dimanche 29 juillet 2018

Thomas ne laisse pas passer son Sky Tour

Geraint Thomas, franchissant la ligne
d'arrivée du dernier contre-la-montre.
Carton plein pour l’équipe Sky, qui remporte avec le Gallois Geraint Thomas son sixième Tour en sept ans, avec trois coureurs différents. Chris Froome a sauvé sa place sur la troisième marche du podium.

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
L’onomastique de la Grande Boucle, qui nous renseigne sur la nature de l’époque, nous trouble toujours parce qu’elle nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain. Dans le petit monde de la Sky, la généalogie importe moins que la création de personnages à sa mesure, capables de perpétuer la seule chose dont soit capable cette équipe, avec son budget de quarante millions d’euros: la domination sans partage. La formation de Dave Brailsford a réussi, en sept ans, ce que Cyrille Guimard avait inauguré de manière spectaculaire dans les années 1970-1980, remporter le monument avec trois coureurs différents. Un exploit digne du Panthéon cycliste. A un détail près, que nous revendiquons haut et fort au point de le réécrire. Les Lucien Van Impe, Bernard Hinault et Laurent Fignon marquèrent l’histoire de leur sport; les Bradley Wiggins, Chris Froome et Geraint Thomas ne fortifient que l’histoire des Sky.

Hanté par la trace mémorielle du Tour en tant qu’épopée onirique qui dépasse ses héros eux-mêmes, le chronicoeur s’est souvent demandé: quel Tour de France laisserons-nous aux coureurs? Les circonstances l’incitent à reformuler la question: quels coureurs laisserons-nous au Tour de France? Une phrase nous instruit pour en comprendre le sens, d’autant qu’elle témoigne de l’impuissance des organisateurs. Elle a été prononcée par celui qui dessine le tracé depuis cinq ans, l’ancien coureur Thierry Gouvenou: «Je pourrais proposer n’importe quoi, une équipe qui domine autant s’adaptera toujours.» Pour rappel, souvenons-nous que Froome était lieutenant quand Wiggins triompha en 2012 et que Thomas a accompagné son «Froomey» avant de lui succéder. Et préparez-vous, le prodige  colombien Egan Bernal, 21 ans, fut déjà au premier rang durant ces trois semaines pour assurer la relève programmée. Le directeur sportif des Sky, Nicolas Portal, l’expliquait l’autre soir: «Le renouvellement a toujours fonctionné, sauf avec Richie Porte et Mikel Landa qui ont choisi de tenter leur chance ailleurs, chez BMC et Movistar.» Et nous repensons que Dave Brailsford, qui rêve polisson d’offrir un maillot jaune à la France, voulait débaucher de la FDJ le Français Thibault Pinot en 2016, sachant que ce dernier n’avait pas donné suite au pont d’or et au gage de réussite –au prix de quels sacrifices?– qui lui étaient proposés…

Pour Geraint Thomas, longtemps resté dans l’ombre en ruminant ses sentiments grégaires, tout débuta vraiment en 2014.

samedi 28 juillet 2018

Même dans le chrono, Thomas résiste au temps

Tom Dumoulin.
Dans la vingtième étape, un contre-la-montre sélectif entre Saint-Pée-sur-Nivelle et Espelette (31 km), victoire du Néerlandais Tom Dumoulin, une toute petite seconde devant Chris Froome, qui récupère sa marche sur le podium. Troisième de l’étape, le Gallois Geraint Thomas remporte son premier Tour de France.

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
D’abord il plut sur les routes du pays basque, ensuite l’asphalte se réchauffa avant de sécher sommairement comme pour favoriser les meilleurs, partis en derniers, puis l’humidité regagna alternativement du terrain et nous eûmes bien de la peine à voir leurs chairs se partager. Que nous nous tenions à hauteur d’homme, que nous nous perchions en surplombs choisis ou que nous traquions leurs traces devant les écrans de télévision de la salle de presse, c’est toujours la métaphore organique qui vient à l’idée des observateurs quand les forçats se soumettent à l’épreuve du contre-la-montre individuel. Le règne des rouleurs. Plus ou moins agiles ou toniques. Le royaume de la puissance qui abolit la souplesse d’âme et ruine toutes velléités dilettantes. Enclin aux petites dévotions cyclistes, dans les moments d’inspiration efficace, le chronicoeur mime avec un certain bonheur les altières silhouettes des champions, non sans un brin de mélancolie teintée de réalisme. Plus que jamais sans doute, voici venue l’heure des «forts» du pédalier qui écrasent les poids plumes. Le combat entre Geraint Thomas, Tom Dumoulin, Primoz Roglic et Chris Froome condamnait les «purs» grimpeurs aux seconds rôles, là comme ailleurs. Voilà le résumé du Tour de France 2018, et au-delà: à l’image des quatre cadors du peloton, seuls les rouleurs transformés en grimpeurs peuvent prétendre au sacre suprême.

Ensuqués d’embruns portés par les vents d’ouest, ils bravèrent la grisaille aveuglante dans la succession des bosses qui parsemaient ce chrono tracé dans le territoire basque du Labourd. Le morceau de choix fut le petit col de Pinodieta, posé à 172 mètres d’altitude, auquel ils accédaient à la sortie de Souraïde par le chemin de Kostatzu, une route d’un kilomètre à 10% de moyenne et jusqu’à 21% au pied. Un traquenard, ce raidard réservé jusque-là aux cyclotouristes. Le «match» se résuma donc, comme prévu, au mano à mano des quatre leaders du classement – le reste n’étant, hélas, qu’accessoire…

vendredi 27 juillet 2018

Bardet audacieux, Roglic victorieux

Primoz Roglic.
Dans la dix-neuvième étape, entre Lourdes et Laruns (200,5 km), victoire du Slovène Primoz Roglic (Lotto), qui prend la troisième place du général à Chris Froome. Ce fut la dernière grande journée de montagne, avec trois cols de légende, Aspin-Tourmalet-Aubisque. Bardet a été offensif. En vain.

Laruns (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
Sous un soleil de plomb et une chaleur caniculaire à ne pas mettre un cycliste dans une pente, débuta un long mano à mano avec la fébrilité des cimes. L’ultime étape de montagne de l’édition 2018 proposait un enchaînement Aspin-Tourmalet-Aubisque, si sublime pour le bonheur des yeux rêveurs, que le chronicoeur pensait y retrouver un paysage digne des annales. Dans sa grandeur, le Tour perpétue au moins une tradition : il fait seulement semblant de dépendre de ses champions, mais c’est lui qui crée les mythologies en dominant ceux qui l’incarnent. Quand les 146 rescapés plantèrent leurs roues dans le col du Tourmalet (17,1 km à 7,3%, HC), une première sélection s’était opérée. Des fuyards à l’avant, l’écrémage régulier à l’arrière. Deux de nos héros de ce mois de juillet vivaient d’ailleurs des fortunes opposées. Le Français Julian Alaphilippe, merveilleux attaquant régulier qui mériterait de recevoir tous nos lauriers, franchissait en tête les cols d’Aspin et du Tourmalet, accrochant définitivement sur ses épaules le maillot à pois, avant de laisser filer ses compagnons d’échappée, devoir accompli. Le Slovaque Peter Sagan, en perdition depuis sa chute il y a deux jours, luttait, lui, pour rentrer dans les délais et rapporter à Paris son maillot vert. Dans le Tour, pas de sentiment. Telle est sa loi, celle qui avive l’intérêt du spectacle en tant que genre, comme si la morale chevaleresque n’était que le risque d'un aménagement possible du destin.

Ce fut là, ensuqués par la chaleur, juste après les rampes mortifères du Tourmalet, que nous nous frottâmes très fort le visage pour être sûr du spectacle qui s’agitait devant nous. Pour un peu, nous n’y croyions plus. A l’avant, l’Espagnol Mikel Landa et le Français Romain Bardet, l’un et l’autre en quête de rachat, tentaient le coup de force, accompagnés par le Polonais Rafal Majka. A l’arrière, au beau milieu du col du Soulor qui ouvre sur la montée de l’Aubisque (16,6 km à 4,9 km), placée à vingt kilomètres de l’arrivée, le groupe maillot jaune ne comptait plus que sept éléments. Le Néerlandais Tom Dumoulin lança les hostilités. Moins pour éprouver le Gallois Geraint Thomas, qui prit immédiatement sa roue avec le Slovène Primoz Roglic, que pour distancer Chris Froome. Le Britannique montra en effet des signes de lassitude, touchant à ses limites acceptables. Flanqué d'un équipier fidèle, le futur crack colombien Egan Bernal, à qui il dût encore une fière chandelle, nous sûmes alors que le quadruple vainqueur n’avait pas seulement accepté son allégeance à son nouveau leader, mais qu’il vivait sans doute son chant du cygne. Nous ne vîmes alors en lui qu’une sorte d’étrangeté, un exil intérieur. Au temps de sa gloire non contestée, personne n’a su, mieux et plus vite que lui, assumer les interprétations et les réinterprétations de son propre cyclisme: quelle conclusion tirera-t-il de son impuissance stupéfiante depuis trois semaines?

Hélas, dans les tous derniers kilomètres de l'Aubisque, avant la grande bascule vers Laruns, les trois hommes de têtes furent repris par les cadors. 

jeudi 26 juillet 2018

Avec Sky, mon nom est personne

Dans la dix-huitième étape, entre Trie-sur-Baïse et Pau (171 km), victoire du Français Arnaud Demare au sprint (FDJ), dans une journée «de transition». L’occasion de revenir sur la défaite de Froome, sur le triomphe annoncé de Thomas et sur l’emprise des Sky. Le nom de leur futur leader est déjà connu: le Colombien Egan Bernal

Pau (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
Longtemps encore, le chronicoeur mâchera le mors de sa vingt-neuvième accréditation et tentera de trouver des éclaircissements rationnels. Puis il rangera dans la grande malle aux oubliettes les souvenirs des Illustres, partant du principe réaliste que le cyclisme de l’ère moderne, façon Sky, nous installe dans la gestion de l’optimisation du capital « maison » qui doit tourner en boucle. Si notre Tour de France tant aimé a toujours créé des personnages à sa démesure, l’armada de Dave Brailsford réussit, depuis 2012, a imposé un modèle simple à résumer: les noms des héros siglés Sky peuvent bien passer, seul compte l’intérêt supérieur de l’équipe elle-même, sans parler de sa pérennité économique qui atomise les symboles. Le jour où la formation britannique disparaîtra, nous écrirons pour épitaphe: Sky, c’était «mon nom est personne».

Dans la vie en bleu Sky teintée de rose, la course a donc «décidé» qui du leader Chris Froome ou de la doublure Geraint Thomas triompherait à Paris. «A la pédale», nous dit-on, ce qu’aucun observateur ne contestera depuis la montée du col du Portet, même si de nombreuses questions resteront en l’air concernant la «défaillance» de Chris Froome à 1,5 kilomètre du sommet. Comment l’expliquer ? De la fatigue (réelle) du dernier Giro, remporté au bout d’un exploit si fou qu’il laisse derrière lui des points d’interrogation? Du stress (non moins réel) provoqués par les mois de procédure suite à son contrôle anormal au salbutamol? De l’hostilité des spectateurs ? De son âge christique? Ou d’une décision édictée par Dave Brailsford, qui rêvait secrètement de se laver un peu du soupçon tenace? Déchu et déçu, Froome analyse: «Je n’ai pas de regrets, Géraint (Thomas) fait une course fantastique, il mérite d’être en jaune. Croisons les doigts, il le restera. C’est le cyclisme professionnel, c’est l’équipe.» Le Gallois Geraint Thomas, nullement pris en défaut, ni par rapport à ses adversaires, ni vis-à-vis de son leader naturel qu’il n’a pas renié et contre lequel il n’a jamais couru, résume ainsi la situation: «Notre cohésion est difficile à croire après ce qu’il s’est passé entre Froomey et Wiggins en 2012, mais nous sommes amis, tout est ouvert entre nous.»

mercredi 25 juillet 2018

Thomas, Portet par la montagne

Nairo Quintana.
Dans la dix-septième étape, entre Bagnères-de-Luchon et Saint-Lary-Soulan (65 km), victoire du Colombien Nairo Quintana (Movistar). Le tracé offrait quarante kilomètres d’ascension en trois cols ramassés. Geraint Thomas s’est montré trop fort pour tous ses adversaires. Chris Froome a lâché du temps. Passation de pouvoir !

Saint-Lary-Soulan, col du Portet
(Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
A l’ombre portée des cimes, par un soleil dont la générosité ne s’épuisait pas malgré quelques poches nuageuses assez crayeuses vers les sommets, nous disséquions le langage des escaladeurs qui s’élabore toujours sur des soubassements solides. L’heure des ascensionnistes venait de sonner. Et si d’ordinaire la montagne offre une revanche aux hommes sans chair, attirant les corps évidés, desquels il ne reste pas grand-chose, le format atypique de cette dix-septième étape avait surtout la valeur d’un cadeau précieux pour héros pressés. Pensez donc. Avant même le départ en Vendée, Cyrille Guimard analysait: «Regarde bien cette étape, elle agit déjà comme un aimant, elle attire et repousse. Ils l’attendent tous, l’espèrent ou la redoutent…» Raison pour laquelle les Dumoulin, Roglic, Bardet et compagnie décidèrent d’attendre ce jour J et nul autre pour – enfin – livrer la mère de toutes les batailles… ou rendre définitivement les armes.

Un concentré inédit, qui irradiait les esprits. D’abord, la distance: 65 kilomètres. Du jamais-vu depuis une demi-étape matinale, disputée en 1988. Ensuite, l’enchaînement infernal de difficultés : la montée de Peyragudes (14,9 km à 6,7%, première cat.), le col de Val Louron-Azet (7,4 km à 8,3%, première cat.), le col du Portet (16 km à 8,7%, HC). Enfin, un départ qui ressemblait à tout sauf à une course de vélo: des coureurs divisés en plusieurs sas, les dix premiers placés sur une grille, en quinconce, avec le maillot jaune en pole-position, comme dans les Grands Prix moto. Ainsi n’y eut-il pas de défilé fictif, les 147 rescapés s’élançant dès le kilomètre zéro. Les mauvais esprits évoquèrent un «buzz» médiatique, puisque le peloton attaquait directement au pied d’un long col et que cette organisation façon circuit de Formule 1 ne changerait rien. Que faudra-t-il bientôt inventer? D’autres affirmaient au contraire qu’il n’était pas inutile d’assumer jusqu’au bout le côté «jaillissant» d’un profil si bref mais hors-norme, voulant pour preuve le fait que tous les coureurs s’échauffèrent longuement, dans des espaces réservés, avant d’être lâchés dans la pente…

mardi 24 juillet 2018

Alaphilippe, lui, n’escamote pas les Pyrénées

Julian Alaphilippe, encore vainqueur.
Dans la seizième étape, entre Carcassonne et Bagnères-de-Luchon (218 km), brillante victoire du Français Julian Alaphilippe (Quick-Step). Il s’agissait de la première grande étape dans les Pyrénées, avec le franchissement de trois cols majeurs. Les favoris, désolants de passivité, se sont neutralisés…

Bagnères-de-Luchon (Haute-Garonne), envoyé spécial.  
Bercée d’antiques ondes de choc, l’entrée dans les Pyrénées signifie en général que le cyclisme des tréfonds atteint une forme de surgissement insoupçonné, une haute intensité dramatique enfantée par une noblesse de vent. Dans les temps d’odeurs de poudre, la gloire de la Grande Boucle se mesure aussi aux hurlements extérieurs qui, rarement, désanctuarisent le rituel sacré résumable d’une phrase: «On ne touche pas au Tour.» A l’orée d’une étape à priori magistrale, les scrutateurs regardèrent donc, incrédules, un peloton à l’arrêt après moins de trente kilomètres de course. Neutralisation temporaire; près de quinze minutes. Munis de bottes de paille, des agriculteurs en colère tentèrent de bloquer le passage, avant l’intervention de policiers, qui, d’ordinaire, anticipent assez bien ce genre d’événements prévisibles sur les routes de juillet. Sauf que les méthodes usuelles pour disperser des manifestants, par exemple l’utilisation inconsidérée de gaz lacrymogène, se prêtent mal aux Forçats dont l’usage de la vue reste essentiel, pour ne pas dire obligatoire. Après cet exercice de force, Eole se chargea de disperser dans l’air les maudites effluves. Et quand les 150 rescapés apparurent sur zone, ce fut le quartier latin transposé sur place. Scènes surréalistes de coureurs, yeux et gorges en feu, contraints de s’arrêter pour une distribution de dosettes de collyre. Les organisateurs croyaient avoir pensé à tout en interdisant les fumigènes. Les voilà débordés par le zèle des policiers eux-mêmes…

Un nouveau départ fictif fut ainsi donné plus d’une heure après le premier. Le chronicoeur dressa alors son regard intact vers les cimes et découvrit, derrière le bleu profond du ciel, des nuages très gris ourlés de plomb. Imaginant déjà des corps effondrés, des cyclistes affaiblis par des glissements sournois de la montagne semblables à des étais de sanglots. De la peur. Les franchissements de trois cols majeurs, entre Haute-Garonne et escapade en Espagne, se prêtaient à tous les fantasmes : Portet-d’Aspet (5,4 km à 7,1%), Menté (6,9 km à 8,1%) et Portillon (8,3 km à 7,1%), placé à dix bornes de l’arrivée. Plus de quarante fuyards entamèrent ces difficultés propices aux éblouissements, sur des lieux qui hantent, tels des fantômes. Parmi eux, des noms réguliers: Van Avermaet, Van Garderen, Barguil,  Mollema, Yates, Gilbert, Alaphilippe, etc.

Traceraient-ils leurs chemins dans la détrempe des orages qui grondaient? Ou électriseraient-ils le récit d’une épreuve si cadenassée que les mots flottent comme des mollets sur les chaînes.

dimanche 22 juillet 2018

Thomas, Froome : soupçon d’ambiguïté

Magnus Cort Nielsen.
Dans la quinzième étape, entre Millau et Carcassonne (181,5 km), victoire du Danois Magnus Cort Nielsen (Astana). La seule difficulté du jour, le Pic de Nore, classée en première catégorie, a été totalement escamotée par les favoris. Dès mardi, les Pyrénées trancheront la rivalité entre les deux cadors des Sky.

Carcassonne (Aude), envoyé spécial.
Nous ne savons pas grand-chose des tourments intérieurs qui nourrissent leurs nuits, rien du lieu où se disputent leurs cauchemars ou leurs rêves délicats. Si puissants soient-ils, leurs visages ne disent qu’une infime partie de ce que nous voudrions qu’ils disent, même avant de se figer pour de bon en matière réelle, vivante et brutale, à l’heure où les Pyrénées vont se dresser sous leurs roues, dès mardi, lorsqu’ils devront trancher dans le décisif et qu’un des deux accepte enfin l’allégeance. Une question hante tous les suiveurs, comme si l’intérêt du Tour ne tournait plus qu’autour de ces destins pourtant clivants: qui de Chris Froome, supposé leader en quête d’un cinquième sacre, ou de Geraint Thomas, doublure en maillot jaune, sera privilégié par la Sky dans le secret de leur délibération? Dans un climat malsain – crachats et injures pour l’un, sifflets par ricochet pour l’autre –, une théorie bruisse depuis quelques jours. Et si l’équipe de Dave Brailsford voyait d’un œil favorable la victoire de Géraint Thomas, histoire de se laver un peu du soupçon teinté de salbutamol? 

«Je peux très bien imaginer que Brailsford préférerait que Thomas l’emporte, ne serait-ce que pour démontrer qu’il n’existe pas seulement à travers Froome», explique Cyrille Guimard dans l’Equipe. Le sélectionneur national ne parle jamais au hasard. Surtout quand il ajoute: «Ça le flatterait de gagner le Tour avec trois coureurs différents comme j’ai pu le faire par le passé (1). Il a mis Thomas dans la disposition de se substituer à Froome, j’imagine, dès cet hiver, alors qu’il ignorait si Froome serait suspendu. Ensuite, à partir du moment où Thomas a gagné le Dauphiné, il ne pouvait plus se présenter à Noirmoutier en disant: s’il le faut, je passerai ma roue à Chris sur les pavés…» Notre druide résume simplement la situation. A un détail près. «Froome n’acceptera pas de perdre, précise-t-il. Son jeu sera d’installer le danger autour du Gallois.»

Quel que soit l’ambiguïté de l’éventuel sacrifice de l’un ou de l’autre, il réintégrerait finalement un ordre de clarté dans la mesure où la légende le ramène sans cesse à une pure disposition psychologique. 

samedi 21 juillet 2018

Entre Ardèche et Lozère, une course «à l’ancienne»

Omar Fraile.
Dans la quatorzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Mende (188 km), victoire de l’Espagnol Omar Fraile (Astana), devant le Français Julian Alaphilippe. C’est la première fois depuis le départ du Tour que le vainqueur était dans l’échappée du jour. Côté favoris, Thomas, Froome et Dumoulin finissent roue dans roue.

Mende (Lozère), envoyé spécial.
Plein les yeux. Dans sa générosité régénératrice, le Tour en merveilles nous octroie parfois ce supplément d’âme que les suiveurs, seuls, visitent en topographie de l’intérieur puisqu’ils disposent de l’usufruit du tracé, découvrant, de villages en départements, de bourgs en balcons, de rivières en contreforts ce que la France de juillet offre de meilleure. Cette géographie, entièrement soumise – à priori – à la nécessité épique de l’épreuve, transforme les éléments et les terrains en autant de personnages incarnés. Les reliefs et les contours naturalisent l’homme, quand la nature elle-même s’en trouve humanisée. «La dynamique du Tour, écrivait Roland Barthes, se présente évidemment comme une bataille, mais l’affrontement y étant particulier, cette bataille n’est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler par ses chocs.» 
 
Journée mémorable pour le chronicoeur, présent de bout en bout sur le parcours de la quatorzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Mende (188 km), bien calé derrière son volant à retrouver les contours réinventés d’une République de salle de classe, carte fuyante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, à la rencontre toujours émouvante de ce peuple des bords de route, citadins déracinés des congés payés ou locaux honorés par la visite du patrimoine nationale. Dans le véhicule de l’Humanité, tandis que la «suiveuse» s’extasiait sur la beauté stupéfiante de son Ardèche natale, sur les causses cévenols ou sur les magnificences désertiques des hauts plateaux de la Lozère balayés par un vent généreux de fraîcheur, le chronicoeur traça à grandes expirations son sillon dans les reflets métalliques du ciel voilé et fonça vers l’arrivée, maître de ses trajectoires, «à l’ancienne», pourrait-on dire, comme au temps joyeux où tous les journalistes «suivaient» chaque jour les étapes, du kilomètre zéro à la ligne finale, sans jamais perdre ni leur souffle d’adultes ni leur enthousiasme de gamins. Ce samedi eut ainsi, en pleins et en déliés, cette connotation d’apprentissage oublié du pays, conservant ce côté pèlerinage en recherche de quelque chose. Ce par quoi s’invente l’imagination puisée au creuset de la réalité.

Connaît-on assez l’effet de paysages sublimes dont l’ombre vous écrase? Dans son art feuilletonesque, le Tour impose donc un décor, mais aussi un contexte et des histoires sacrées dont on fait mémoire. La belle histoire du jour, rare à mentionner par son ampleur, tenait en un chiffre : trente-deux fuyards. Et en une vérité, enfin révélée à la face du Tour 2018 : le vainqueur à Mende serait à chercher parmi eux. Enfin de l’action, et de l’audace récompensée ! Nous le sûmes à soixante kilomètres de l’arrivée, quand les échappés comptèrent près de onze minutes d’avance sur le peloton. Comme l'indiquait alors le site officiel du Tour, dix coureurs membres de la troupe avaient déjà gagné une étape sur la Grande Boucle: Pierre Rolland, Simon Geschke, Daryl Impey, Greg Van Avermaet, Julian Alaphilippe, Philippe Gilbert, Peter Sagan, Thomas de Gendt, Lilian Calmejane et Sylvain Chavanel.
 

vendredi 20 juillet 2018

Le Peuple du Tour met la course sous tension

Christian Prudhomme appelle au calme.
Dans la treizième étape, entre Bourg d’Oisans et Valence (169,5 km), victoire au sprint du maillot vert Peter Sagan (Bora). Depuis la montée de l’Alpe d’Huez, l’ambiance est électrique entre certains spectateurs et l’équipe Sky. Attention danger?
 
Valence (Drôme), envoyé spécial.
Dans sa grande redescente vers les contrées étouffantes de la vallée du Rhône, le peloton a donc quitté sans se retourner ces montagnes alpestres qui, d’ordinaire, marquent la course de son sceau céleste et d’exploits, laissant dans nos mémoires des fragments épiques à ressasser les soirs de vague à l’âme. Ce vendredi 20 juillet déroge avec la règle. L’ambiance est électrique, à la limite de l’état d’urgence. Le chronicoeur, qui en a vu d’autres depuis bientôt trente ans, n’a jamais ressenti une telle tension entre le Peuple du Tour et certains coureurs. Ni le surréaliste come-back de Lance Armstrong en 2009, ni l’«affaire Festina» en 1998, pas même les nombreuses exclusions de tricheurs au cœur des années 2000 n’avaient provoqué semblable divorce entre les amoureux du bord des routes et ces forçats en quête de reconnaissance, toujours plus ou moins adulés selon les époques…

L’attitude de nombreux spectateurs, jeudi dans la montée de l’Alpe d’Huez, signe l’apparition d’un nouveau climat. Comme si la cocote minute, en surchauffe depuis deux décennies de mensonges et de spectacle altéré, explosait subitement. Comme si l’équipe Sky – puisqu’il convient de la nommer – concentrait toutes les haines, sans qu’il soit possible d’en maîtriser les éventuelles conséquences. Comment s’en étonner? Sifflets, injures, crachats, tentatives de coups, pancartes dénonciatrices: Chris Froome attire vers lui ce que les organisateurs du Tour ne pensaient plus voir depuis Eddy Merckx. Même le maillot jaune Geraint Thomas, qui, pour l’instant, a pris le relais de la domination sans partage des Sky après ses deux victoires consécutives en altitude, se trouve au cœur du cyclone. Froome se dit «sous le choc» de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, et de la charge émotionnelle négative qu’il doit dompter.

jeudi 19 juillet 2018

Thomas repeint en Sky la trilogie classique

Dans la douzième étape, entre Bourg-Saint-Maurice et l’Alpe d’Huez (175,5 km), nouvelle victoire du maillot jaune Geraint Thomas (Sky), qui se comporte de plus en plus en leader. Il s’agissait de la plus belle étape de montagne, avec trois grands cols hors catégorie.

Alpe d’Huez (Isère), envoyé spécial.
Tout de nerfs et de cernes, le peloton s’étirait déjà en lambeaux et nous voyions clairement à travers depuis un moment. Devant, derrière, un peu partout, un dialogue spumescent et halluciné courait de bouche en bouche, chacun pensant maladroitement à part soi. Un train fou, absolument démentiel, que seule la quête de gloire ou d’absolu, dans les tréfonds des âmes grisées, peuvent expliquer par sa logique furieuse et ambiguë. Les 162 rescapés du Tour attaquaient à peine la première difficulté du jour, le mirifique col de la Madeleine (25,3 km à 6,2%, 2000 m, HC), que nous dûmes nous frotter les yeux pour tenter d’y discerner une logique autre que la vérité nue de la montagne sacrée. Cet art singulier que les Illustres nommaient jadis «l’art de grimper», surgi d’une pure définition. Survivre par la performance, ou trépasser dans la faiblesse. Pas de rhétorique en mode mineur.

La plus belle étape, assurément, entre Bourg-Saint-Maurice et l’Alpe d’Huez (175,5 km), avec la Madeleine avalée sous une chaleur de plomb, la Croix de Fer (29 km à 5,2%, 2067m, HC) et la montée vers l’Alpe d’Huez (13,8 km à 8,1%, 1850 m, HC). Du grand classique référencé. Une haute trilogie, dont le phrasé emprunte à l’histoire mémorielle. Attaquants éphémères, vingt-six courageux avaient choisi de se détacher, au décours des lacets, offrant un surcroît d’amour aux fiévreux. Que des noms dignes d’exploits (Kruijswijk, Valverde, Zakarin, Nieve,  Majka, Van Garderen, etc., et pas mal de Français, Latour, Barguil, Alaphilippe, Rolland…). Un ferment sacrificiel et de prouesses pour rien couvaient sous leurs casques ajourés, tandis que, trois minutes plus loin, le gros de la troupe des favoris menait un rythme de régence élevé. Au royaume absolutiste des Sky, les jambes des forçats deviennent des mécaniques qui réduisent les épopées versifiés. Quand la part du cœur se réduit, que subsiste-t-il d’étrange dans leurs corps évidés pour ne pas s’effondrer?

Depuis le coup de force des Sky, mercredi, tempête sous les crânes. L’aisance de Geraint Thomas pour s’emparer du maillot jaune additionnée à la tranquillité de Chris Froome dans l’effort violent avaient dissipé les doutes.

mercredi 18 juillet 2018

Les Sky déploient leur monde élastique

Geraint Thomas prend le pouvoir. Temporairement?
Dans la onzième étape, entre Albertville et La Rosière (108,5 km), victoire du Britannique Géraint Thomas (Sky), qui s’empare du maillot jaune. Les coureurs arrivaient pour la première fois au sommet. Les Sky ont écrasé la concurrence : Chris Froome est deuxième du général…  

La Rosière (Savoie), envoyé spécial.
Ils avancent, calculateurs, sur leur monde élastique. Ils jouent dos à la foule, malmenant les suiveurs les plus aguerris par leurs façons de conduire leurs stratégies en épousant jusqu’à l’absurde les mœurs du cyclisme moderne, établi sur la force et la puissance. Et ils s’en préoccupent assez peu… Saoulé de lumière et de chaleur, voilà à peu près à quoi pensait le chronicoeur, mercredi matin, partageant sans réserve l’ire des rares derniers vénérables confrères encore présents en salle de presse du Tour. Tandis que l’Equipe titrait l’un de ses articles: «Ça commence quand?», d’autres se lamentaient de ne pas avoir entrevu le début d’un commencement d’explication entre favoris, alors que l’épreuve en est déjà à mi-chemin. Comme si les grands leaders avaient signé un obscur pacte de non-agression sur les premières pentes alpines, mardi. Sans parler des dix premiers jours, dont nous devons nous souvenir, l’âme amère, que les principales difficultés furent en partie escamotées sinon snobées…

«Sur le Tour, c’est d’abord et avant tout une longue attente, une gestion du temps», répétait notre druide Cyrille Guimard, qui ne s’étonnait pas, lui, d’assister à un «jeu d’élimination». Encore que. «Il nous faut juste espérer que cela ne dure pas jusqu’aux Pyrénées, ajoutait-il sans rire. Nous sommes quand même lassés des tableaux de marche imposés par les armadas, de leur gestion à partir des compteurs à watts, des spéculations calquées sur leurs objectifs finaux…» Dieu merci, le Tour possède (presque) toujours un demain capable d’effacer les frustrations antérieures. Ou pas. 

L’occasion d’y voir plus clair se présentait justement, entre Albertville et La Rosière (108,5 km), sur un profil bref mais taillé pour briser les primautés ronflantes: deux ascensions hors catégorie (la montée de Bisanne, le col du Pré) et une arrivée au sommet, la toute première (La Rosière, 17,6 km à 5,8%, première cat.).

mardi 17 juillet 2018

Vivre la Résistance sur un plateau

Julian Alaphilippe.
Dans la dixième étape, entre Annecy et Le Grand-Bornand (158,5 km), victoire de prestige du Français Julian Alaphilippe (Quick-Step). La course a emprunté le plateau des Glières, haut lieu de la Résistance. Un vibrant écho au martyre des  partisans massacrés en 1944 par les Allemands et les miliciens de Vichy.
 
Le Grand-Bornand (Haute-Savoie), envoyé spécial.
«Vivre libre ou mourir.» Si grands, dans la solitude du vertige. Et pourtant si petits, comme délocalisés, balayés par un lieu de preuves légendaires dont les actes atteignent ici l’essence même du tragique fondateur. Là où les armées des ombres du passé redonnent aux ascensionnistes pédalant une emphase écrite à l’encre des Illustres, pas n’importe lesquels, ceux qui, par le style et la mémoire laissée en héritage, exigent des Géants de la Route la plus-value de l’art. Il était 15 heures à l’horloge de l’histoire du Tour, quand les héros de cordées –premiers ou derniers– pénétrèrent dans la montée du plateau des Glières (6 km à 11 ,2%, HC). Une première, dans la longue trajectoire plus que centenaire de l’épreuve. Une étrangeté en vérité, sinon une injustice. Car ce glorieux patrimoine de Haute-Savoie, d’altitude respectable (1433 mètres) et de pentes prononcées, n’avait jamais vu passer le maillot jaune et avec lui ces champions d’exception qui ont toujours forcé l’admiration d’un pays gagné à leur cause, petit peuple des boutiques ou des ateliers, des champs et des usines, mais aussi penseurs reconnaissant dans cette aventure la dernière fabrique onirique, l’une de ces épreuves de forces où l’homme, par la souffrance endurée se montre plus grand que lui-même, jusqu’à incarner des traces de sacrifices.  

Col des Glières. Avec son célèbre haut plateau d’une étendue de 85 kilomètres à couper le souffle, nommé « terres inconnues » au XVIIIe siècle. Des pâturages à perte de vue, des forêts de pins, des tourbières, des falaises calcaires, des grottes, des sources. Bien que situé à 90 kilomètres de l’arrivée sur le profil d’une étape comptant trois autres cols de première catégorie (Croix Fry, Romme, Colombière), le chronicoeur aurait voulu y arrêter les coureurs, les stopper dans leur marche folle, briser un instant leur emphase d’épure. Et leur parler.  

dimanche 15 juillet 2018

L’Enfer du Nord, à bout de souffle

Dans la neuvième étape, entre Arras et Roubaix (156,5 km), avec le franchissement légendaire de quinze secteurs pavés, victoire de l’Allemand John Degenkolb (Trek). Une orgie de difficultés, d’incidents mécaniques et de chutes. Rigoberto Uran perd du temps. Richie Porte abandonne.

Roubaix (Nord), envoyé spécial. 
Et sur les visages vrillés par la douleur, à bout de souffle, nous devinions l’effondrement du présent sous le poids du ciel laiteux, quand chaleur et poussière se coalisent pour fracasser faibles et malchanceux. Redouter l’événement, son injustice. Quinze secteurs pavés, concentrés dans les cent-neuf derniers kilomètres d’une étape violente et périlleuse, entre Arras et Roubaix, d’autant plus mythique que le Tour, dans sa folie ordinaire à créer des personnages à sa démesure, propage parfois des ondes de vengeance. Une machine à déformer l’espace-temps; un gourbi à détruire les corps et les esprits. Alors ils s’engouffrèrent sur les pavés tranchant comme des silex. Sortir entier de ce «petit enfer» à l’ombre de l’Enfer du Nord.

Les cyclistes répondent souvent à la violence par la violence, au danger périlleux par l’usage désordonné du péril consenti. L’imminence du drame. Au premier secteur pavé, celui d'Escaudoeuvres à Thun, dix échappés tentaient l’aventure. Le peloton y pénétra à si vive allure que nous prîmes notre respiration pour Romain Bardet, victime d’une première crevaison à l’orée d’un jour infernal pour les organismes. Ils n’étaient déjà plus que 167 coureurs sur la route. Le leader des BMC, l’Australien Richie Porte, venait de tâter du bitume et d’abandonner ses illusions. Tout comme l’Espagnol Jose Joaquin Rojas, l’un coéquipier de luxe de Quintana. Sans parler du rouleur allemand Tony Martin, blessé la veille et resté à l’hôtel, alors qu’il se glorifiait d’être le dernier vainqueur d’une étape avec pavés, en 2015…

Et tout s’enchaîna dans les écumes de cendres poudreuses, chacun prenant le risque de se casser les os, de s’y voir humilier par des gabarits plus adéquats, plus lourds, par des montagnes d’os et de muscles que les vieilles lois de Newton rendent plus aptes aux pavés, avec leurs complexions plus enclines aux secousses qui déjettent vélos et rachis dans une danse hallucinée.

samedi 14 juillet 2018

Pas de Fête tricolore avant l’Enfer du Nord

Groenewengen, bis repetita.
Dans la huitième étape, entre Dreux et Amiens (181 km), victoire du Néerlandais Dylan Groenewengen (Lotto), déjà vainqueur la veille. Toujours pas de Français au palmarès. Le peloton n’a désormais que les pavés à l’esprit, les quinze secteurs qui se dresseront sur la route de Roubaix, dimanche.

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
«Et au bout de l’ennui, un sprint»: voilà comment le chronicoeur titrait, hier, prêt à réitérer l’insolente formule à laquelle donna du crédit le porteur du maillot jaune en personne, le Belge Greg Van Avermaet. «C’était assez long, 230 kilomètres, on peut se demander si c’est bien nécessaire», constatait-il au bout d’une journée épuisante de désintérêt. Ce samedi 14 juillet, jour de fête nationale et veille d’un événement vécu en mondovision qui pourrait bien balayer toutes les contingences subalternes, l’étape entre Dreux et Amiens ne comptait que 180 bornes, soit cinquante de moins que celle entre Fougères et Chartres. Pas de vent, aucune difficulté majeure, hormis deux infimes côtes plantées dans cette remontée vers le Nord. Pas de quoi dérider le désert ou rehausser l’attrait sportif, quasiment nul. Le cyclisme a muté –définitivement?– dans l’ultra-professionnalisation où tout se compte et où plus rien, ou presque, ne se conte en mode onirique. Sentence implacable: vu les enjeux économiques du Tour d’ici-et-maintenant, et vu les invincibles armadas des équipes de sprinteurs, nous voilà contraints et forcés d’admettre que plus jamais certaines étapes n’échapperont à un finish groupé dévolu aux rois des braquets. Désolons-nous. Ou pas.

La première semaine s’achève (déjà!) et le bilan se résume d’une phrase sèche et désespérante: uniquement animés par les chutes et les incidents mécaniques de quelques leaders, les huit jours écoulés furent ennuyeux, alors que les profils bretons, par exemple, offraient bien des possibilités aux audacieux dont nous cherchons trace. Preuve, l’arrivée massive à Amiens, qui sombrera vite dans l’oubli elle aussi. Sauf pour le Néerlandais Dylan Groenewengen (Lotto), déjà victorieux à Chartres.

Signalons tout de même qu’il y eut une chute collective, qui occasionna une perte de temps (1’15’’) pour deux leaders, le Français Julian Alaphilippe et l’Irlandais Dan Martin, vainqueur à Mûr-de-Bretagne. Précisons que nous assistâmes à des déclassements (Greipel et Gaviria). Ajoutons également que nous eûmes nos échappés du jour, avant le regroupement programmé, juste à l’entrée d’Amiens: le Néerlandais Marco Minnaard (Wanty) et le Français Fabien Grellier (Direct Energie), vite abandonné dans leur tentative par Laurens Ten Dam (Sunweb), pourtant à l’origine de l’escapade. Le croyez-vous? Rappelé à l’ordre par son directeur sportif, les consignes de son équipe ne se discutèrent pas. Le grimpeur néerlandais, qui n’avait «officiellement» aucun intérêt à se découvrir sur un terrain plat, fut sommé de renoncer et de réintégrer le peloton. Il s’exécuta. Anecdote affligeante…

vendredi 13 juillet 2018

Et au bout de l’ennui, un sprint…

Dylan Groenewengen.
Dans la septième étape, entre Fougères et Chartres (231 km), victoire du Néerlandais Dylan Groenewengen (Lotto). Il s’agissait de la plus longue étape du Tour 2018, au scénario écrit à l’avance. Avec sa part de torpeur.
 
Chartres (Eure-et-Loir), envoyé spécial.
Engoncés dans la torpeur estivale, tous les téléspectateurs doivent y songer en somnolant. Chaque Juillet revenu, à la faveur de la première semaine, un débat resurgit à la mesure de la grandeur du Tour: certaines étapes de plaines sont-elles trop ennuyeuses? «La course appartient aux coureurs», dit toujours Bernard Hinault, qui s’y connaissait en coups de folie et autres coups de force. Si cet ennui supposé ne menace en rien le patrimoine national qu’est la Grande Boucle, qui semble résister à tout (même aux pires scandales), comme en témoigne quotidiennement le public fidèle des bords de routes, les circonstances de course, elles, deviennent tellement prévisibles que le chronicoeur – qui en a vu d’autres ! – pourrait écrire certains de ces articles quatre heures à l’avance, sans en retrancher la moindre virgule, juste en rajoutant le nom du sprinteur victorieux.

Ce vendredi 13, jour de chance, c’était d’ailleurs l’étape la plus longue de cette édition 2018. Entre Fougères et Chartres, pas moins de 231 kilomètres. Assez soporifiques. Il y eut bien des tentatives d’échappée. D’abord le Français Yoann Offredo, repris à 90 bornes du but après 110 kilomètres en solitaire. Puis l’un de ses compatriotes, Laurent Pichon, parti à l’aventure… en vain. Scénario rédigé avant même d’être vécu. Qui le résume mieux que Thierry Gouvenou, le «dessinateur» du parcours qui, il y a dix jours, confessait à nos confrères du «Gruppetto» sa frustration par anticipation: «C’est quatre échappés qui prennent la fuite après 4 kilomètres, voient leur avance atteindre les quatre minutes et se font reprendre à 4 kilomètres de la ligne. Et ça, pour moi, c’est l’horreur. Ces dernières années, les équipes de sprinteurs ont changé leur façon de courir et les étapes de plat sont devenues, il faut le dire, très chiantes ! »

L’honnêteté nous oblige: il a raison. Par convention, et en raison d’une scène plate parfois balayée par le vent (quelques bordures surviennent de temps à autre), le premier acte du Tour appartient toujours aux sprinteurs. Comme à Chartres, quand s’est abattue sur la ligne droite la houle écumeuse du peloton en furie, quand a émergé du chaos annoncé et pourtant souverain le nom du vainqueur: le Néerlandais Dylan Groenewengen (Lotto).

jeudi 12 juillet 2018

Ils font le Mûr dans la petite «Alpe»

Dan Martin à l'arrivée.
Dans la sixième étape, entre Brest et Mûr-de-Bretagne (181 km), victoire du Britannique Dan Martin. Bardet et Dumoulin perdent du temps. Pour la troisième fois, le Tour arrivait au sommet de la célèbre côte de Menez-Hiez, où René Vietto avait perdu ses illusions en 1947.
 
Mûr-de-Bretagne Guerlédan (Côte d’Armor), envoyé spécial.
Dans l’apprentissage du pays stupéfié dans ses élévations, quel que soit la topographie des lieux, les ascensionnistes-puncheurs du Tour recherchent d’ordinaire quelque chose qui les dépasse et disposent d’un avantage supérieur: ils osent se jouer du patrimoine et tentent d’en dompter les périls. «L’Alpe d’Huez bretonne» accueillait le terme de la sixième étape et si les principaux cadors du peloton avaient coché ce 12 juillet, ce n’était ni par fétichisme ni pour fêter les vingt ans du triomphe des Bleus (dans l’attente du prochain), mais bien pour sceller un serment plus opiniâtre qu’élégiaque. Entre Brest et Mûr-de-Bretagne (181 km), sur un parcours clairsemé de quelques côtes, tous savaient où il leur faudrait brûler d’arrogance : dans le final.

A Mûr-de-Bretagne, cette difficulté mythique, sorte de petite sœur robuste et altière de sa jumelle d’Isère, n’est pas surnommée «l’Alpe d’Huez bretonne» pour rien. A deux détails près. Cette montée de Menez-Hiez (ou Menéhiez), son vrai nom, ne culmine qu’à 293 mètres d’altitude; et pas un seul virage ne divertit les 2 kilomètres d’escalade à 6,9% (troisième cat.). Une foutue ligne droite qui toise le coursier de face et se dresse à l’abri des arbres où s’entassent cinq, six rangées de spectateurs et de bigoudènes en bigoudis, transformant ce bout de terre des Côtes-d’Armor, par l’ampleur de la ferveur, en vingt-et-uns virages imaginaires (ceux de l’Alpe d’Huez). C’était la troisième fois que le Tour y plantait une ligne d’arrivée. Avec une nouveauté de prestige: les coureurs devaient la grimper à deux reprises, les derniers hectomètres étant disputés en circuit.

mercredi 11 juillet 2018

Cornegidouille, voilà les côtes bretonnes !

Peter Sagan.
Dans la cinquième étape, entre Lorient et Quimper (204,5 km), victoire en puissance du Slovaque Peter Sagan (Bora). L’étape a traversé le Morbihan et le Finistère, avec cinq côtes au programme où les favoris étaient enfin invités à se montrer... mais invités seulement !
 
Quimper (Finistère), envoyé spécial.
«Cornegidouille, je suis peut-être le roi!», se serait écrié Ubu (1) en les voyant débouler dans la côte de Menez Quelerc’h, avec ses passages à 16% (troisième cat., 3 km à 6,7%), son air vivifiant remontant à plein nez de la baie de Douarnenez, ses biscuits au beurre salé et son langage vélo qui emprunte des mots à la grande tradition. «Ici, la mémoire cycliste coule dans nos veines, comme le vent, la pluie, les naissances et les morts», narre un pseudo mémorialiste du cru. Quand la parole devient chair. Quand l’espace mythique du Tour prend une place telle qu’il lui garantit une présence des esprits pouvant irriter tout rationaliste de Juillet. «Si vous vivez vélo, si vous respirez vélo, vous devenez la terre, la mer, la nature, les arbres et le feu.» Autour de lui, nous vîmes des regards scintillants d’un éclat noir dont la brillance intérieure n’appelait aucune réfutation. Plus qu’ailleurs sans doute, la structuration de la Légende trouve une part de ses origines en Bretagne, territoire dévolu à la Petite Reine qui rend perceptible, sur un mode onirique, la grande idée de Michelet, fille de la Révolution, selon laquelle la France est une personne.

Donc, la côte de Menez Quelerc’h, ardue, rectiligne et si étroite qu’on aurait cru franchir un goulet asphalté d’étranglement. Cette difficulté n’était pas la première de la journée, le peloton ayant déjà escaladé trois raidillons du même type. Entre Lorient et Quimper (204,5 km), par un temps de chaleur propice au grand large, les suiveurs découvrirent en effet une étape au magnifique profil de classique ardennaise. La Grande Boucle entrait dans le vif électrique, dans le «dur» en somme, devant une foule assez considérable. Nous entendîmes des cris d’effroi enfantés dans la douleur, nous découvrîmes, dans une ambiance de kermesse ensoleillée, l’amour du Peuple du Tour à l’heure du chouchen. Pour la première fois depuis le départ de Vendée, la tenaille à plaisirs nous enserrera. Le chronicoeur aime tellement le Tour: il aurait pu être breton. Et chercher, comme tous ici, son Hinault, son Tabarly sur un vélo...

Esquisses de silice en terre bretonne

Dans la quatrième étape, entre La Baule et Sarzeau (195 km), victoire du Colombien Fernando Gaviria (Quick-Step). La traversée de la Bretagne, terre de cyclisme, a débuté. Le bon moment pour opérer une petite revue d’effectif des favoris : Froome, Bardet, Dumoulin, Uran, Thomas…
 
Sarzeau (Morbihan), envoyé spécial.
Omnia sunt communia: tout est en commun, dans le Tour. «Partageux», il offre des détours qui forment les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, mélancolie historique autant que géographique, d’une francité insolente qui condescend, une fois l’an, forte de l’exemplarité de ses coutumes, à s’en aller honorer ses anciennes provinces. Les forçats du bitume «parlent» particulièrement aux Bretons, amoureux éternels de la Petite reine, qui le lui rend bien. La Grande Boucle, qui les découvrit dès 1906 lors d’une étape Nantes-Brest, y pénètre toujours en terrain conquis. Début juillet, sur les plages du Morbihan ou du Finistère, des enfants malins et rêveurs gravent sur le sable de vastes dessins, des sortes de bécanes à deux roues qui les conduiraient loin. Plus tard, la marée patiente efface ces esquisses de silice. Lorsque la nuit vient, seul le vent accroche encore un peu d’écume à ces traces bientôt oubliées. Les cyclistes du cru ne finissent jamais de traquer ces ébauches noyées. Et s’ils parcourent les kilomètres, le sillage de leur vélo claque les pleins et les déliés. Eux sont aussi des marins, des gens du voyage. Ils cherchent ailleurs ce qui les raccroche à eux, à leurs racines.

Le premier épisode de la «passion breizh» – terre de cyclistes renommés et routes de nombreuses cyclotouristes – a débuté au kilomètre 134: l’entrée dans le Morbihan. Les cœurs locaux ont chaviré de bonheur, d’autant que le Tour restera chez les Bretons encore trois jours, avec, en point d’orgue, l’arrivée à Mûr-de-Bretagne, le 12 juillet. Ce mardi, sous un soleil de plomb entre La Baule et Sarzeau (195 km), le scénario de l’étape nous offrit un grand classique aussi désolant que rageant côté conclusion, mais cocasse côté symbolique: quatre échappés nous jouaient avant l’heure la demi-finale du soir. Le croyez-vous? Il y avait là deux Belges: Van Keirsbulck et Claeys. Et deux Français: Cousin et Perez. De quoi nourrir quelques pronostics savants; vite négligés. Qui dit échappée, dit en effet gestion quasiment scientifique des écarts. Sans jamais s’affoler bien que l’avance dépassa allègrement les sept minutes, le gros de la troupe « géra » la situation et retrouva les fuyards, comme il se doit, à un kilomètre du but. Résultat prévisible, sur ce tracé de «transition»: un sprint massif, remporté par le Colombien Fernando Gaviria (Quick-Step).

lundi 9 juillet 2018

Pour Froome, le temps sort-il de ses gonds?

Dans la deuxième étape, entre Mouilleron-Saint-Germain et La Roche-sur-Yon (182,5 km), longue échappée de Sylvain Chavanel, mais victoire au sprint de Peter Sagan. Tous les regards sont tournés vers Chris Froome, qui a déjà perdu plus d’une minute sur certains favoris.

La Roche-sur-Yon (Vendée), envoyé spécial.
Au cœur de cette machine à distordre le temps qu’est le Tour de France et qu’il maîtrise d’ordinaire jusque dans les détails secondaires, Chris Froome, depuis samedi, nous donne à contempler un regard si nu qu’il ne dit rien de ses tourments intimes et assez peu de ses rêves délicieux. S’il devait écrire le protévangile de son aventure de Juillet 2018, qu’il souhaite imprimer d’une encre mythique capable de le hisser au rang des intouchables, sans doute ne saurait-il plus par où commencer ni à quels saints se fier pour se raccrocher à son hégémonie. Son visage diaphane témoigne. Quant à ses mots, ils se figent dans la matière inerte des banalités. Une chute stupide, samedi ; et une minute de perdu dans le final vers Fontenay-le-Comte. Des spectateurs qui fêtent ce fait de course piquant. Et des suiveurs qui se prennent déjà à psychologiser le personnage. Pour les uns, une sorte de justice immanente a frappé ; pour d’autres, cette culbute contresigne une fébrilité évidente.

Lui tente de répondre, en minimisant l’événement. «Je suis tombé, mais on sait que les premiers jours du Tour sont toujours piégeux, et les prochains seront aussi dangereux, cela fait malheureusement partie du jeu. Je roulais dans la première partie du peloton, dans le top 30, les gars ne pouvaient pas me mettre dans de meilleures conditions. Beaucoup de coureurs frottaient, c'est devenu chaotique avec les sprinteurs et leurs coéquipiers, je n'ai pas pu éviter de tomber.» Le quadruple vainqueur traîne des entailles à l'épaule et au coude droit. Mais son potentiel physique ne semble pas entamé, avant le contre-la-montre par équipes de ce mardi (35,5 km), au cours duquel l’armada Sky pourrait bien assommer la concurrence. «C'est le vélo, je suis content de ne pas être davantage blessé et il y a encore beaucoup de route jusqu'à Paris», ajoute-t-il. Une invitation à oublier.

Néanmoins, que se passe-t-il dans les coins reculés de son cerveau? Sifflé tous les matins au village-départ de même que sur le bord des routes par un public énervé qui, cette année, étale ostensiblement son hostilité au point de donner des sueurs froides aux organisateurs, Chris Froome concentre toutes les rancoeurs passées, présentes et même futures, comme s’il convenait de déconstruire par anticipation un cinquième triomphe possible.