerait une menace pour l’évolution de notre langue, qui compte environ 60.000 mots, contre 1500 en anglais utilisés «pour faire du fric». Et il précise: «C’est comme être nourri par pilule alors qu’on a toutes les spécialités culinaires à disposition. Si un mot existe en français et qu’on le remplace par un autre du globish, les gens vont moins comprendre. Nous perdons en clarté.» Moralité: le langage n’est pas neutre, mais engagé.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 mars 2022.]

dimanche 13 mars 2022

Candidat fantôme

Emmanuel Macron fuit obstinément toute confrontation.

Il n’est certes pas responsable de la crise géopolitique, encore moins de cette sale guerre déclenchée par le maître du Kremlin qui menace les équilibres du monde par le fer et le feu, les morts et les destructions… Nous ne reprocherons pas à Emmanuel Macron de s’occuper des hautes affaires internationales, dans un moment d’horreur et de tensions inouïes. Néanmoins, quoi que nous en pensions, chacun peut constater froidement qu’il profite de cette situation extrême, d’une manière si évidente et assumée qu’elle finit par s’apparenter à une forme de cynisme politique.

Ces mots sont-ils exagérés, alors que les premiers pas du président sortant comme candidat confirment tout ce que nous redoutions? L’hôte de l’Élysée est là ; mais le candidat, lui, ressemble à un fantôme dont on parle, mais qui fuit obstinément toute confrontation, le moindre véritable débat, comme si la posture jupitérienne allait jusqu’à l’évitement de la démocratie. En refusant de descendre dans l’arène politique nationale, Emmanuel Macron rabaisse encore la posture de l’«homme d’État», égratignant au passage le grand rendez-vous républicain qui nous attend le 10 avril prochain.

Imaginez un peu: dans quatre semaines jour pour jour, nous connaîtrons les deux finalistes pour la fonction suprême, la campagne du second tour s’engagera. Et d’ici là, avançant masqué et s’adossant à la communication ciselée d’une mise en scène dramatisée, il y a tout lieu de penser qu’Emmanuel Macron laissera filer le calendrier à son plus grand profit – comme semblent le signifier les derniers sondages. En vérité, pourquoi sortirait-il de cette ambiguïté, lui qui, durant cinq ans, a surjoué la verticalité et l’exercice solitaire du pouvoir absolu, caricaturant à l’excès toutes les perversités de la Ve République?

Attention toutefois. À force de se voir et de susciter une forme d’indignation, cette stratégie du statu quo peut très vite se retourner… ou, hélas, se révéler mortifère à l’heure des grands choix. En toute dignité, un président ne devrait pas agir ainsi. Sauf à porter la responsabilité historique d’atomiser un peu plus la vie publique, la démocratie et la haute idée que nous nous faisons de la représentation nationale… 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 14 mars 2022.]

vendredi 11 mars 2022

Conséquence(s)

La sale guerre de Poutine redessine les équilibres géopolitiques.

Date. «Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles/Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu/Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus/Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille/Qu’un obus a coupé par le travers en deux.» Ainsi poétisait Louis Aragon, en 1956 (la Guerre, et ce qui s’ensuivit, in le Roman inachevé). Alors que le chaos du fer et du feu progresse et que les mots semblent impuissants à traduire notre sidération et nos colères conjuguées, voilà donc le retour de l’Histoire par sa face la plus tragique, capable de menacer tous les équilibres du monde. Nous vivons un point de bascule considérable, un tournant historique que certains jugent aussi important, sinon plus, que le 11 septembre 2001 en tant que modification en profondeur des paradigmes qui pourraient conduire l’Europe et bien des institutions à renouer avec le primat du politique. Les conséquences s’avèrent d’ores et déjà incalculables en vérité et susceptibles de bousculer les imaginaires, les représentations et sans doute les mentalités. La pandémie avait écrasé les corsets budgétaires ; la sale guerre de Poutine redessine les équilibres géopolitiques. À tel point que le 24 février 2022 restera une date charnière du XXIe siècle, tel le surgissement de l’événement imprévisible – et si prévisible pourtant.

Ampleur. Sinistre stratège, ce Poutine! L’homme fort du Kremlin, quels que soient ses buts de guerre et ses raisons héritées du passé, aura en effet réussi à obtenir, en un temps record et au prix de milliers de morts et de destructions épouvantables, des résultats à l’opposé de ce que nous pouvions imaginer, voire de ceux qui étaient à l’origine recherchés. A-t-il divisé l’Europe? Non. A-t-il éloigné l’Ukraine de l’UE? Non. A-t-il renforcé le sentiment «russe» sur les territoires conquis? Non. A-t-il tué dans l’œuf le nationalisme ukrainien? Non. A-t-il hâté la fin de l’Otan? Non. En quelques jours de guerre fratricide, Poutine a relancé les sirènes de l’atlantisme : comment, en pleine guerre, la France pourrait-elle désormais assumer de sortir de l’Otan et du commandement intégré? Le bloc-noteur lui-même l’admet: cette perspective est devenue caduque, au moins pour un temps long. Par ailleurs, Poutine voit donc sa Russie mise au ban de la communauté internationale, comme cela s’est rarement vu depuis la Seconde Guerre mondiale – et pour une durée impossible à maîtriser. Tôt ou tard, les sanctions économiques, par leur ampleur, porteront leurs fruits.

Désastre. Sous le fracas des bombes, que rien ne justifiera jamais, il devient presque difficile de réfléchir en toute sérénité pour trouver le chemin d’un cessez-le-feu et d’une paix durable, comme tente par exemple de le faire Dominique de Villepin, l’un de ceux qui appellent à la désescalade et rappellent l’engagement formel, en 1991, des pays occidentaux de ne pas étendre l’Otan «au-delà de l’Elbe», comme l’atteste un document exhumé des archives britanniques et récemment publié par Der Spiegel. Sommes-nous audibles, à parler encore et encore des genèses? Devant ce désastre absolu, seuls les marchands de mort se frottent les mains. À un détail près: eux non plus ne savent pas ce qu’il adviendra demain, dans quelques mois, quand un paysage politique et mental nouveau, dont nul ne soupçonnait la possibilité jusqu’alors, aura franchi une nouvelle ligne d’horizon. Par la brutalité extrême, le continent européen redécouvre le tragique de l’Histoire, mais aussi, paradoxalement, une idée de puissance politique, alors qu’il se rêvait en vaste supermarché insouciant et postnational. Fallait-il des morts pour en arriver là? Et Aragon, toujours: «Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit/Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places/Déjà le souvenir de vos amours s’efface/Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 mars 2022.]

jeudi 3 mars 2022

Neutralité(s)

Le sport russe au ban des nations : un moment d'histoire…

Historique. Quelques jours auront suffi pour que le sport russe se retrouve au ban des nations et que la pseudo-«neutralité» de ce monde si particulier reste, pour une fois, au vestiaire. Depuis quelques jours, beaucoup n’y voient qu’un «symbole», un «aspect secondaire» des sanctions tous azimuts qui frappent le pays de Poutine, depuis le déclenchement de sa sale guerre en Ukraine. Il n’en est rien, même si le bloc-noteur n’oublie pas que, pendant ce temps-là, l’épouvante se poursuit sur les théâtres d’opérations militaires, avec leur lot de pilonnages, avec leurs bombes, avec ce chaos de fer et de feu qui menace l’équilibre du monde entier et fauche des vies. Ne comparons donc pas ce qui ne saurait l’être. Néanmoins, en recommandant de mettre massivement à l’écart la Russie et la Biélorussie et leurs sportifs, le Comité international olympique (CIO) a décidé de s’engager dans une voie inédite, par laquelle se sont immédiatement engouffrées les instances du football, sport global. L’UEFA et la Fifa lui ont emboîté le pas, suivies par de nombreuses autres, dont l’athlétisme, sport roi de l’olympisme, et le patinage sur glace, spécialité russe. Franchement, qui aurait imaginé semblable cataclysme, voilà une semaine encore? D’autant que la Russie – déjà frappée de plein fouet par les affaires de dopage – a permis, ces dernières années, avec la Chine, de combler un manque de candidatures planétaires pour organiser de grands événements sportifs. Partant, ces conséquences s’avèrent d’une importance historique, capables de chambouler le sport mondial pour des décennies.

Peuples. Si les fédérations internationales sont aussi le fruit de la globalisation, traversées par de très nombreuses tensions politiques et/ou religieuses, elles s’alignaient toujours, plus ou moins, sur le plus faible dénominateur. Une sorte de tradition qui octroyait à «la politique d’apolitisme» un poste de non-instrumentalisation. Les temps ont changé. Non seulement les opinions sont elles aussi mondialisées, avec leur lot de «pressions», mais les fédérations, avec au sommet le CIO et la Fifa, se voient soumises, bien plus que jadis, aux regards des peuples et des instances onusiennes. Ne prenons qu’un exemple: la décision d’offrir la Coupe du monde au Qatar a laissé des traces… Vincent Duluc, dans l’Équipe, suggère sans détour: «Chacun sait que la Fifa et le CIO n’ont pas toujours été dans le camp de la démocratie, défilant joyeusement aux côtés de quelques dictateurs, avec un penchant régulier pour la lâcheté et la compromission.»

Valeurs. Qu’on réfléchisse à la portée historique du moment. Pour les amateurs de football, la prochaine soirée de Ligue des champions ne débutera pas par les notes devenues familières du Concerto pour piano n°1 de Tchaïkovski, véritable bande-son depuis 2012 du spot de Gazprom, sponsor officiel de la plus prestigieuse compétition européenne de clubs et dont l’État russe est l’actionnaire majoritaire, parfait exemple de soft power assumé et théorisé par ses dirigeants. L’UEFA a rompu «avec effet immédiat» son partenariat avec le géant du gaz. Les joueurs russes ne verront pas le Qatar et ses stades climatisés. Comme l’écrit Vincent Duluc: «Certes, l’urgence peut justifier que le sport oublie ses principes et sa place, ou qu’il les redéfinisse. Mais on peut également espérer que ce nouveau courage, remonté par capillarité du cœur vers la tête, le place enfin à la hauteur de ce qu’il représente, et qu’il ne l’oublie plus.» Le principe de neutralité était jusque-là une règle d’or vantée par Thomas Bach, le président du CIO: «Nous ne pouvons accomplir notre mission d’unification du monde que si les JO transcendent toutes les différences politiques. Pour parvenir à cette universalité, le CIO et les JO doivent être neutres sur le plan politique.» Cette doctrine s’étant effondrée, les nouveaux principes s’appliqueront-ils ailleurs, pour d’autres conflits, et dans des situations similaires, quand il ne s’agira pas seulement des «valeurs» occidentales?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 mars 2022.]

mercredi 2 mars 2022

UE : désescalade ou engrenage ?

L'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne serait une provocation inutile...

Avec le retour de l’Histoire, par sa face la plus tragique qui menace tous les équilibres du monde, l’Europe possède donc une place pour le moins singulière, qu’elle entend affirmer. Sera-t-elle à la hauteur de l’enjeu? En adoptant une aide de 450 millions d’euros pour financer l’envoi d’armes – pouvant inclure des avions de chasse – aux forces ukrainiennes afin de résister à l’agression russe, les Vingt-Sept ont brisé un tabou. Jamais auparavant l’UE ne s’était drapée d’une telle fonction. Ces revirements spectaculaires, européen et même allemand, auront des répercussions à long terme. Mais jusqu’où aller, sachant que ce terrifiant conflit ne se résoudra que par la diplomatie et la négociation, sauf à jeter l’humanité tout entière dans le gouffre absolu?

L’appel du président ukrainien, ce mardi, devant le Parlement de Bruxelles, a relancé l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’UE. Le sentiment européen de Volodymyr Zelensky et d’une grande partie du peuple ukrainien est compréhensible, sinon légitime. Mais, si l’UE devait intégrer l’Ukraine en son sein, en pleine guerre et dans le cadre d’une procédure expresse inédite, cela constituerait un pas en avant dans l’escalade, une décision contre-productive qui ne manquerait pas de rajouter de la confusion et de la provocation, en un temps où toutes les menaces pèsent. Les conséquences seraient dès lors bien différentes, sans parler du message politique. Comprenons bien : cette adhésion créerait une obligation juridique «d’aide et d’assistance» des pays membres envers l’Ukraine, comme le prévoit l’article 42, paragraphe 7, du traité de l’UE, donc l’entrée en scène de l’Otan…

Chacun l’a compris : les chemins de la diplomatie et d’un cessez-le-feu rapide paraissent bordés d’ombres à chaque crépuscule des jours qui passent. Si les sanctions économiques massives auront tôt ou tard des effets sur le pays de Poutine, portant leurs fruits pourris jusque dans les foyers de Russes, pendant ce temps-là, le drame se poursuit. Les pilonnages se multiplient, des bombes à fragmentation s’abattent sur certaines villes, et le chaos du fer et du feu progresse. L’Europe ne devrait-elle pas, de toute urgence, proposer la tenue d’une conférence réunissant l’ensemble du continent européen, soit une quarantaine de pays ? Comme pour accentuer la pression.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 2 mars 2022.]