lundi 25 juillet 2011

Le Tour 2011 annonce-t-il un à-venir meilleur ?

Avec la victoire de l’Australien Cadel Evans et trois semaines de réhumanisation sportive, les amoureux du Tour peuvent se réjouir. Les tricheurs sont harcelés. Les Français marquent les esprits. Et une certaine magie revient peu à peu…
Depuis les Champs-Elysées (Paris).
Rien n’obsède autant qu’une idée fixe. «Je me sens heureux et serein.» Cadel Evans (BMC) s’exprime si calmement qu’une part de sa substance semble enfouie en lui, comme si l’émotion se refusait aux rafales de l’événement. «J’ai consenti beaucoup d’efforts toute ma vie pour atteindre cet objectif.» La mâchoire au carré assaillie de respirations douces, les yeux clairs perdus en eux-mêmes, il affronte déjà cette amplitude singulière des hommes sortis de la pénombre. «Cela fait 21 ans que j’ai regardé le Tour de France pour la première fois, chez moi, en Australie.» Héros de toute une nation qui fête la mondialisation du vélo, sa modestie légendaire ne le quitte pourtant pas. «Le Tour, c’était un rêve d’adolescent, mais ce fut tout le temps un rêve d’adulte…» A 34 ans, un Australien à la maturité réconfortante donne à voir l’entr’aperçu d’un monde conquis, lui qu’on a tant et tant éreinté pour son attentisme et ses places d’honneur. En écrasant les frères Schleck (Leopard-Trek) dans l’ultime contre-la-montre, samedi à Grenoble, au lendemain d’un exploit de «patron» dans le Galibier qui restera dans l’histoire, Cadel Evans, premier Australien de la généalogie, offre sans effraction son nom au palmarès du Tour. La victoire d’un antiromantique de Juillet, peut-être ; mais la consécration rassurante d’un authentique champion…

A l’heure du bilan, le chronicoeur examine sa conscience et pèse ses mots. Car avec le Tour, le sens ne se sépare pas des expressions pour l’exprimer. Alors, en débouclant nos valises aux effluves d’embrocation, il convient d’être attentif à la manière de décrire la réalité. En dehors du triomphe de l’Australien, que doit-on ainsi retenir de ces trois semaines? D’abord? L’épopée de notre «Titi» Voeckler (Europcar), bien sûr, sa hargne, son abnégation devant la souffrance endurée, sa roublardise cachée, sa fausse naïveté, bref, tout ce que nous aimons dans ce cyclisme français grâce auquel le peuple du Tour a pu s’incarner pleinement et légitimement. Ensuite? L’éclosion de son équipier Pierre Rolland, 24 ans au compteur, vainqueur de l’Alpe d’Huez dans des circonstances jouissives, un talent brut au caractère trempé, qui, un jour ou l’autre, et pourquoi pas l’année prochaine, martèlera la course de son empreinte avec une toute autre ambition, croyez-nous, que le maillot blanc de meilleur jeune (1)…

Au passage, n’oublions pas le panache inopérant du triple-vainqueur Alberto Contador, ombre de lui-même, psychologiquement marqué par la traque des instances du cyclisme: le triple-vainqueur ne fut qu’un spectre pourchassé par les heurts d’une justice immanente, qui, parfois, veille dans l’ombre du Tour... Enfin, n’oublions surtout pas la performance globale des Français : Voeckler 4e, Jean-Christophe Peraud 10e (AG2R-La Mondiale), Pierre Rolland 11e, Jérôme Coppel 14e (Saur-Sojasun), Arnold Jeannesson 15e (FdJ)… En conclusion ? Des ascensions moins rapides, des visages tordus par la douleur, des tricheurs de plus en plus harcelés, des coureurs français présents à la lisière du futur : avons-nous assisté à une sorte de réhumanisation sportive du Tour, symbolisée par un réenchantement du public ? Les sceptiques et les prudents traîneront leur perplexité comme leur sourd agacement. Mais nous pouvons témoigner que tous les acteurs (ou presque) rencontrés sur l’épreuve, coureurs, managers, directeurs sportifs et suiveurs, nous ont exprimé leur «optimisme» face à des «performances plus humaines»… La vélorution tant attendue est-elle en cours ?

Thomas Voeckler et
Jean-René Bernaudeau.
Hier soir, du côté des Champs, en voyant s’agiter le peuple du Tour, le chronicoeur se disait que, décidément, l’écrivain Philippe Bordas avait bien raison en affirmant que le cyclisme n’était «pas un sport» mais «un genre» (2), dont l’œuvre principale était de ménager une place, «sa» place, pour l’éventualité d’un autre sens, de quelque chose d’inouï, d’un autre temps… L’air maladif et tout chiffonné après trois semaines d’ardeur et de défaillances en tout genre, le chronicoeur pensa alors très fort à Jean-René Bernaudeau, à son ouvrage pour le vélo français, à son inlassable intuition, à sa simplicité lorsqu’il feuillette lui aussi le grand-livre des Illustres, à sa générosité humaine – irremplaçable pour honorer le juste reflet de la légende de Juillet. «Le Tour, c’est l’affaire du peuple – comme la toile cirée», a écrit un jour Gérard Mordillat, qui se demandait: «Qu’est-ce que faire un tour complet? C’est faire une Révolution.» (3) Voilà, c’est souvent à la naissance des mots dans toute leur exigence, que le Tour nous hante sitôt achevé, déjà orphelin de lui. Pour son vingt-deuxième voyage en cette pure folie française, le chronicoeur, qui en paie le prix fort, a tenté de porter la trace d’un patrimoine populaire encore identifiable dans l’Histoire. Qu’on se le dise, le tour doit rester une idée fixe.

(1) Aucun tricolore n’avait ramené à Paris le maillot de meilleur jeune depuis Gilles Delion, en 1990, avant la folie des années EPO…
(2) Forcenés (Fayard), 2008.
(3) C’est mon Tour (Eden, livre collectif), 2003.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2011.]

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vendredi 22 juillet 2011

Tour : Voeckler craque, Rolland se révèle, Evans en position de force…

Le Français Pierre Rolland s'impose au sommet de l'Alpe d'Huez, au terme d'une 19e étape émouvante. Thomas Voeckler perd son maillot jaune. Andy Schleck est le nouveau leader. Mais Cadel Evans est le favori du contre-la-montre de Grenoble, samedi…
Depuis l'Alpe d'Huez (Isère).
Et dans les toutes premières rampes de l’Alpe d’Huez, «titi» Voeckler craqua. Subitement. C’était tellement attendu, annoncé depuis si longtemps, que lorsque l’instant survint dans toute sa brutalité, il fallut au chronicoeur un bon moment pour y croire. Il n'y eut aucune injustice dans ce sentiment ambivalent. Juste l’inéluctabilité dans sa sauvagerie, et, surtout, l’inéluctabilité dans son évidence... Notre roman de Juillet s’acheva soudain à l’antépénultième page. Comme un goût d’inachevée. Une furtive impression de vaste déception. Seulement voilà, si le cyclisme révèle les comportements humains et les met à nu, le cyclisme «normal» (qu’on pardonne l’expression) possède en lui une vertu immuable que la moralité devrait honorer sans relâche: face aux grandes heures, on ne peut pas tricher… Voeckler était à sa place. Et les cadors, tous les cadors, à la peine!

Vaincu donc, Thomas Voeckler, avec son immense courage en bandoulière et sa joie rehaussée du travail réussi. Un travail énorme que la France du cyclisme, inventive et innovante, n’oubliera pas de sitôt. Car l’équipe Europcar de notre chroniqueur Jean-René Bernaudeau est un collectif si homogène et formateur désormais, qu’elle a eu l’intelligence, ce vendredi 22 juillet dans l’ultime étape de montagne (109,5 km) entre Modane et l’Alpe d’Huez, via une nouvelle montée du Galibier, de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. Et autant dire les choses sans avoir peur de se tromper: devant la situation désespérée de son maillot jaune, Bernaudeau a donné «carte blanche» à un coureur dont nous n’avons pas fini de parler!

Connaissiez-vous Pierre Rolland avant ce Tour de France? Equipier modèle de Voeckler depuis des jours et des jours, il est, aux yeux de Lance Armstrong, observateur ironique du rendez-vous de Juillet, la véritable «rock-star» de l’édition 2011. Le septuple vainqueur a vu juste. Hier, Rolland a non seulement remporté l'étape de l'Alpe d'Huez, une première pour un Français depuis Bernard Hinault en 1986 (!), il a non seulement revêtu le maillot blanc du classement du meilleur jeune, mais, tenez-vous bien, il a tenu la dragée haute à Alberto Contador (engagé dans un raid absolument désespéré) et Samuel Sanchez (nouveau porteur du maillot à pois), avant de les déposer dans le final pour aller quérir des lauriers de prestige et, accessoirement, la toute première victoire tricolore du Tour 2011. Comme le disait Bernaudeau: «Pierre n’a pas gagné une étape du Tour, il a gagné à l’Alpe d’Huez!» Le destin a juste voulu que le grimpeur d'Europcar décroche la plus belle victoire de sa carrière le jour où son leader voyait son rêve s'évanouir… Un emblématique passage de témoin?

«Je travaille pour vivre de pareils moments», déclara simplement Rolland, secoué par l’émotion. Avant de préciser, à tous ceux qui, depuis longtemps, attendent de lui monts et merveilles: «On ne m'a pas laissé beaucoup de temps pour faire mes preuves. Mais je n'ai pas encore 25 ans… Je vais tout faire à l’avenir pour travailler, travailler encore pour essayer un jour de gagner le Tour et surtout essayer de n’avoir aucun regret le jour où j’arrêterai le vélo…» Un sportif d'exception se cachait derrière ses mots. Mais un champion rare venait de naître à 1850 mètres d'altitude.

Après cette étape haute-fréquence, ce fut comme prévu le chamboulement complet au classement général. Si Andy Schleck s’est emparé du maillot jaune devant son frère Frank (2e à 53''), Cadel Evans (3e à 57'' seulement) n'a pas perdu la moindre seconde sur ses principaux rivaux. Avant le contre-la-montre individuel de samedi (42,5 km), l’Australien, spécialiste du genre, peut évidemment rêver de victoire finale. Quant à Thomas Voeckler, il se retrouve 4e à 2’10’’…
Tout à sa joie après l’éblouissante démonstration de l’équipe Europcar de Jean-René Bernaudeau, le chronicoeur se gardera d’émettre le moindre pronostic concernant le vainqueur final sur les Champs-Elysées… Pour l’heure, il savoure à sa juste mesure le retour d’un cyclisme plus humain. Qui osera encore en douter?

(A plus tard…)

Tour : au Galibier, Voeckler devient Géant de Juillet

Le Luxembourgeois Andy Schleck remporte la 18e étape au sommet du célèbre col, qui fêtait hier le centenaire de sa première ascension. Contador sombre. Thomas Voeckler, héroïque, sauve encore une fois son maillot jaune !
Depuis le Galibier (Hautes-Alpes).
À tout Géant de Juillet doit s’agréger un épique phénomène : le centenaire d’une montée mythique en constitue un de premier choix. Tous les cyclistes le savent, il faut de l’élégance, de la grâce et une certaine dignité à un col qu’on escalade à vélo, une espèce d’ampleur, quelque chose de grandiose dans la nudité de son décor, un certain effroi dans la violence de ses pourcentages. De quoi justifier les efforts consentis… Pour honorer le juste reflet de sa légende, le sommet du Galibier avait été choisi comme théâtre privilégié, hier, en devenant la plus haute arrivée de l’histoire de la Grande Boucle : 2 645 mètres (1), là où, entre cimes et nuages, les plus grands ont, un jour ou l’autre, laissé leur empreinte.
En 1911, le pionnier Émile Georget
sur les pentes du Galibier.
Le souvenir persiste. Lorsqu’il terrassa le monstre sacré et pénétra par effraction dans une autre dimension, le 10 juillet 1911, le pionnier Émile Georget ne savait pas qu’il venait d’inaugurer une longue lignée de fous pédalant. Avec sa casquette arrondie à visière blanche sur laquelle reposaient des lunettes de protection, avec sa silhouette dégingandée sur une machine ancestrale, portant en bandoulière son boyau de secours, le gars de Châtellerault fut en effet le tout premier à parvenir au sommet. «Ça vous en bouche un coin !», éructa-t-il aux quelques témoins de cette scène homérique. Comme perdu dans cet univers minéral propre aux méditations, le dur au mal Eugène Christophe s’exclama pour sa part: «Ce n’est plus du sport, ce n’est plus une course, c’est du travail de brute!»

Un siècle plus tard, qu’étaient donc les brutes devenues? Et que nous réservait la plus « belle étape » du Tour 2011, avec ses trois cols au-dessus de 2 000 mètres, Agnel (2 744 m, toit du Tour 2011), Izoard (2 360 m) et Galibier (2 645 m). Alors que vingt-six coureurs sacrificiels s’échappèrent tôt, tous les suiveurs attendaient l’audace d’Alberto Contador (Saxo Bank), une nouvelle fois gêné par sa douleur au genou. Mais ce fut Andy Schleck (Leopard) qui dégoupilla dès l’Izoard, à mi-montée, à plus de soixante bornes du but. Sur le modèle du retour et de l’atermoiement, du sursaut et du sursis où la moindre progression constituerait autant de pas vers une exposition radicale à autrui, cette attaque au long cours ne suscita aucune réaction des autres favoris jusqu’au pied du Galibier, Géant du mal auquel il fallait maintenant sacrifier. Jeu dangereux. D’autant qu’Andy, à la faveur d’une course d’équipe préétablie, retrouva deux équipiers partis aux avant-postes, d’abord Joost Posthuma, puis Maxime Monfort, qui protégea son leader sous l’âpreté du vent. L’angoisse monta d’un cran quand commença à serpenter la fameuse rampe vers l’enfer, où les héros classiques s’inventent périodiquement des héritiers. Dans le groupe maillot jaune, chacun s’observa. Cette attitude absurde – due à leur incapacité physique ou à leur caractère timoré ? – profita au cadet des frères Schleck. Les minutes s’égrenèrent. Car à l’avant, Andy martela la course jusqu’à sa propre saturation, tentant de rallumer les derniers feux d’un romantisme malmené. À l’arrière, Cadel Evans (BMC) mena la troupe façon grognard, tandis que notre Thomas Voeckler (Europcar), plus impressionnant que jamais, épousa cette fois la cause d’un vainqueur potentiel, toujours aidé par l’admirable Pierre Rolland. Samuel Sanchez explosa. Et Contador, genou meulé, s’éteignit à deux kilomètres du sommet : fin de partie pour le triple vainqueur!
Dans le dernier kilomètre, «titi» Voeckler piocha si fort en lui, crocha si profond dans la hargne de son outre-là, que toute la France semblait le pousser dans le dos. Au prix d’un sacrifice intemporel, au bout de lui-même, arc-bouté à son courage, le protégé de Jean-René Bernaudeau sauva son paletot jaune. Quinze petites secondes préservées sur Andy, vainqueur au sommet. Mais quinze secondes d’un bonheur si inouï, si prodigieux, que nous mangions du regard, alentour, ces espaces rugueux qui lui tendaient les bras, comme une magistrale offrande aux valeurs de hautes-luttes. Le Galibier prend, dispose. Mais le Galibier donne, parfois, quand on mérite ses honneurs.
 
Hier soir, les journalistes ne purent retenir leurs applaudissements en salle de presse. Alors, gorge serrée, le chronicœur jeta un œil sur son coin de table et revit sur papier jauni le visage d’Émile Georget. Ce fut à ce moment-là, devant les traits noircis d’un personnage de photo oubliée, avec en fond de scène l’image de Voeckler sur les écrans de télé, que nous éprouvâmes le besoin de retrouver le monde du silence et ses vertiges. Sortir, regarder le Galibier, le défier, le dévorer, avec pour tout legs la gravité des hommes en fuite. Le regretté Louis Nucéra écrivait: «Les coureurs cyclistes relèvent du mythe et de la réalité. Les voir à l’œuvre ne les rend pas moins grands que le rêve que nous avons d’eux.»
Voeckler en sait quelque chose. Depuis hier, il est devenu Géant de Juillet.

(1) Le col du Galibier est très souvent le « toit du Tour », d’autant qu’il a grandi de 89 mètres depuis 1979, lorsque Lucien Van Impe inaugura la nouvelle route et bascula le premier au sommet…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2011.]
 
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jeudi 21 juillet 2011

Tour : à Pinerolo, la Cavalerie se prépare à l'obstacle...

En Italie, le Norvégien Edvald Boasson Hagen (Sky) remporte la 17e étape. Thomas Voeckler reste en jaune. Aujourd’hui, place à la grande étape du Tour avec trois cols au-dessus de 2000 mètres et l’arrivée au sommet du Galibier !
Depuis Pinerolo (Italie).
Quand les cimes les appellent et les attirent, ils aspirent tous à être la démonstration même. Et puisque le vélo répugne aux petitesses d’esprit, qu’ils soient en position d’élever la course ou de la subir, leur degré de souffrance définit toujours leur grandeur. Avec l’arrivée tonitruante des Alpes, le chronicœur a retrouvé force et vigueur et profite de son observatoire pour admirer comme au premier jour la «multitude du Tour» avec ce brin de poésie qui sied si bien à semblable théâtre. Mais pas le temps, hélas ! de s’attendrir sur les sommets qui, au loin, dessinaient l’horizon de contours abrupts. En débarquant en Italie, hier, par le col frontière de Montgenèvre (2e catégorie, 8 km à 6,1 %), tous les suiveurs se demandaient si l’épisode de l’arrivée à Gap, mardi, pourrait se reproduire. Et surtout si Alberto Contador poursuivrait sa folle révolte…
 le Norvégien Edvald Boasson Hagen.
Avant même la suite des événements, avouons que le leader des Saxo-Bank a au moins renversé une première montagne, celle de l’incompréhension, qui, jusque-là, jetait comme une ombre portée sur son statut d’invincibilité. Les ennuis physiques dus aux chutes expliquaient sans doute son apathie dans les Pyrénées. Hier matin, l’Espagnol Carlos Sastre, ancien vainqueur du Tour, analysait bien la situation: «On disait Contador battu. Il a été piqué au vif. Je crois, surtout, qu’il n’a plus peur de perdre…» En langage cycliste, le littérateur traduirait par: ne «plus avoir peur de perdre» signifie que le coureur en question sait désormais qu’il peut gagner dès qu’il le décidera, qu’importent la nature et la violence de l’affrontement, qu’importent même les adversaires qui se glisseront en travers de sa route… Voilà bien l’énigme Contador, dont le chronicœur, avec ses grosses lunettes d’archiviste, se souvient qu’il ne fut longtemps qu’un grimpeur frénétique rescapé du coma et d’un œdème cérébral, et un ancien disciple de Manolo Saiz, le principal accusé de l’affaire Puerto… Depuis, l’Espagnol s’est bâti un palmarès et même un semblant de respectabilité auprès de ses congénères. Ces derniers savent de quel bois l’Ibère se chauffe et quel feu consume ses dedans. Quant à nous, comment oublier sa traçabilité, ancienne ou récente?

Voilà ce à quoi nous songions sur le coup 16 heures, quand le peloton des favoris franchissait le sommet du col de Sestrières (2 035 m, 11 km à 6,3 %), troisième difficulté du jour. Déjà installé dans le centre équestre de Pinerolo transformé en salle de presse, au cœur de la province de Turin où le vaste buffet et les cafés serrés furent à la hauteur de leur réputation, le suiveur se régalait à la vue des militaires locaux qui régentaient ces hauts lieux de la Cavalerie dont la ville perpétue religieusement la tradition. Pendant ce temps-là, à l’avant de la course, dix-sept coursiers déboulaient dans l’ultime difficulté, la côte de Pramartino (6,7 km à 6 %), placée à huit bornes du but, avant une dégringolade vertigineuse vers la cité piémontaise. Du côté des échappées, à tombeau ouvert, le Norvégien Edvald Boasson Hagen (Sky) remporta en solitaire sa deuxième victoire d’étape. Du côté de la cavalerie des pur-sang, Contador montra sa singularité retrouvée et la hardiesse de sa pédalée. Mieux, dans la descente finale, il osa tenter – en vain cette fois – le même coup que la veille, avec son compatriote et allié Samuel Sanchez (Euskaltel). Notre Voeckler national, lui, se fit des frayeurs façon sorties de route, dont une, s’achevant dans un parking privé en béton, fut spectaculaire et miraculeusement contrôlée. Sur la ligne, le porteur du maillot jaune ne concédait que vingt-quatre secondes dans cette mésaventure (1). Rien à côté de ce qui va survenir aujourd’hui…

Mirage ou miracle du Tour? Quand la solitude des Géants de la Route conduit à plus d’isolement encore, et, partant, à plus d’erreurs, à plus de fureurs, donc à plus d’exploits potentiellement dramatiques. Avec ses mains d’équarrisseur sur un corps chétif, avec son tempérament de nerveux sous des mâtures faibles, Contador est-il de ceux-là ?
Hier soir, le triple vainqueur confessait: «Cette fois, j’ai eu de bonnes sensations.» Tout le monde est prévenu. Ce jeudi, la Grande Boucle va tutoyer les anges. Les cols d’Agnel (2 744 m, toit du Tour), de l’Izoard (2 360 m) et du Galibier (2 645 m), comme ascension terminale, se dresseront sous les roues de nos héros de juillet. Voici la grande, très grande étape de cette édition 2011. Et, espérons-le, un espace protégé pour le conflit entre quelques héros supposés et la grandeur de leur confrontation. Comme le disait Roland Barthes, le Tour reste bien cette «image utopique d’un monde qui cherche obstinément à se réconcilier par le spectacle d’une clarté totale des rapports entre l’homme, les hommes et la Nature». Les cimes. Et la démonstration même.

(1) Petite statistique. Depuis 1990, tous les coureurs qui occupaient la tête du général après la 17e étape ont conservé le maillot jaune jusqu’à Paris… hormis lors de l’édition 2006, suite au contrôle positif de Floyd Landis.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 juillet 2011.]
 
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mercredi 20 juillet 2011

Tour : Thomas voit clair et Contador se mouille...

Par un temps automnal, Hushovd remporte la 16e étape à Gap. Contador se montre. Andy Schleck perd du temps…
Depuis Gap (Hautes-Alpes).
«Vivement que je sois rentré chez moi.» (1) Même avec Thomas Voeckler, le corps a ses secrets que l’esprit, parfois, s’amuse à traquer dans son exploitation. «Je m'occupe de moi. Des fois, j'ai l'impression qu'il y a un petit groupe, une caste des mecs du général, les grands. Je ne me suis jamais senti proche de ça, et ce n'est pas parce que j'ai le Maillot Jaune que ça a changé. S'ils me considèrent un peu davantage, je n'en tire aucune satisfaction. Cela ne me fait rien du tout.» Qu’on se le dise, le corps et l’esprit du Français sont en paix. «Thomas voit clair», nous disait sans rire un spectateur de bord des routes. Pas mieux…

Hier, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Gap, lorsque le chronicoeur dévala les vallées, un déluge de pluie s’abattit sur l’avant-garde comme si les dieux du vélo voulaient purifier l’asphalte sous les roues des coureurs. C’était encore l’heure d’évoquer l’été prisonnier d’un avancement d’automne sur cette chaussée qui semblait disparaître dans un monde sans fond. Dans ce paysage d’horizon perdu, pétrifié par le froid, ce fut la bonne échappée, bien avant la seule difficulté du jour, le col de Manse (2e cat., 9,5 km à 5,2%), placée à onze kilomètres du but. Dix audacieux détrempés : Hesjedal, Martin Devenyns, Hushovd, Boasson Hagen, Marcato, Lezaun, Roy, Grivko, Ignatiev. La timbale ? Encore une fois au Norvégien Thor Hushovd (Garmin), sa deuxième victoire d’étape.

Et derrière? A deux, trois reprises, Alberto Contador plaça dans ce col de rien du tout des banderilles aussi morales que puissantes, auxquelles répliquèrent tant bien que mal Cadel Evans et Samuel Sanchez. Ces trois-là partirent fors l’honneur. Mais pas les frères Schleck, piégés, ni Thomas Voeckler, engagé dans une gestion au jour-le-jour. Une descente vers Gap plus tard, à tombeau ouvert, et les trois fuyards, Evans en tête, reprenaient des paquets de secondes aux autres cadors. Le grand perdant? Andy Schleck, qui lâcha dans l’affaire plus d’une minute: 39 secondes le séparent désormais de Contador… Ce mercredi, direction Pinerolo, en Italie. Place à la haute-montagne. Avec un Espagnol peut-être ressuscité.

Et à part ça? Le Tour n’aime pas la mort mais en déplore une. Un technicien-chauffeur de 59 ans, employé d'un sous-traitant de la société organisatrice de l’épreuve, a été retrouvé sans vie hier matin très tôt, à Gap, sur le site de l’arrivée. Un faire-part façon communiqué nous a informés qu’il s’agissait de Patrick Guay, ancien coureur des années soixante-dix et oncle de Jérôme Pineau (Quick-Step). «Un obstacle médico-légal à l’inhumation du corps a été posé», ont prévenu les autorités policières, ce qui pourrait ouvrir la voie à une autopsie... Le chronicoeur, qui a de la mémoire, se souvient que Patrick Guay avait remporté Le Prix des vins nouveaux, à Vesdun, en 1975. Comme l’écrivait René Fallet: «Le vélo rajeunit ceux qui le touchent.» Même si le corps garde toujours ses mystères…

(1) Ainsi s’exprimait le porteur du maillot jaune, lundi lors de la journée de repos.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2011.]

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mardi 19 juillet 2011

Tour : pour Alain Gallopin, « sans Armstrong, ce n’est pas pareil »...

Avec mon collègue Eric Serres, nous avons longuement rencontré le directeur sportif de l’équipe américaine Radioshack. Ami et ancien masseur de Laurent Fignon, il nous explique les raisons de sa fascination pour Lance Armstrong… et le quotidien du Tour en son absence.

Alain Gallopin.
Depuis Gap (Hautes-Alpes).
-Quel regard portez-vous sur ce Tour de France. Thomas Voeckler en jaune et les favoris qui se regardent en chien de faïence ?
Alain Gallopin. Les Schleck jouent normalement sur du velours, en montagne, ils sont au dessus et le dernier chrono du Tour de France se fera sur l’état de fraîcheur. Quant à Cadel Evans, il a un problème quand les pourcentages sont trop forts. Il plafonne. Mais pour l’instant, il est bien là, alors nous verrons. Thomas Voeckler, il marche très fort cette année. C’est très bien pour la France.

-Avez-vous une explication sur le fait que les Pyrénées aient été escamotées par les favoris ?
Alain Gallopin. On a attaqué la montagne à la moitié du Tour et il n’y a eu qu’un chrono par équipes que les organisateurs ont voulu petit pour qu’il n’y ait pas d’écarts. Ce contre-la-montre par équipes ne rimait à rien avec 6 équipes en 10 secondes. En plus ce genre d’épreuve amène beaucoup de stress car si un équipier tombe c’est toute l’équipe qui tombe. Nous, par exemple nous n’avons pris aucun risque. D’autres l’ont fait mais pour quel résultat ?

-Que faudrait-il faire pour redynamiser la course d’après vous ?
Alain Gallopin. Depuis quelques années, les organisateurs ont supprimé le chrono individuel au bout de la première semaine, il est vrai qu’avec des Indurain, Hinault, Armstrong ca bloquait le Tour. Mais il n’y a plus de mec comme cela aujourd’hui, alors pourquoi continuer ? Si aujourd’hui tu mets un contre-la-montre en fin de première semaine un Cadel Evans un Martin vont être devant et ça change la physionomie de la course. Les frères Schleck et les grimpeurs en général se doivent du coup d’attaquer dans la montagne sinon ils ne reprennent jamais du temps dans la montagne. Alors que là, qu’est ce que l’on voit. Une course d’attente où ils contrôlent.

-Votre équipe a été décimée pendant ce Tour, on imagine que vos ambitions sont moindres ?
Alain Gallopin. Tant qu’il restait Andreas Klöden (avant qu’il n’abandonne), franchement nous avions de l’ambition. C’était très bien en plus personne ne parlait de nous et cela nous favorisait. Si Klöden avait été là, il aurait fallu le larguer dans la montagne et dans le chrono il est excellent. On pouvait faire le podium. Ce Tour de France me rappelle le Tour de France 1988. Avec un Eric Boyer 5e à Paris. Il aurait du faire dans les 12 premiers, mais pas 5e. C’est l’hécatombe sur ce Tour.

Laurent Fignon, en 1989.
-Vous avez été directeur sportif de Lance Armstrong que ce soit chez Astana puis Radioshack. Comment se passe un Tour de France sans lui ?
Alain Gallopin. Il y a moins de monde sur les routes ! L’expérience avec Armstrong, je ne suis pas prêt de l’oublier. Je l’ai côtoyé de l’extérieur puis de l’intérieur et forcément, tu comprends très vite pourquoi il a tant gagné. Il était juste le plus fort, le plus malin ! L’an dernier quand on me demandait ce que je faisais dans l’équipe Radioshack, je répondais toujours que j’avais deux boulots : les courses avec Lance et les courses sans Lance. Ce n’est pas la même chose ! Les courses sans lui sont des courses normales, comme le Tour de cette année. Quand il est là, c’est une autre dimension. Il faut toujours être au top et savoir gérer tous les à côtés. Avec Lance, il y avait toujours du monde autour. A l’hôtel, autour du bus, c’était inimaginable et c’était rarement des gens qui s’y connaissent en cyclisme. Ils étaient juste attirés par la notoriété de l’homme.

-Vous avez côtoyé les plus grands dont Laurent Fignon, aviez-vous déjà vu un tel phénomène ?
Alain Gallopin. En ce qui concerne Laurent, il y a eu une énorme différence médiatique quand il a perdu le Tour de France pour 8 secondes. Il y a eu un avant et un après ! Sa popularité est venue de là. Les Français aiment les gens qui perdent, c’est comme cela. Moi, qui le suivait partout, (en aparté : « j’étais avec lui plus qu’avec ma propre femme »), il y avait un engouement pas possible. J’ai vécu aussi cela avec Jan Ulrich en 2003. C’était un phénomène. Sur le Tour d’Allemagne avec l’équipe Bianchi, c’était du jamais vu. A Hambourg, il n’y avait que du vert partout, le vert de la Bianchi et du coup le patron de T.Mobile de l’époque a repris Jan l’année suivante. Mais pour revenir à Lance, ce qui se passait avec lui ça dépasse tous les autres.

-Quelles étaient les caractéristiques d’un Lance Armstrong ?
Alain Gallopin. J’ai fait peu de courses avec lui car c’est Johan Bruyneel (le manager de l'équipe, NDLR) qui s’en occupait en général. Une fois sur le circuit de la Sarthe, je l’ai remplacé car il était malade. Lance était quelqu’un de très pro, très respectueux. Sur le Giro en 2009, j’étais aussi avec lui. Je lui avais dit de prendre son temps pour revenir à son niveau, mais lui voulait gagner le Tour d’Italie. Parfois je le croisais dans les couloirs de l’hôtel et il me faisait venir dans sa chambre pour me demander mon avis sur ses adversaires. Et il ne faisait pas de commentaires sur mes jugements. Cela me valorisait.

-Avait-on peur de lui à l’intérieur de l’équipe ?
Alain Gallopin. Non, j’ai toujours eu l’habitude de vivre avec de très grands coureurs comme Laurent Fignon, ou Jan Ullrich. Ils étaient tous des types agréables à vivre. Dans le bus Lance était aussi un type charmant. Par contre sur la route, il était impossible de le considérer comme un coureur comme les autres. Mais il était totalement intégré au groupe. Au départ du Tour de France à Monaco, je lui ai fait remarquer qu’il fallait être à l’heure pour le départ du bus. Le il est arrivé en courant pour pas être en retard et m’a lancé : « It’s ok ? »

Lance Armstrong, en 2003.
-Mais en quoi était-il si différent ?
Alain Gallopin. Armstrong dégageait une force et un professionnalisme incroyable. Il fallait penser à tout avec lui. Un Ullrich avait sans doute plus de talent. L’an dernier, lorsque Lance est tombé sur le Tour à Morzine. Il était vraiment marqué. Le lendemain, on part à l’entraînement avec toute l’équipe. Nous avions pas roulé 500 mètre qu’il me dit : « C’est le départ de demain ici ? » Il ne quittait jamais la course. Les autres coureurs ne m’avaient quant à eux rien demandé. C’était tout le temps comme cela. Sur le contre-la-montre par équipes lorsqu’il était chez Astana, j’avais tout repéré car quand il y avait tout de même dans l’équipe un Contador, un Klöden et un Armstrong donc il faut tout faire parfaitement. Lors de la reconnaissance j’ai tout détaillé. Il est venu me remercier de la qualité de mon travail. C’était aussi un leader au briefing, il n’avait pas à parler beaucoup, mais il savait insister sur des détails auxquels je n’avais même pas pensé. Il avait une maitrise parfaite. Il voyait tout. La radio finalement ne pouvait servir que lorsqu’il y avait un problème mécanique. Il réagissait au quart de tour.

-Contador-Armstrong, la cohabitation a dû être difficile ?
Alain Gallopin. Avec Armstrong comme capitaine de route, j’ai dit à Alberto qu’il ne pourrait jamais gagner un Tour aussi facilement. L’équipe était forte. Mais l’Espagnol ne m’a pas vraiment écouté. Il avait pourtant le meilleur capitaine de route en cette année 2009.

[VERSION LONGUE DE L'ARTICLE publié dans l’Humanité du 20 juillet 2011.]

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Tour : Voeckler peut-il gagner le tour ?

Le Français, chouchou du public et leader de la formation Europcar, a changé de statut depuis les Pyrénées. Au point de faire rêver tout un pays… Avec mon collège Eric Serres, nous nous sommes prêtés au petit jeu du "non il ne peut pas gagner", "oui il peut gagner"... sachant qu'une victoire du Français nous rendrait heu-reux l'un et l'autre !
Depuis Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme).
NON, IL NE PEUT PAS GAGNER
L’ardeur de Juillet survit d’un rien. Un exploit quotidien arraché aux évidences, un nom chanté qui claque sur les routes, « allez Voeckler ! ». Par cette popularité surgissante s’ébauche le portrait du petit-Français d’ici-et-maintenant agité par la rage d’un ailleurs, avec une mêlée de rugosité dans les jambes et toutes les limites d’une fierté nationale rabougrie. Même la France du cyclisme n’est plus qu’une lointaine illusion, un vague sentiment d’été fantasmé, que le porteur du maillot jaune résume bien : « Je ne veux pas mentir. Je pourrais dire : ‘’J'ai une chance de gagner.’’. Cela ferait de la pub. Mais j'ai 0% de chances de gagner le Tour. »
Ne pas voir derrière cet aveu l’impuissance du condamné, mais plutôt l’intelligence de la situation. Même s’il mise d’ores et déjà sur une victimisation feinte, Voeckler reconnaît : « Les organisateurs ont tracé le parcours pour que le Tour se décide dans cette dernière semaine. » Le franchissement des cols alpestres sera en effet terrifiant : Izoard, Agnel, Galibier, Alpe d’Huez, pour ne citer que ces pentes mythiques. Sans oublier le chrono de Grenoble (42,5 km), où la victoire finale se disputera probablement entre Evans, l’un des frères Schleck, Contador ou Basso. D’ici-là, pour Voeckler, l’illumination aura hélas viré tempête…
OUI, IL PEUT GAGNER
C’est tout simplement l’année Thomas Voeckler et nous vivons un Tour de France de transition qui attend son miracle ! L’année Voeckler, parce que l’Alsacien s’est mué cet hiver en sauveur de son manager Jean-René Bernaudeau. Sans lui, point d’Europcar ! Cette équation l’a aidé à franchir un cap. Lui, le franc tireur, est devenu une locomotive spirituelle et sportive de son équipe. Sur ce Tour, il est aussi devenu le messie. Celui de d’Europcar évidemment, mais aussi d’une France qui se cherche désespérément un gendre idéal.
Sur le plateau de Beille, dernière étape pyrénéenne, il a été « LE » leader du peloton, répondant à toutes les attaques, enfin si l’on doit appeler cela des attaques. Il a les jambes, la puissance et un petit surplus de roublardise. Depuis les Pyrénées, il ne cesse de dire qu’il va perdre son maillot et au pied des Alpes, il remet encore cela. Qui croire ? Dans son équipe, qui travaille comme une « multinationale », dixit Jean-René Bernaudeau, il peut compter sur un Pierre Rolland enfin « Rock Star », selon Lance Armstrong, et sur la tactique des « pousse-mégots », ceux que l’on tente depuis quelques années de nommer « les favoris ». Mais ces messieurs ont peut-être aussi atteint leurs limites ? Allez savoir…

(Avec Eric Serres)
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 19 juillet 2011.]

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lundi 18 juillet 2011

Tour : une Grande Boucle face à l'équation Voeckler

A Montpellier, Cavendish remporte au sprint la 15e étape. Après les Pyrénées, le maillot jaune est toujours sur les épaules de Thomas Voeckler (Europcar), que certains n’hésitent plus à présenter en vainqueur possible…
Depuis Montpellier (Hérault).
On ne sait pas ce que la vie nous donne. Et les cyclistes ne savent jamais ce que la course va leur prendre… Lorsque les forces vacillent et que le corps se met en friche, vient le moment dans le creux de son âme où le jour devient nuit, où l’horizon se fait crépuscule dans le silence de son affaissement. Au contraire, lorsque les jaillissements de l’esprit dictent leur loi à un physique pour l’heure soumis, surgit cet instant de troubles étranges où l’on se sent moins seul parmi les anges. Demandez à Thomas Voeckler ce qu’il en pense. Avec lui, au moins, le chronicoeur revisite ses classiques et se voit dans l’obligation de retourner le grand Livre poussiéreux à la recherche d’anciens marque-pages où jaunissent quelques récits oubliés d’un temps un peu plus égalitaire. N’en doutez pas. Voeckler lui-même confessait, samedi soir, avec un sourire en coin: «Avec mes jambes d'aujourd'hui, je n'aurais pas pu suivre les Armstrong et Basso de 2004… Un cran au-dessus, j’aurai explosé!» (1)

Bienvenus à tous dans le «nouveau cyclisme»? Le chronicoeur, qui en a vu d’autres depuis 1989 (déjà) s’interroge. Alors ce Tour, plus humain et moins pharmacopée? Du haut de ses 32 ans (re-déjà), notre «titi» Voeckler n’est pas loin de le penser: «Les choses vont mieux dans le vélo. J'ai compris qu'il ne faut pas faire attention à ce qui peut se passer autour. J'ai toujours fait du vélo avec la même envie. Toutes les instances du cyclisme vont dans le bon sens.» Amélioration, normalisation de langage, les deux? Quoi qu’on en pense, une appréciation s’impose en effet à la vue de tous: dans la montée vers le Plateau de Beille, les cadors qui d’ordinaire frétillent, aboient et détalent sur ce genre de pourcentages, étaient grandement à la peine. «Les "outils" ne sont plus les mêmes et ça se voit», s’amuse un directeur sportif sans néanmoins crier «victoire».

Quant à Voeckler, il admet modestement ne pas «avoir de réponse» pour expliquer la faiblesse des performances des Contador, Schleck, Basso et consorts dans les Pyrénées, manière d’affirmer que les siennes (de performances) n’ont rien de magique. «Je n'ai jamais eu l'ambition de finir avec les favoris du Tour au Plateau de Beille alors qu'ils se sont attaqués», résume le porteur du maillot jaune. « Je ne sais pas trop quoi dire, je suis vraiment surpris. Depuis Luz Ardiden, j'étais moins battu dans ma tête même si je n'étais pas serein pour autant. Mais les favoris se neutralisaient et se regroupaient après chaque attaque. J'ai réussi à suivre au prix d'une souffrance terrible mais j'ai réussi à suivre.» 

Depuis, les commentaires ne manquent pas, émis soit du bout des lèvres, soit avec onctuosité. Première manière, Andy Schleck, qui, interrogé sur la crédibilité du Français comme possible vainqueur final, a lâché un «peut-être oui» très dubitatif. Seconde manière, le fantôme de Lance Armstrong, qui, sur tweeter, a prévenu: «On doit dire qu'il peut gagner le Tour de France. Il a 2'06'' d'avance sur Evans. Le dernier contre-la-montre fait 42 km. Il est Français. C'est le Tour de FRANCE. Il ne perdra pas 2'06'' dans le dernier contre-la-montre s'il garde le contact dans l'Alpe d'Huez. Le mec sait souffrir…» Le spectre venait de parler, grand frisson dans le dos des suiveurs…

Car derrière l’amour ou la simple passion du cyclisme triomphant, une équation réapparaît soudain pour la Grande Boucle, admirablement résumée par Jean-René Bernaudeau: «On retrouve des défaillances, des grimaces, des sourires.» Alberto Contador en sait quelque-chose. Samedi soir, il avouait: «Je n’ai pas beaucoup de bonnes sensations. Pour une raison ou une autre, je ne cours pas comme j'aime. Mais je me sens mieux chaque jour.» Méfions-nous. En toute destinée malmenée réside un ultime voeu de puissance, comme l’exigence d’une autre interprétation de soi-même, une réévaluation que seuls les Titans de l’espèce parviennent à s’imposer. Contador sera-t-il de ceux-là? «J'espère que je serai totalement remis dans les Alpes pour attaquer», glissait-il, avant d’assurer qu’il prenait Thomas Voeckler au sérieux: «C'est un coureur qui s'accroche, mais le jour où il craquera, il perdra beaucoup de temps. S'il craque...»

Hier, sous grisaille, le Britannique Mark Cavendish (HTC) a remporté sa quatrième victoire d’étape cette année… Mais le chronicoeur pas sérieux, déjà les yeux tournés vers les Alpes, osait rêver à autre chose. Du genre futur en tricolore. Comme disait Camus: «L'espoir, au contraire de ce qu'on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c'est ne pas se résigner.» Bien qu’on ne sache jamais ce que la vie nous donne, Thomas Voeckler sait désormais ce que la course va tenter de lui reprendre…

(1) Au sommet du Plateau de Beille, le vainqueur de l'étape samedi, Jelle Vanendert, a établi le meilleur temps de l’ascension finale, en 46'04''. A titre de comparaison, Alberto Contador, en 2007, avait mis 44'08'', Armstrong avait mis 45'30'' en 2004, puis 45'43'' en 2002. Le record appartient toujours à Marco Pantani, en 43'30''...

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2011.]

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samedi 16 juillet 2011

Tour : au Plateau de Beille, Thomas Voeckler change de statut !

Lors de l’ultime étape pyrénéenne, victoire du Belge Jelle Vanendert (Lotto). Les favoris se neutralisent. Le maillot jaune Thomas Voeckler, toujours en jaune, semble de plus en plus fort…
Depuis le Plateau de Beille (Ariège).
Souvent trop livresques et trop savantes, les analyses. Quant aux argumentations, les «professionnels de la profession» s’en contentent tandis que les pseudos-néophytes, qui en veulent pour leur explication, n’hésitent pas à ruer dans les brancards en posant les questions qui dérangent. Par exemple celle-ci, entendu par un spectateur sur le bord de la route: «A quoi jouent les favoris ? Ils attendent d’attaquer dans la montée des Champs Elysées?» Ou encore celle-là: «Et pourquoi Voeckler aurait-il à souffrir d’un complexe d’infériorité?» Interrogations pertinentes…

Ce fut une longue étape, entre Saint-Gaudens et le Plateau de Beille. Non par la distance, 168,5 km, mais bien par l’énumération des difficultés: col de Portet-d’Aspet, col de la Core, col de Latrape, col d’Agnes, col du Port de Lers et la montée finale vers le Plateau de Beille. Avec une chaleur retrouvée, l’échappée du jour, composée de vingt-quatre coureurs, ne vécut d'ailleurs pas à l’ascension terminale. Où tout se déroula…

A 10 kilomètre du but, Andy Schleck catapulta la toute première attaque de la journée entre les cracks, puis une deuxième, puis une troisième, une quatrième... Alberto Contador résista, avec Cadel Evans, Ivan Basso, Frank Schleck, Samuel Sanchez et tous les autres dans la roue, parmi lesquels par exemple Jean-Christophe Peraud (AG2R-La Mondiale). Et ? Thomas Voeckler (Europcar), toujours là, courageux, solide, arc-bouté à son talent et épaulé par son coéquipier Pierre Rolland, admirable, tout comme il le fut dans la montée de Luz-Ardiden il y a deux jours. Ains, notre Thomas, véritable héros de juillet, semblait tellement fort que nous n’avions d’yeux que pour ce maillot jaune, fringuant, agile et mobile, tandis que les cadors semblaient tétanisés non par l’enjeu mais par leur inaptitude à renverser les montagnes...

Pierre Rolland en tête
du groupe maillot jaune...
 D'autant que, encore une fois, il fallut attendre les deux derniers kilomètres pour s’émouvoir un peu de la situation. Mais pas longtemps. A l’avant, le Belge Jelle Vanendert (Lotto) remportait, enfin, son étape de prestige devant Samuel Sanchez (Euskaltel), et juste derrière, les favoris se neutralisèrent dans un mouchoir de secondes, incapables les uns comme les autres de se surpasser... La bonne affaire? Pour Cadel Evans et Frank Schleck, plus calculateurs que jamais. La mauvaise affaire? Evidemment pour Alberto Contador, incapable de la moindre attaque pour tenter de combler une partie de son retard, mais aussi pour Andy Schleck, qui, l’an dernier encore, aurait probablement creusé des écarts conséquents dès la première algarade... «Dans les deux derniers kilomètres, j’étais un peu juste», commentera simplement Andy, affichant ses regrets.

Et le grand gagnant du jour? Thomas Voeckler bien sûr! Non seulement il préserve – miraculeusement de l’avis de beaucoup d’observateurs – son paletot mordoré, mais son insolente maîtrise face aux «favoris» fut un bonheur d’intelligence et de puissance… Allez. Osons nous placer un instant loin des songes, oui, loin des songes. Car la vérité nous oblige désormais: sur les pentes du Plateau de Beille (15,8 km à 7,9%), que l’on dit aussi violentes sinon plus que celles de l’Alpe d’Huez programmées pour la semaine prochaine, le protégé de Jean-René Bernaudeau a probablement changé de statut. Il a grandi et honore chaque jour, à sa manière, le legs des Géants. Alors pour une fois sans être livresque, osons une question simple et de bon sens: Thomas Voeckler se trouve-t-il depuis ce samedi 16 juillet dans la peau d’un vainqueur final potentiel? Et pourquoi pas...

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vendredi 15 juillet 2011

Tour : Alberto Contador déclare être «satisfait»…

Avant la montée vers le Plateau de Beille, samedi 16 juillet, le triple vainqueur s’est un peu épanché sur ses contre-performances. Ce vendredi, victoire de Hushovd devant deux Français...
Depuis Lourdes (Hautes-Pyrénées).
Contador veut la gloire et un nouveau trophée. Pour l’heure il a évité le gibet. Il n’est pas en rage. Juste circonspect. Et, tenez-vous bien, plutôt serein... Ainsi se montre-t-il, du moins, depuis sa «légère» défaillance au sommet de Luz-Ardiden, jeudi, où il a de nouveau concédé des poignées de secondes aux autres principaux favoris et, surtout, montré une insuffisance physique dans les derniers hectomètres. Pourtant, au soir de cette étape, le triple vainqueur expliquait: «Dans la dernière montée, j’ai vu les frères Schleck qui se parlaient entre eux. J’ai entendu qu’ils allaient jouer leur carte. Frank s’est lancé sans doute parce qu’il se sentait fort. J’ai préféré rester prudent. Sur la fin, lorsque les autres ont accéléré, je ne n’ai pas pu y aller. Je ne sentais pas au mieux mes jambes et je n’avais plus mon meilleur coup de pédale. C’est sans doute aussi parce que j’avais développé un braquet un peu trop grand au début du col.»

Contre toute attente, Alberto Contador ajoutait aussitôt: «Je reste satisfait.» Le croyez-vous? Pas nous. Néanmoins, le tentant du titre poursuivait par ces mots: «Aujourd’hui, surtout dans le final, ce sont simplement les conséquences de mes chutes qui m’ont fait un peu décrocher. J’irai de mieux en mieux au fil des jours.» Aussi incroyable que cela puisse paraître, le patron des Saxo Bank, Bjarne Riis, pense à peu près la même chose et soutient son leader: «On ne va pas tirer non plus trop de conclusions après cette première étape de montagne. Il n’était pas forcément bien sur la fin mais je veux rester optimiste. Bien sûr, c’est toujours un peu inquiétant lorsqu’on perdu temps et qu’on est là pour gagner le Tour. Ces chutes en début de Tour ne lui ont pas forcément arrangé les choses. J’espère que ça va aller mieux dans les jours qui viennent. D’ailleurs, je suis sûr qu’il ne peut que s’améliorer car le Tour est encore long et personne n’a prouvé qu’il dominait nettement la situation.»

Mais ce n’est pas tout. Même son frère Fran, qui traîne toujours dans les hôtels de l’équipe Saxo Bank, confiait par exemple: «Il n’y a que dans les 500 derniers mètres qu’il a ressenti de la fatigue et qu’il a préféré lever le pied. Il m’a dit qu’il se sentait parfaitement bien dans la montée du Tourmalet et même pendant une bonne partie de l’ascension de Luz-Ardiden. D’ailleurs, il a même pensé attaquer à un moment. Je suis sûr que ça va aller de mieux en mieux puisqu’il me l’a dit. J’ai une confiance aveugle en lui et je sais ce dont il est capable lorsqu’il a un but. Il n’est pas de ceux qui se rendent facilement.» A la question: Alberto Contador a-t-il déjà perdu le Tour?, le suiveur hésite et ne sait plus quoi penser. A la question: peut-il renverser la tendance?, le suiveur reste tout aussi dubitatif. Face aux frères Schleck (et si Frank était le plus fort des deux cette année?), à Cadel Evans, à Ivan Basso et même face à Damiano Cunego, l’Espagnol semble pour l’instant très loin de son aisance habituelle. Réponse, samedi soir au Plateau de Beille…

D’autant que sur le Tour, comme chacun le sait, tout peut arriver. La preuve: ce vendredi 15 juillet à Lourdes (ça ne s’invente pas), malgré le franchissement de l’Aubisque (HC, 16,4 km à 7,1%) et de deux autres cols, c’est le sprinter-rouleur norvégien Thor Hushovd (Garmin), champion du monde, qui l’a emporté, se jouant de deux Français, Jérémy Roy (FdJ), héros du jour, et David Moncoutié (Cofidis), toujours aussi dilettante… Savoir quérir sa part de gloire et de trophées n'a rien de simple. A ce propos: Thomas Voeckler (Europcar) est toujours en jaune. Et il ne reste qu'une seule étape dans le Pyrénées...

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jeudi 14 juillet 2011

Tour : du réel vers l’idéal, ou le courage ordinaire...

Au lendemain de la journée de repos, l’Allemand Greipel (Lotto) remporte la 10e étape, à Carmaux, sur les terres de Jaurès. Le Néerlandais Hoogerland a bien repris la route. Et Andy Schleick a parlé…
Carmaux (Tarn), envoyé spécial.
Et si l’ordinaire n’était pour eux qu’extraordinaire? Et si le courage, comme obligation, n’avait pour eux que la valeur d’un legs transmis entre générations par lequel l’héritage – élégiaque et tellurien – s’honore fidèlement? Qu’il le veuille ou non, le cycliste professionnel trouble mais fascine. Il suffisait de voir Johnny Hoogerland (Vacansoleil), hier matin à Aurillac, partageant la compassion d’une foule bienveillante, signant des autographes, l’air contenté, arborant le sourire fatigué de ceux qui ont trébuché dans le précipice. Lui le miraculé d’un vol plané dans les barbelés, accident provoqué par une voiture de France Télévisions. Hoogerland et ses 33 points de suture, bienheureux de pouvoir prendre le départ de la 10e étape. Hoogerland et ses maux, ses bandages et sa rancune: «Le chauffeur ne l’a pas fait exprès, mais je ne pardonne pas. Toute ma vie je garderai les marques de cette chute.» (1)

Alexandr Kolobnev.
Parce que les circonstances tragiques ou héroïques sont autant d’occasions de célébrer leur ode et parce qu’à leur manière ils comprennent le réel afin d’aller vers l’idéal (pour paraphraser Jaurès), les cyclistes donnent à aimer l’amour du vélo. Aussi, le chronicoeur voudrait parfois oublier l’envers du décor. Mais parfois seulement. Car ce décor carton-pâte ne résiste jamais bien longtemps aux intempéries. Alexandr Kolobnev en sait quelque-chose. Depuis lundi soir, le Russe est le premier coureur du Tour 2011 à subir un contrôle positif, consécutif à un prélèvement urinaire effectué par le département analyses de l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), lors de la 5e étape entre Carhaix et Cap Fréhel, laissant apparaître des traces d’hydrochlorothiazide, un diurétique possédant des effets masquants susceptibles d’occulter la prise d’autres substances dopantes – toutes les catégories d’anabolisants par exemple. Le coureur de Katusha, qui a eu la visite des gendarmes dans sa chambre d’hôtel pour une fouille minutieuse, a expliqué ne pas savoir «d’où vient» ce produit. Et de sa plus belle voix: «Quand mon équipe m'a demandé ce que je voulais faire, j'ai décidé de partir, sur une décision personnelle, afin de montrer mon respect à l'UCI et aux règles antidopage.» C’est beau comme un communiqué russe, traduit dans toutes les langues…
Entre chutes et dopage, hier, chacun y allait donc de ses commentaires d’hécatombe. Mais le suiveur n’eut pas beaucoup de temps pour enfourner fourmes d’Amberg et autres salers, déjà la course reprenait ses droits, façon us et coutume, avec notre bonne vieille échappée du jour. Celle-ci se forma dès le matin avec six hommes embarqués – El Fares, Di Gregorio, Marcato, Vichot, Minard, Delaplace –, mais ne résista pas aux vingt-cinq derniers kilomètres. Au fond, ce fut une étape assez « calme » vers l’Aveyron, conforme au scenario envisagé. Un sprint massif, duquel émargea l’Allemand André Greipel (Lotto), plus costaud que Mark Cavendish (HTC)… Des jours, comme ça, où tout va mieux.

Dans un étrange climat où de très nombreux vainqueurs potentiels ont déjà été éliminés, retardés ou diminués sur chute (Wiggins, Van Den Broeck, Vinokourov, Horner, Gesink, Klöden et même Contador), le chronicoeur repensa un instant aux propos d’Andy Schleck, lundi soir. Le leader des Leopard s’épancha quelque-peu. Après avoir rendu hommage à Thomas Voeckler, qualifiant le porteur du maillot jaune de «coureur très, très fort» faisant «de belles et bonnes choses pour le cyclisme», le Luxembourgeois avouait vivre «le départ le plus dur» de tous ses Tours de France, reconnaissant avoir vu «des choses terribles» sur la route. «Je suis déjà très fatigué», confessait le dauphin de Contador l’an dernier, avant de se projeter: «Je crois qu'on voit un Cadel Evans plus fort que ces dernières années. (…) Dans les Pyrénées, Luz Ardiden est la plus dure des étapes. Et au Plateau de Beille, il y aura une grande sélection. Mais les Alpes, on a fait la reconnaissance, et je peux vous dire que même avec dix minutes d'avance, tout peut changer. Non, on ne connaîtra pas le vainqueur du Tour dans les Pyrénées...»

Hier soir, à Carmaux, de grands portraits de Jean Jaurès trônaient sous les combles du «gymnase de la Verrerie» transformé en salle de presse. Le chronicoeur, se sentant un peu comme chez lui, voulut hurler à la cantonade une citation du grand homme: «Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots.» Ou comment transformer l’ordinaire en extraordinaire – et vice versa.

(1) Signalons au passage l’incroyable toupet (et c’est peu dire) de France Télévisions qui, hier, par la voix du commentateur Thierry Adam, a renvoyé la responsabilité de l’accident au chauffeur d’un « prestataire de service » (dixit), comme s’il s’agissait de personnels subalternes n’ayant rien à voir avec la « grande maison »… Quand on s’appelle le « service public », surtout sur les routes du Tour de France, assumer est aussi une forme de courage!

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2011.]

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mercredi 13 juillet 2011

Tour : avant les Pyrénées, un petit Vert pour Cavendish…

Le Britannique remporte au sprint la 11e étape à Lavaur. Pour sa 18e victoire d’étape dans le Tour, il revêt le maillot Vert. Avant les Pyrénées…
Depuis Lavaur (Tarn).
Comme une mauvaise rengaine que rien, pas même le mauvais temps et les pluies diluviennes, ne pouvait empêcher… Le Tarn, ce mercredi 13 juillet, a souri à Mark Cavendish (HTC). D’une manière inexorable et pour tout dire, désolante. Au terme d'une ligne droite de 400 m dans la cité de Lavaur, après 167 bornes plus indécise que prévu, le Britannique a remporté aisément, très aisément, un sprint massif qui lui tendait les bras. Voilà sa troisième victoire d'étape sur ce Tour 2011. Sa 18e victoire en quatre éditions (vous avez bien lu). Et, en prime, un tout beau Maillot Vert après lequel il courrait depuis le départ en Vendée…

Une nouvelle fois, l’échappée du jour n’a pas résisté au retour du peloton. Perez Moreno (EUS), Boom (RAB), Grivko (AST), Delage (FDJ), Valentin (COF) et Engoulvent (SAU) ont rendu les armes à quelques kilomètres du but. Parfaitement mis sur orbite à 200 m de la ligne par son lanceur Mark Renshaw, Cavendish a produit l’accélération dont il a le secret, lui permettant, au passage, de prendre une petite revanche sur André Greipel (2e), qui l’avait admirablement vaincu mardi, et Tyler Farrar. Inutile de préciser que Thomas Voeckler (Europcar) conserve le Maillot Jaune avant l’attaque des Pyrénées. Le protégé de Jean-René Bernaudeau se montre d'ailleurs très pessimisme: «Je ne pars pas battu, mais je m'attends à perdre le maillot demain. Ce n'est pas grave si c'est en ayant tout donné...»

Ce jeudi 14 juillet, première – et énorme – étape de montagne de ce Tour 2011. Difficile d’imaginer un vainqueur français en ce jour de Fête nationale. Trois difficultés majeures au programme : le col de La Hourquette d’Ancizan (1re cat.), le col du Tourmalet (hors cat.), avant la montée vers Luz Ardiden (hors cat.), dans le Hautes-Pyrénées. En tout, 211 kilomètres se dresseront sous les roues des rescapées : si la météo ne se lève pas, le peloton vivra à coup sûr une journée dantesque, humide et froide. Les principaux favoris pour la victoire finale (Contador, Schleick, Evans, Sanchez, Basso, etc.) entameront-ils les hostilités ou se contenteront-ils d’une course par élimination – comme cela est probable.

A part ça? Le chronicoeur, qui aime le peloton français, a perdu l’un des siens. Et il n’aime pas ça... Seulement 66e du classement général à plus de 25 minutes, John Gadret n'a pas pris le départ de la 11e étape, ce mercredi matin, à Blaye-les-Mines. Depuis plusieurs jours, il traînait sa peine au fond du peloton, quand il n'était pas lâché dans la moindre difficulté… Alors, la mort dans l’âme, le grimpeur d'AG2R-La Mondiale est resté dans le bus de l'équipe, accusant une fatigue accumulée depuis mai. Très étonnant quatrième du dernier Tour d'Italie, durant lequel il joua les premiers rôles en haute-montagne, Gadret avait longtemps hésité avant de s'aligner sur les routes du Tour, cédant finalement aux arguments du manager de l'équipe, Vincent Lavenu, qui doit aujourd’hui bien regretté son choix initial… Gadret a en effet renoncé à la veille de la première étape de haute montagne, son terrain de prédilection…

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mardi 12 juillet 2011

Tour : André Greipel, un Allemand qui gagnait à être connu

Connaissiez-vous cet Allemand de 28 ans, vainqueur de la 10e étape, entre Aurillac et Carmaux ?
Depuis Carmaux (Tarn).
Sympathique histoire... Pendant des années, ce coureur cycliste que vous ne connaissez sans doute pas mais que vous avez découvert avec étonnement ce mardi 12 juillet, a collectionné les victoires dans les sprints massifs. Et pas qu’un peu: 20 en 2009, 21 en 2010… Mais chaque année, lorsque se profilait le Tour de France sur le calendrier, celui-ci était envoyé… en vacances. Et il n’avait pas le choix! André Greipel, cycliste et sprinter de formation, partageait en effet la même équipe que le Britannique Mark Cavendish, terreur des sprints et horreur des journalistes. Ce dernier, depuis trois ans, est évidemment le leader incontesté de son équipe HTC sur la Grande Boucle. Un leader disposant d’une carte de visite peu commune: 18 victoires d’étape, dont deux cette année… Inutile de dire que Greipel n’avait pas son mot à dire.

Seulement voilà, la doublure officielle du «bad boy» du peloton a quitté la docilité pour s’exiler, l’hiver dernier, dans une autre équipe: Lotto. Et le croyez-vous? L'Allemand, qui fut toute sa jeunesse un grand fan de son aîné Jan Ullrich, tout comme lui né à Rostock, vient seulement de découvrir cette année les routes du Tour de France... Il a déjà 28 ans.
Heureusement, ce qui devait arriver arriva. Troisième du sprint massif à Châteauroux, il a finalement levé un poing rageur ce mardi en remportant la 10e étape à Carmaux, sur les terres de Jaurès. Et puisqu’un bonheur n’arrive jamais seul sur le Tour, devinez qui il a devancé? Son ancien coéquipier et rival, Cavendish en personne! André Greipel s'est placé dans la roue du favori avant la dernière courbe, à 400 m de la ligne, avant de le doubler tout en puissance dans les 100 derniers mètres non sans avoir jeté un regard vers son rival: «J'attendais ce moment depuis très longtemps. C'est le plus beau moment que j'ai vécu sur un vélo.»

Pourtant, tout ne va pas pour le mieux au sein de l’équipe Lotto. Malgré la victoire inaugurale de Philippe Gilbert aux Monts des Alouettes, des dissonances ont été entendues publiquement du côté du bus de l’équipe depuis une bonne semaine. Greipel, qui s’est forgé un caractère bien trempé, a regretté à plusieurs reprises la stratégie individualiste du champion de Belgique. Pas rancunier, ce dernier s’est exclamé sur la ligne d'arrivée: «Dans l’équipe, on n’est plus que six encore en course, mais on arrive à bien s’en sortir! Je suis heureux pour André, c’est un grand jour pour lui!»
A ses côtés, Greipel était aux anges. Du coup, il s'autorisa à déclarer: «Je suis peut-être un garçon gentil dans la vie. Mais je fais mes preuves sur le vélo.» Il gagnait. Maintenant il gagne à être connu.

(A plus tard…)

Tour : et si Alberto Contador finissait à genou ?

Le triple vainqueur ne cache plus désormais qu’une douleur au genou droit le handicape. « Ce n'est pas bon », dit-il…
Depuis Le Lioran (Cantal).
Le Tour a posé ses valises et le chronicoeur tout fripé lave son linge sale. Comment déroger à la tradition. Désormais, lors de la première journée de repos, les suiveurs analysent les plaies béantes et regardent droit devant en s’allégeant des legs encombrants. Mais Alberto Contador le pourra-t-il ? Dimanche, dans des circonstances absurdes, le triple vainqueur a encore tâté du bitume. La guigne le poursuit et il le reconnaît: «Ce n'est pas mon Tour.» Inquiet et peu maître de lui-même, l’Espagnol se plaint même ouvertement d’une douleur «croissante au genou droit».

Le tenant du titre, invaincu sur un grand Tour depuis 2007, avait été retardé par une chute dès la première étape au Mont des Alouettes, avant de se retrouver de nouveau au sol mercredi dernier sur la route du Cap Fréhel. Incroyable accumulation. «Dimanche, je suis tombé sur le genou auquel je m'étais fait mal les fois précédentes», a expliqué le leader des Saxo Bank. «Mon guidon s'est pris dans la selle d'un autre coureur et je suis allé contre des spectateurs. Par malchance, mon genou a heurté une partie du vélo.» Pour la première fois, Alberto Contador ne cache d’ailleurs plus son pessimisme. «A mesure que passent les étapes j'ai de plus en plus mal, ça commence à me préoccuper. Je pensais au début que ce n'était pas grave mais ça s'est aggravé au fil de la course...» Pour le cycliste le mieux payé du monde (1), la journée de repos portait donc bien son nom. Mais hier, à l’issue de sa sortie d’entraînement, il ne s'est pas montré rassurant: «J’ai eu mal pendant toute l'étape vers Saint-Flour. Cette fois-ci, c'est à l'intérieur du genou. Ce n'est pas bon, pas bon… Je mets de la glace et je vais continuer à le faire avant le départ, mardi matin...»

Et à part ça? Thomas Voeclker savoure d’ores et déjà les jours mordorés qui s’offrent à lui. Les Schleck restent plutôt discrets. Cadel Evans, à l’expérience, contrôle la situation. Basso et Cunego limitent les dégâts. Quant à Luis-Leon Sanchez, deuxième au général, tout semble lui sourire… Sinon, les toubibs ont beaucoup œuvré dans les hôpitaux de la région. Par exemple sur Johnny Hoogerland, victime avec Juan Antonio Flecha, d’une voiture folle : les cuisses déchirées du Néerlandais ont nécessité la pose de 33 points de suture... A ce propos. Le pilote du véhicule de France Télévision, coupable de «comportement intolérable», a été exclu de l’échelon course. Le patron du Tour, Christian Prudhomme, a mis en cause «les médias». Mais de quels «médias» parle-t-il? Le chronicoeur et néanmoins pilote impénitent, s’est demandé ce qu’il venait faire là-dedans…

(1) Il percevra cette année un salaire de 5 millions d’euros avec l’équipe Saxo Bank.

 [ARTICLE publié dans l'Humanité du 12 juillet.]
(A plus tard...)

lundi 11 juillet 2011

Tour : la vie, les blessures… et la joie de Voeckler !

Le Français Thomas Voeckler (Europcar) s’est emparé du maillot jaune à l’issue de l'étape de Saint-Flour, dimanche, marquée par de très nombreuses chutes. Deux leaders, Vinokourov et Van Den Broeck, ont dû abandonner.
Depuis Saint-Flour (Cantal).
Et l’homme, arc-bouté à sa propre dislocation, admirable d’audace, s’adressa brutalement à la foule devant laquelle défilaient quelques cyclistes s’en allant signer la feuille de départ. Les mots retentirent outre-là: «Regardez devant vous, regardez aussi loin que vous le pouvez, et foncez, foncez, ne vous retournez pas!» Avec son maillot Renault-Gitane usé sur le dos, ce supporter venu de nulle part semblait soudain brûler les derniers feux d’un romantisme malmené… Crachin pas malin sur le village-départ, ambiance refroidie, presque dépourvue de flamme. Où le chronicoeur rincé ne parlait pas encore de «montagne» ni de «grimpeurs», n’osant imaginer le moindre scénario se nouant entre les Contador, les Schleck et les Evans. A peine suggérait-il que le terrain sélectif slalomant à travers le Cantal était un théâtre sauvage sublime destiné aux baroudeurs du genre. Entre Issoire et Saint-Flour, 208 kilomètres au cœur du Massif Central, avec huit difficultés se dressant sous les roues, dont trois de 2e catégorie, le Col du Puy Mary (7,7 km à 6,2%), le Col du Perthus (4,4 km à 7,9%) et le Col de Prat de Bouc (8 km à 6,1%). De quoi inciter quelques batailleurs à l’escapade matinale. Ils étaient six dans l’aventure du jour : Voeckler, Sanchez, Casar, Hoogerland, Flecha, Terpstra…

Fin de Tour pour Vino...
Mais il fallut se retourner pour percevoir l’imminence du drame. Il était 15h10, dans la descente du Puy Mary, au kilomètre 102 très exactement, quand pour certains la route se transforma en linceul. Dans un dévers digne d’une carte-postale qui serpentait à perte de vue aux abords d’une forêt charnue, une chute collective entraîna plusieurs coureurs dans leur perdition, éparpillés entre l’asphalte et les frondaisons. Pour son dernier Tour, le Kazakhe Alexandre Vinokourov (Astana) venait de se fracasser sous les résineux, quand au Belge Jurgen Van Den Broeck (Lotto), il resta longtemps sur le bitume, clavicule entamée, puis, mû par on ne sait quelle vigueur, il reprit sa marche en-avant pour finalement redescendre de sa machine, sonné, définitivement recroquevillé au bord de la chaussée. Dans des cris de désespoir déchirants, deux des favoris pour le classement général devaient s’arrêter là (1). Le peloton, groggy, décida de mettre les pouces un instant. Même les orgueilleux ont parfois besoin de répit…

La vie, les blessures, la survie chaque jour recommencées, comme métaphore de la course effrénée en elle-même. Comme nous le disait avant-hier Eric Boyer, manager des Cofidis, «l’éventuelle lassitude du Tour n’est qu’apparente, le neuf n’est jamais bien loin, prêt à se venger de nous». Ce à quoi répondait en écho Jean-René Bernaudeau, le patron des Europcar: «Si je suis encore là, c’est bien qu’existe encore ce rien de fabuleux à réaliser ou à subir…» Ainsi le chemin ne semble pas s’interrompre et chaque halte imprévisible, comme par miracle, signe non la fin d’une trajectoire mais quelque chose de curieusement supérieur qui peut s’apparenter à un nouveau départ. Chemin faisant, le chronicoeur ne cesse donc d’en méditer les moindres «signes» perceptibles, comme pour se rassurer, se donner des raisons d’avoir raison d’y croire... Il y a ce paysage, au détour d’un virage, à la perspective d’un horizon inconnu, entre brouillard et rêverie. Il y a cette poignée de main, massive, de quelques convives de festins, toujours là à suer sang et eau dans ce grand cirque mélancolique dont ne subsiste de temps à autre que ce qu’on veut bien encore y voir. Il y a ces tragédies humaines et ces pleurs éperdus, ces attaques muselées, ces surgissements improbables. Et puis, à notre demande amusée, il y a surtout cette embrassade plus que fraternelle, l’autre soir, entre Eric Boyer et Jean-René Bernaudeau, juste comme ça, pour l’amitié, pour la continuité, pour ce petit rien généreux et proche qui ne dit pas grand-chose aux vagabonds, mais dit tant et tant aux passeurs de l’Eternel. Alors? Le chronicoeur ne se lasse pas de l’imprévisible, de l’irréparable et du sublime…

L’irréparable fut pour une voiture de France Télévision, dont l’intrusion dans le groupe de tête se termina par un accident d’une brutalité inouïe: un coup de volant intempestif digne d’un vulgaire néophyte – nous parlons là du chauffard – élimina de l’échappée le Néerlandais Johnny Hoogerland (Vacansoleil) et l’Espagnol Juan Antonio Flecha (Sky), victimes l’un comme l’autre d’un vol plané miraculeusement sans gravité… Le sublime et le tout-en-joie fut pour Thomas Voeckler (Europcar). Bien que battu pour la victoire d’étape par un Luis Leon Sanchez (Rabobank) surpuissant, le protégé de Bernaudeau, courageux en diable, honneur du cyclisme français et de l’esprit de conquête, attaquant de l’impérissable, vint quérir au sommet de la montée des Orgues de Saint-Flour un paletot jaune si mérité, si bien porté, qu’il faudrait lui inventer un dossard spécial tricolorisé…
Voilà devant nous, sans fard, les destinées des hommes et le jeu des émotions qu’ils s’imposent ou subissent. N’était-ce que littérature ou illusion télévisée? «Sois prompt à écouter et lent à donner une réponse», s’exclame l’ecclésiaste. L’art de s’adresser à une foule.

(1) Signalons également l’abandon de l’Américain David Zabriskie (Garmin), pris dans la même chute.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2011.]

(A plus tard...)

Fait(s) : visibilité et invisibilité de l'affaire DSK...

DSK. Curieuse époque tout de même. Emportés plus que jamais par les tourbillons fous de la tornade «révolution informationnelle» au sein de laquelle tweeter et tchater du matin au soir deviennent la norme communément admise par tous les communicants experts es googlisme, une petite leçon de journalisme élémentaire vient de se rappeler, insidieusement, à notre bon souvenir… Consommateurs que nous sommes d’informations digérées «à la minute» et sur-commentées «dans l’heure», demeure en effet une règle immuable de notre vieux métier de scribe de l’actualité : le recoupement des faits, l’enquête et, lorsqu’il y a entrave à l’information, la prudence… Coluche n’avait pas tort : «Quand on en sait autant que ça, on ferme sa gueule!»

Confusion. Voilà à peu près ce à quoi nous pensions, il y a tout juste une semaine, devant l’évolution stupéfiante de l’«affaire DSK». Notre malaise diffus et sournois, déjà ressenti depuis des semaines, venait de prendre une dimension presque métaphysique. Autant l’avouer: ce qui fascine dans toute cette aventure strauss-kahnienne, et ce qui entrechoque notre esprit littéraire, c’est la collusion frontale entre fiction et réalité. Soyons précis. Nous n’écrivons pas là qu’une « certaine » vérité ne puisse jamais éclater. Non, nous affirmons que «la» vérité, la vraie la seule, elle, restera probablement tapie dans l’ombre de la suite numéro 2806 du Sofitel de New York. Jamais sans doute ne seront établis les faits avec exactitude – ces fameux «faits» par lesquels nous quittons la fiction… Rendons-nous à la raison : jamais nous n’aurons de version officielle concernant la question du consentement supposé de Nafissatou Diallo aux rapports sexuels avec DSK. Rien, sur ce sujet pourtant essentiel, ne sera donc tranché. Dominique Strauss-Kahn le sait désormais. La vérité judiciaire va le rendre totalement innocenté des faits dont il est accusé, non pas parce que ces faits n’auraient pas eu lieu, mais parce que la victime présumée est maintenant hors d’état de faire valoir sa bonne foi. Car voyez-vous, devant un tribunal états-unien on ne peut être complice de dealers et avide de monnayer son malheur, tout en étant réellement victime de violences sexuelles… D’ailleurs, que cela plaise ou non, les révélations en cascade qui accablent la plaignante ne proviennent pas de l’armada de détectives engagés par la défense de DSK à coups de centaines de milliers de dollars, mais bel et bien des investigations menées par les services du procureur eux-mêmes, ce qui, reconnaissons-le, leur confère une importante crédibilité… Dès lors, les images se sont bousculées dans nos têtes. Celles de l’ex-directeur du FMI menotté, puis en prison, trimballé çà et là au gré des procédures. Nous avons repensé aux commentaires des uns. Et puis des autres. Ceux évoquant l’omerta française sur la morale en politique et le machisme névrotique d’une majorité de la gent masculine en politique. Ceux ripolinant un discours conservateur de bonne morale. Ceux, enfin, s’immisçant jusque dans les chambres de nos élus, voulant tout régenter, la vie maritale et les à-côtés… Grand écart. Confusion. Nausée.

Classes. Une autre curiosité vécue durant des semaines doit être signalée. Avez-vous remarqué que, à propos de Nafissatou Diallo, nous avons connu une espèce d’invisibilité de sa personne, mais par contre beaucoup de récits, des récits fleuves, des récits sans faille, de l’hagiographique… Ce fut tout le contraire avec DSK. Une visibilité totale, à la limite de l’exhibition contrainte, du lynchage médiatique et de l’atteinte à la présomption d’innocence, mais aucun récit, absolument aucun, ni de ses avocats, ni de lui, ni de personne. Doit-on en tirer mécaniquement une conclusion, à savoir que de nombreux grands médias, quels qu’ils soient, manquent passablement de rigueur? À ce propos. Qui oserait aujourd’hui poser cette question: que Nafissatou Diallo soit liée à un trafiquant de drogue, qu'elle ait menti sur certains points et qu'elle soit pauvre prouve-t-il que DSK est innocent? Qui osera répondre «oui» ou «non»? Nouer des amitiés avec des personnes peu fréquentables suffit-il à vous disqualifier définitivement? Une délinquante ou une mythomane peut-elle être quand même victime d’une agression sexuelle? Interrogeons-nous un instant. N’est-ce pas le New York Times lui-même, qui, à un mois d’intervalle, dressa d’abord le portrait élogieux d’une immigrée irréprochable et courageuse, puis, dans une volte-face spectaculaire, révéla finalement la personnalité obscure de celle qui avait été sanctifiée? Quel retournement. Quelle rapidité. Et au fond quel mépris de classe… Alors? Réfléchissons bien, dorénavant, avant de tremper notre plume dans l’encrier des vanités. Et, de grâce, laissons de côté les différentes théories du complot. Le but d’un complot, c’est de tendre un piège. Or, s’il y eut bien piège, encore fallait-il que la victime soit tombée dedans. Non?


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 juillet.]
 
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