lundi 29 novembre 2010

Changement(s) : quand Nicoléon joue son pire rôle...

Nicoléon. «Tout entreprendre pour que la mystique ne soit pas dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.» La phrase de Péguy, par son pouvoir historico-intrusif, a ceci de particulier qu’à chaque re-visitation intensive, nous apparaît plus grande encore son implication allégorique. Allez savoir pourquoi, mais ce sont ces mots et nuls autres qui ont hanté notre esprit l’autre soir, après la prestation de Nicoléon à la télévision. Comme une «esquive» nécessaire, un «pas de côté», tant fut grande notre affliction et intense notre dégoût. Autant par ses propos que ceux de quelques éditocrates peu honteux de leurs va-et-vient idéologiques depuis trois ans. Lisons-les pour le croire. Ainsi donc, le petit monarque-élu, «avant de remanier le gouvernement», se serait «remanié lui-même» en «fendant l’armure» de sa personnalité profonde au prétexte qu’il aurait admis avoir vécu «de brefs moments de découragement devant la dureté de la vie politique»… Ainsi donc, il aurait montré une «certaine force tranquillisée pour ne pas dire une force tranquille», apparaissant «humain et humble»… Ainsi donc, il aurait imposé le «retour du “nous”» et «de la modestie», trouvant «le chaînon manquant avec ce chiraquisme avec lequel il nous promettait une rupture spectaculaire et flamboyante». N’en jetez plus !

Inconscient. Quand les commentateurs perdent à ce point les pédales et le sens non seulement de la mesure mais de la réalité, comment s’étonner que la paresse des valets l’emporte sur l’ivresse des douteux. D’ailleurs, avez-vous regardé attentivement les trois intervieweurs des trois chaînes choisies par le Palais ? Pour un peu, ils se seraient presque excusés d’être là, de poser des questions pourtant nullement dérangeantes, obséquieux jusqu’à l’effacement devant les innombrables mensonges et imprécisions d’un Nicoléon plus cynique et joueur que jamais… Ne boudons pas notre plaisir : le seul moment intensément drôle survint lorsque, interrogé sur son rapport au pouvoir, ce fut son inconscient qui s’exprima bien involontairement. «Ma détermination n’a rien changé», lâcha le monarque, perdu en lui-même. Nous supposons qu’il voulait dire : «Ma détermination est inchangée.» Admirable.

Logiciel. «Il a changé ! Il a changé son logiciel !» Voilà ce qu’on tente de nous faire croire à nouveau. Jusqu’à un certain point du moins. Face à ce chaos surréaliste, avez-vous ressenti, vous aussi, cette cruelle impression de revenir en arrière ? Souvenons-nous. En 2007, le mot à la mode était précisément ce «logiciel», qui avait dominé la campagne électorale au point qu’une partie de la gauche – vous savez, les «modernistes» de tout poil comme Bernard Kouchner qui vantaient la candidature de Ségolène Royal – ne cessait d’évoquer un «problème de logiciel», réclamait un «changement de logiciel», affirmait qu’il fallait «inventer un nouveau logiciel», etc. Cette métaphore empruntée à la machine et à l’usinage technologique nous renvoyait à notre ambition journalistique et littéraire. On ne parlait plus de «projet» mais de «résultats». On n’osait plus la «philosophie» mais le «parler vrai». Les «idées» venaient brutalement d’être remplacées par le «logiciel». Plus de «sens», que de la posture. Nicoléon campait et campe toujours parfaitement le rôle… Mais, franchement, qu’avez-vous entendu, mardi soir, sinon le même personnage annonçant toujours des cadeaux aux plus riches et méprisant les plus pauvres ?

Népotisme. L’époque nous convoque au «no limit» de la frénésie du grand n’importe quoi, du tout et son contraire. « Plus de limites “à” parce que plus de limites “entre”», pour reprendre une expression de Régis Debray. Version décomplexée et amorale des affaires publiques, plus de limites entre l’engagement dans la cité et les affaires privées, entre l’administré et le copain, le citoyen et l’individu, le nous et le moi-je. Ces liaisons dangereuses et autres conflits d’intérêts installés au cœur des mécanismes d’État résultent d’une confusion des sphères (qui fait quoi, comment, et pourquoi il le fait) qui désagrège l’éthique et rend admissible aux yeux de tous l’inacceptable. Tout sombre dans l’affairisme et l’exhibitionnisme. Et autant le dire : l’indécence de notre époque ne provient pas que d’un excès, mais bien d’un déficit de bornes acceptables (donc a priori acceptées par tous) pour le bien-commun. Voilà d’ailleurs l’une des principales hérésies du national-libéral Nicoléon, celle d’imposer un autoritarisme quasi népotique à tous les étages de la société, tout en laissant claquer à tous vents les portes de l’ultralibéralisme, qui se sert comme dans un supermarché, renverse tout, pille, déforme et avilie.

Guépard. «Tout change pour que rien ne change.» Chacun d’entre nous connaît la célèbre phrase symbolique de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dans le Guépard. Personne ou presque ne se souvient des mots conclusifs, en forme d’épitaphe que beaucoup devraient plutôt considérer comme exorde. «Nous fûmes les Guépards, les Lions : ceux qui nous succéderont seront les Chacals, les Hyènes. Et tous tant que nous sommes, Guépards, Chacals, Brebis, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre.» Mais qui est dévoré par une quelconque mystique républicaine, de nos jours ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 novembre 2010.]

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lundi 22 novembre 2010

Frontière(s) : quand Régis Debray ose l'éloge incertaine...

Debray. «Je viens pour ma part d’une terre ferme, toute ridée d’histoire, d’une Europe fatiguée d’avoir été longtemps sur la brèche, qui pense aux vacances et rêve d’une société de soins.» Dès la première partie de son nouveau livre, Éloge des frontières (Gallimard), qui reprend le texte d’une conférence qu’il donna à Tokyo en mars 2010, Régis Debray éprouve le besoin de re-sédimenter son propos, replaçant dans l’histoire (la grande mais également la sienne) le sens des mots qu’il nous livre sans sommation. Une fois n’est pas coutume, l’essentiel n’est plus seulement le récepteur (nous) mais aussi l’émetteur (lui). Par l’érudition au service de l’audace, le philosophe-médiologue nous bouscule encore et nous ne sortons pas indemnes de cette lecture… Le bloc-noteur, reconnaissant, n’éprouve aucune honte à arpenter le chemin ainsi défriché… Que veut donc nous dire Régis Debray ? Voici le postulat : «En France, tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit “sans frontières”. Et si le sans-frontiérisme était un leurre, une fuite, une lâcheté ?» Vacarme dans nos têtes d’internationalistes invétérés… Debray insiste : «En bon Européen, je choisis de célébrer ce que d’autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l’épidémie des murs, remède à l’indifférence et sauvegarde du vivant.» Quelques éditocrates continueront d’affirmer que le philosophe «rame à contre-courant», lui, l’«amoureux des vieilles lunes» (sic). Qu’importe. Pour ramer à contre-courant, encore faut-il qu’il y ait courant dominant…

Guérilla. Debray le sait : par aveuglement du présentisme, la mondialisation des techniques et des échanges permet l’hégémonie de la globalisation (la gouvernance globale). Par devoir envers l’à-venir, par goût du combat, il distille du doute. «Puisqu’il faut tenter de vivre, écrit-il, relançons la guérilla. Face au rouleau compresseur de la “convergence”, avec ses consensus, concertations et compromis, ranimons nos dernières forces de divergence – travers et malséances, patois et traducteurs, danses et dieux, vins et vices» (p.87). «L’esprit fort de mon canton, qui a remplacé le “hourra l’Oural” par un “vive la ville-monde”, se croit en avance. J’ai peur qu’il ne soit en retard d’un retour du refoulé» (p.19). Comment ne pas être troublé ? «La douleur elle-même, dans nos sociétés tarifées et chronométrées, ne fait plus cortège, mais désordre» (p.86). Tout ce qui vit, en effet, a besoin d’être circonscrit, a besoin de membranes, de délimitation. Le définir, c’est «dire» la vie – sauf à refuser la contrepartie de ce que l’on veut, la diversité…

Collectif. «Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, disait Paul Valéry, c’est la peau.» Debray pousse son avantage : «La vie collective, comme celle de tout un chacun, exige une surface de réparation. Emballage d’abord. La profondeur suit, comme l’intendance» (p.37). Et alors ? Où veut-il en venir ? «À quoi sert la frontière en définitive?», demande-t-il. «À faire corps», répond-il. «Le prétendu combat du clos contre l’ouvert, tandem en réalité aussi inséparable que le chaud et le froid, l’ombre et la lumière, le masculin et le féminin, la terre et le ciel, continue d’amuser notre galerie» (p.62). Et s’il fallait n’évoquer que notre vieux pays, posons à Régis une question en forme de controverse : la France est-elle une personne ou un corps collectif ? Façon gaullienne ou façon jacobine ? Sanctuarisée ou sacralisée ? Identitaire ou universelle ? Si la mondialisation provoque une balkanalisation inattendue, devons-nous assister oui ou non au retour des géographes et de la géographie ? Le vivant a-t-il horreur de l’indifférencié ? La peau est-elle toujours poreuse ? Et la frontière, est-elle vraiment ce «vaccin contre le mur», une manière de dire modestement «je ne suis pas partout chez moi» mais «vous êtes les bienvenus» ?

République. Autant de questions complexes. Auxquelles il convient d’ajouter celle-ci : l’éloge des frontières ne risque-t-il pas de déraper vers l’apologie des identités ? Debray s’en défend : la frontière est au contraire reconnaissance de «l’autre», meilleur ami du cosmopolitisme. «C’est comme s’il existait une sagesse du corps, le social y compris, comme si le besoin d’appartenance avait son thermostat caché. Quand on ne sait plus qui l’on est, on est mal avec tout le monde – et d’abord avec soi-même» (p.58). Ou encore : «Quiconque manque de se reconnaître un “dessus” n’assume pas son “dehors”. Ne tolère pas jusqu’à l’idée d’avoir un dehors. Et ignore donc son “dedans”. Qui entend se surpasser commence par se délimiter. L’Europe a manqué prendre “forme” : ne s’incarnant dans rien, elle a fini par rendre l’âme» (p.64). Et puis : «Il est des pays-entreprises où, par un américanisme mal compris, le réagir tient lieu d’agir et où la soif de modernisation fait la chasse au moindre cérémonial comme à du gaspi. Confondant décorum et décoratif, le contrôleur de gestion taille dans les dépenses de protocole aussi sûrement que dans les crédits de la culture» (p.87). Au fond, et si Régis nous parlait alternativement d’un pays proche (la France) et d’un monde lointain (l’idée républicaine universelle) ? Claudel disait : «Rien ne s’ouvre que pour se refermer.» Malicieux, Debray nous suggère : rien ne se ferme que pour se rouvrir…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 novembre 2010.]

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vendredi 19 novembre 2010

Nouveau gouvernement, ou la gangrène sarkozyste...

«Le sol d’une nation où fleurit l’immoralité n’est pas de granit, mais de sable.» Avant de se rendre à Colombey, la semaine dernière, pour piller l’héritage du général, Nicolas Sarkozy aurait dû relire quelques passages de Vercors, en particulier l’un de ses textes de janvier 1945 intitulé la Gangrène… D’ordinaire, dans notre vieux pays qui «vient du fond des âges», comme disait de Gaulle, les mots engagent autant que les actes. Or, il y a tout juste une semaine, lors de son discours, la vedette du Fouquet’s ne prenait sans doute pas conscience de ce qu’elle lisait à toute la nation recueillie : de Gaulle «avait montré que l’on pouvait aspirer à la grandeur de son pays sans jamais asservir les autres» ; «jamais le sentiment national ne s’était confondu chez lui avec la tentation du repliement» ; «il avait voulu que le chef de l’État soit l’homme de la nation et non d’un parti» ; «décider sur le seul critère de l’intérêt général»...

Relire ces phrases au lendemain de la nomination de son nouveau commando paraît bien cruel pour le monarque élu. C’est pourtant la signature, une fois encore, de son style de gouvernance et du caractère grossier et brutal de son projet ultralibéral. Mensonges et injustices. Tandis qu’il s’apprête à gouverner le G20 «main dans la main», selon ses propres mots, avec le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, Nicolas Sarkozy a donc décidé de presser le pas de sa guerre de classes. Comme si le temps lui manquait. Comme si le sale boulot contre le peuple réclamait ni répit ni sentiments… Depuis l’été, les éditocrates nous avaient affirmé qu’il envisageait une pause dans les réformes sous la forme d’un «virage social». Fumisterie ! Exit le «nouveau gouvernement» dont l’audace nous avait été prévendue depuis des mois ! Place à un remaniement de campagne, avec son cortège d’idéologues – plus nombreux qu’hier, c’est dire si le pire est peut-être encore devant nous...

On peut penser à juste titre que les «surprises» de ce casting n’en sont pas, que la mise en scène imaginée par le Palais a de quoi nous faire sourire. Mais ne perdons pas de vue que cette équipe de combat, ultradroitière, rassemble des doctrinaires qui font froid dans le dos. L’arrivée des «aboyeurs», Lefèbvre, Lellouche et Mariani, récompensés pour leur zèle outrancier et souvent ordurier, témoigne que les dix-huit mois à venir seront pavés d’infamies, avec pour but de draguer l’électorat frontiste – non seulement par mimétisme avec le FN, mais aussi par conviction. Besson et Hortefeux se sentiront moins seuls. Rappelons à ce propos que le ministre de l’Intérieur, toujours installé place Beauvau malgré sa condamnation en première instance pour injure raciale, récupère au passage le portefeuille de «l’immigration». Un symbole de plus.

Sarkozy n’a jamais été l’homme «de la rupture» mais le serviteur d’une «fuite en avant» autoritaire, le serviteur des puissants de la finance et du Medef, d’une vision clanique de la société, des copains et des coquins… Qui en doute alors qu’il vient de fermer la porte aux attentes populaires, exprimées depuis des mois sur tous les tons et à tous les âges, jusque dans les tréfonds de ce pays en révolte ? On nous dit, avec une assurance crâne, que «Sarkozy a perdu la main», que Fillon «devient un hyper premier ministre», que «Borloo sera un adversaire». La belle affaire. Qui tire(ra) vraiment les ficelles sinon le président lui-même, comme il le montrera dès ce soir, en direct, sur trois chaînes de télévision ? Ne l’oublions pas. Si Sarkozy est aujourd’hui affaibli, ce n’est pas à cause de son camp mais grâce au mouvement social, qui a réussi à le placer sous surveillance. Seul le peuple peut s’opposer à cette gangrène mortifère qu’on nomme le «sarkozysme».

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 16 novembre 2010.]

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mardi 16 novembre 2010

Sarkozy à la tête du G20 : une vraie mise en abîme...

«Dans les grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.» On ne sait si les chefs d’État ou de gouvernement les plus puissants de la planète (globalisée) ont lu Balzac, mais leur propension à conduire (globalement) les affaires économiques du monde avec un tel degré d’arrogance et de mimétisme nous pousse à croire qu’ils ont au moins appris par cœur les sermons de Milton Friedman, qui, il y a longtemps, affirmait que seules les crises majeures avaient la capacité enviable – pardi – d’éprouver la résistance des peuples et que c’était le meilleur moment de pousser les feux de l’ultralibéralisme… D’ailleurs, jamais dans notre histoire contemporaine la scène internationale n’a autant ressemblé à un théâtre d’ombres ; ses formes ressemblent à une mise en abîme crépusculaire. À l’image du sommet du G20, dont il ne faut retenir qu’une chose : ils se moquent du monde !
C’est dans ce contexte surréaliste que Nicolas Sarkozy a pris la présidence de ce G20 qui le fait tant fantasmer. Et pour cause. Se jouent là 80% du commerce mondial et plus de 90% du PIB de la planète… Comme à son habitude, le monarque élu français annonce qu’il va «casser la baraque» : réforme du système monétaire, gouvernance mondiale, lutte contre la spéculation sur les matières premières… Le caïd de l’Élysée a même prévenu que la France poursuivrait «la moralisation 
du capitalisme, la stricte surveillance de la rémunération des traders, la stricte surveillance des paradis fiscaux». Vous avez bien lu ! À ce point de schizophrénie, nous n’avons plus seulement affaire à un double langage, qu’ont pu pratiquer à merveille quelques-uns de ses prédécesseurs, mais carrément à un dédoublement de personnalité totalement assumé ! Outre sa vulgarité coutumière, Nicolas Sarkozy possède tous les registres 
du vocabulaire de la mauvaise foi et du mensonge.

Il condamne les excès de la finance ? Ceux du capitalisme ? De la spéculation ? Des paradis fiscaux ? Il va vanter le «courage de l’action» et se transformer en grand humaniste ? La bonne blague. Que valent ces mots face à la réalité ? Après plusieurs mois d’une séquence sociale française sans précédent, avec ses cortèges par millions, son esprit de résistance revisité et de conquête sociale retrouvé, Nicolas Sarkozy n’a certes rien concédé mais il a surtout donné à voir la vraie nature de son idéologie. Rester l’ami des financiers. Et travailler «main dans la main avec le FMI», comme il l’a déclaré hier. Sa loi sur les retraites symbolise à elle seule l’éradication de ce qu’il reste du «modèle social à la française» –autrement dit plus grand-chose. La privatisation de la France avance. Sarkozy n’incarne pas la «rupture» mais la fuite en avant…

Au moins est-il parfaitement taillé pour le rôle dévolu au G20 : tromper les peuples ! Et puisqu’il n’est pas à une mystification près, son objectif affiché d’éviter une «guerre des monnaies» ressemble d’ores et déjà à de l’affichage verbal. La Chine mise sur la faiblesse du yuan. Les États-Unis font tourner la planche à billets, 600 milliards de dollars. Et la BCE poursuit son «occupation économique» à l’intérieur de la zone euro. Qui trinquent ? Les économies des pays émergents… Depuis l’éclatement au grand jour de la crise financière mondiale, le spectacle destructeur de ces saigneurs 
de l’humanité nous conforte dans l’idée que les peuples, localement et mondialement, doivent amplifier leur résistance pour imposer des réformes alternatives radicales. C’est une urgence absolue.
[Editorial publié dans l'Humanité du 13 novembre 2010.]

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samedi 13 novembre 2010

Conseil de lecture : le christianisme, une machine de coercition ?

La Religion des seigneurs. Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle, d’Éric Stemmelen. Éditions Michalon, 320 pages, 22 euros.

Comme les trois mousquetaires, ils sont quatre. Quatre athées et agnostiques scrutant les textes chrétiens des origines. Mordillat et Prieur, les plus provocateurs, ceux dont les séries pour Arte (Corpus Christi, l’Origine du christianisme, l’Apocalypse) et les essais (Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus) (1) ont fait se dresser contre eux la clique catholico-traditionaliste qui prospère à la Sorbonne et dans certains journaux. Pierre-Antoine Bernheim, le plus méthodique, dont le Jacques, frère de Jésus (2) est devenu une référence mondiale malgré les remarques désobligeantes («juif Bernheim»). Et maintenant, Éric Stemmelen, le lecteur infatigable, dont la Religion des seigneurs (3) attaque l’histoire du christianisme par le versant économique et social, remettant en question l’apologétique qui voudrait que ce mouvement religieux ait été le produit d’une immense ferveur populaire, un soulèvement de foi et d’espérance…

Le livre d’Éric Stemmelen fait face aux textes. À l’origine, au IIIe siècle, il y a la crise profonde de l’esclavage. L’empire s’est tellement étendu qu’il devient impossible de capturer de nouveaux esclaves, main-d’œuvre ordinaire des grandes propriétés agricoles, qui, elles aussi, se sont étendues sur d’immenses territoires, les latifundiums. De l’effondrement économique des villae esclavagistes va naître le système du colonat – l’établissement de «colons» dans des fermes. Le colonat n’est qu’une forme abâtardie et plus hypocrite de l’esclavage. Dès lors, les nouveaux maîtres vont trouver chez les auteurs chrétiens les justifications morales et théologiques à l’exploitation des hommes, des femmes et des enfants qui travaillent sur leurs propriétés. Car le christianisme prône depuis toujours l’obéissance et la soumission. Paul, dans l’épître aux Romains : «Que chacun se soumette aux autorités qui sont au-dessus de nous.» Sans oublier la lettre de Pierre : «Vous, les domestiques, soyez soumis à vos maîtres…» Éric Stemmelen l’indique : «Le christianisme, à l’opposé de toutes les morales antiques, valorise le travail contraint, qu’il ne juge pas dégradant et incompatible avec la condition d’homme libre.»

Vers 312, à partir de l’adoption par Constantin 
du dieu chrétien, jusqu’à Théodose (379), on va assister 
à une christianisation forcée de la population. Une christianisation qui n’est pas montée de la plèbe vers les élites mais, au contraire, du haut vers le bas – ce que l’Église et ses thuriféraires se refusent encore à reconnaître. Le christianisme n’est pas une religion populaire, c’est une religion qui a été ordonnée au peuple et, avec elle, son exaltation de la souffrance, sa glorification de la résignation, son goût morbide pour le sang, sa haine du corps, sa morale sexuelle répressive, etc. D’une foi rebelle à tout pouvoir née dans une petite secte juive, le christianisme, se confondant avec l’empire, va devenir la plus grande machine de coercition jamais apparue sur terre. Comme on peut le lire dans l’évangile selon Matthieu : «Ce sont les violents qui l’emportent.»

(1) Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus et Jésus sans Jésus, 
de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur (Points/Seuil). (2) Jacques, frère de Jésus, de Pierre-Antoine Bernheim (Noesis). (3) La Religion des seigneurs, d’Éric Stemmelen (Michalon).

[Avec Pascale Lagniot]

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lundi 8 novembre 2010

Âge(s) : quand un spectre hante la France...

Particules. Avez-vous déjà réfléchi à ceci. Lorsque vous êtes connecté au web, vous lisez. Même beaucoup. Mais de quelle lecture s’agit-il? Est-elle intensive? Passive? Totalement libre qu’elle dissuade toute aridité? Est-ce celle entendue comme exercice spirituel préparant à la méditation ou à la connaissance, telle que Sénèque ou d’autres ont pu la décrire pour que ces textes circulent «dans notre intelligence, non dans notre mémoire». Avez-vous l’impression, parfois, que votre cerveau bricole dans les limbes de la médiasphère? «Pensez»-vous aussi intensément qu’avant? Avec le même «esprit»? La même intention? Comment faites-vous face aux particules qui s’écoulent à la vitesse de l’instantanéité? Transmettre, selon Régis Debray, «c’est faire traverser le temps à une information, d’hier à demain». Communiquer, «c’est lui faire traverser l’espace d’ici à là-bas». Nuance.
Lèche-bottes. C’était à l’heure de l’apéro – l’instant enfin retrouvé de délaisser l’ordi surchauffé. Dehors, un épais brouillard enfouissait l’horizon, tandis qu’au loin le long murmure de la ville bruissait de son écho douloureux, nous enveloppant d’une empreinte incertaine. La télé crachotait l’une de ces émissions savantes où conversent sur tous sujets quelques éditocrates germanopratins. Il y était question de «la fin du conflit social». «Victoire totale de Sarkozy», entendit-on. «La fièvre est terminée et la France entre enfin dans un nouveau modèle social», affirma-t-on. Quelqu’un demanda : «Restera-t-il quand même de l’amertume chez les ‘’vaincus’’ ?», présupposant qu’il y ait déjà vainqueurs et vaincus. «Non», répondit un autre, sûr de lui. L’un d’eux, riant aux éclats, annonça qu’il allait citer deux fois Tocqueville, le maître à penser de tous les libéraux de la haute. La sentence tomba. Primo: «L’esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmure. Quelquefois il assassine son maître, mais il ne lui résiste jamais.» Secundo: «Les hommes ne sauraient jouir de la liberté sans l’acheter par quelques sacrifices.» Pestant devant notre petit écran, nous aurions voulu rajouter une autre citation que nos lèche-bottes de la médiacratie ne connaissent sans doute pas: «En politique, ce qu’il y a souvent de plus difficile à apprécier et à comprendre, c’est ce qui se passe sous nos yeux.» Encore Tocqueville…

Frayeur. Depuis quelques mois, un spectre hante la France. Celui de la révolte et de l’insurrection sociale. Puisqu’il ne sera pas dit que le bloc-noteur se refuse à puiser chez Tocqueville pour sonder les peurs enfouies des dominants lorsque les dominés finissent par se dresser, prenons l’exemple de la révolution de 1848. Dans ses souvenirs, celui-ci rapporte la frayeur d’un confrère député qui surprit les propos de jeunes domestiques rêvant à voix haute d’en finir avec le pouvoir des maîtres. Inutile de préciser que l’homme en question attendit prudemment que l’insurrection fût écrasée pour les congédier… Le même Tocqueville se souvient aussi d’avoir croisé, rue Saint-Honoré, une «foule d’ouvriers qui écoutaient le canon». Et il écrit : «Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on sait, l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonnade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l’insurrection gagnait du terrain. J’augurais déjà que toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras, soit de cœur, dans la lutte ; cela me le confirma. L’esprit de l’insurrection circulait en effet, d’un bout à l’autre de cette vaste classe et dans chacune de ses parties, comme le sang dans un seul corps ; il remplissait les quartiers où l’on ne se battait pas, comme ceux qui servaient de théâtre au combat ; il avait pénétré dans nos maisons, autour, au-dessus, en dessous de nous. Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres fourmillaient d’ennemis domestiques…»

Contradiction. Drôle d’époque. Tout communique, tout est en «lien», en «relation», tout permet de la «compréhension», bref, jamais dans l’histoire humaine le savoir n’aura été à ce point mis à la disposition du plus grand nombre, et pourtant, le malaise d’incompréhension (précisément) qui nous étreint semble s’accroître davantage, comme si une cruelle frustration, née du décalage entre les possibles et les réalités, s’imposait à nous, immanquablement. Évidente ambivalence d’une mondialisation qui accroît les échanges, les communications et les intercompréhensions entre les humains, mais qui comporte aussi un processus diabolique d’homogénéisation, de mécanisation, d’uniformisation destructeur des diversités culturelles. Ce qu’Edgar Morin, pessimiste, appelle «l’alliance de la barbarie venue du fond des âges historiques et de la barbarie anonyme et glacée venue des développements technobureaucratiques». L’univers globalisé (la gouvernance mondiale) du capitalisme roi utilise tous les recours modernes pour sa propre propagande, tandis que notre univers consumériste évolutif ressemble aux pires cauchemars qu’on pouvait imaginer. Le capitalisme sauvage tel qu’il le demeure : un monde dans lequel les hommes sont sacrifiés à la survie des choses fétichisées, érigées en idoles barbares sanguinaires qui n’hésitent pas à vouer les hommes à la misère pour perpétuer leur propre règne.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 novembre 2010.]

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mardi 2 novembre 2010

Présent(s) : quand le conflit social nous parle d'ici-et-maintenant...

Combat. «Ce qu’il faudrait désormais, c’est moins un goût de révoltes individuelles qu’une volonté collective copernicienne… en sommes-nous si loin ?» D’un pas assuré, le rouge au front, les yeux pétillants et ce quelque-chose dans la valeur des mots qui porte loin, le vieux bonhomme arpentait, ce jeudi, les rues d’une petite ville de province d’où émergeaient, plutôt vaillantes, des centaines de personnes. Carnet en main, le bloc-noteur en vadrouille constata depuis les tréfonds vivants-souffrants d’une France révoltée que cette volonté populaire, déniée et méprisée par le pouvoir, n’avait rien d’une fable et «pensait» haut et fort la structuration de ses colères, avec ses éclats et ses limites, sans fantasme, ni repli. «Bien creusé, vieille taupe», comme disait Hamlet, nous sentions là l’intensification d’un présent d’autant plus humain qu’il avait dépassé tous les préavis. De notre ici-et-maintenant s’ouvre un espace plus vaste d’intervention humaine qui s’oppose frontalement à «l’économisme» étouffant des logiques de domination. En verve, notre vieil homme ajouta pour tout au-revoir une espèce de mise en demeure : «Le monde des possédants redécouvre l’existence des possédés, les dominés se retournent contre les dominants. Au fond, l’aspiration à l’égalité est toujours présente dans ce vieux pays. Malgré les années d’individualisation à marche forcée, il était temps qu’on sorte de cette nuit d’insomnie. Et si ça ne faisait que commencer ?»

Événement. Loin des «lendemains» qui chantent, qui furent, dans la mythologie occidentale, 
plus usités par les adversaires de toutes pensées révolutionnaires ou communistes que par ses acteurs, il n’est pas inutile de se rappeler à l’urgence du présent comme source de motivations. Tandis que nous assistons cette semaine à toutes les interprétations possibles et imaginables sur le reflux ou non du mouvement social actuel, chacun, donc, devrait se rendre à l’évidence : la temporalité effective de l’action inventive, qui vise non à accompagner le monde tel qu’on veut nous l’imposer mais à y faire surgir des possibilités jusque-là inconnues, est toujours celle d’ici-maintenant. Même placé sous l’emprise d’une représentation de l’à-venir, le temps réel
du conflit reste ce présent à embrasser, car celui-ci, en réinventant une transcription symbolique «de la» politique, donc une forme de réappropriation de l’action publique dans la Cité, redonne goût au surgissement de l’événement voulu par un collectif – et non plus subi. Ce à quoi nous assistons depuis des mois a d’ores et déjà contredit l’arsenal de normalisation libéralo-capitalistique dont on nous rebat les oreilles depuis au moins une génération. Partout émergent de nouvelles espérances plus ou moins assumées, au moment même où le capitalisme globalisé, loin de se «moraliser» (sic), favorise la misère psychique et économique, et la promotion des États adossés à des logiques ouvertement inégalitaires. Nous venons de loin : longtemps, la marginalisation de la classe ouvrière, qui s’accompagnait, de fait, de la disparition du concept de lutte des classes dans le débat public, n’a pas été le fruit du hasard mais la condition sine qua non pour une adhésion massive – ou une passivité non moins massive – des Français au libéralisme politique. Ses promoteurs ont tenté de mettre à la poubelle de l’histoire l’idée même de r-évolution, Mai 68, le Front populaire, affirmant que les individus (versus les citoyens) seraient plus heureux
dans un monde dominé autant par la spéculation financière que par un hygiénisme consumériste. N’ayez que des devoirs, surtout plus de désirs. Ne pensez plus. Soyez pragmatiques…

Héritages. Et voilà que la réalité – oui, ce fameux «principe de réalité» pour une fois inversé – vient contredire 
la propagande officielle. La bataille des idées ne serait 
donc pas vaine, ni perdue. Alors que chacun redoutait que la crise sociale ne frappe notre société en ses points les plus fragiles, exacerbant les tendances de fond, réactivant
les névroses des refoulés, bref accélérant les rancœurs et les réflexes basiques du populisme aggravé, le peuple français a préféré réinstaller sur sa table des valeurs l’aspiration à une autre forme de vie. Au point de s’enthousiasmer pour 
une séquence de luttes dont la casse des retraites, pointe avancée de la destruction de nos droits, est devenue un emblème majuscule. Par les temps qui courent, «nous» et «bien commun» ne s’improvisent pas. On voulait nous faire croire que ces héritages, supports hier d’affirmations collectives, étaient dépassés, pris en tenaille entre les revendications identitaires par en bas et les processus actuels de la mondialisation dans le cadre de l’hégémonie du système capitaliste néolibéral. C’était compter sans l’insurrection 
des consciences et, pourquoi pas, sur le réveil d’un idéal de transformation de la société. Soyons toujours avec Gracq: «Point de ‘’monde’’, quel qu’il soit, sans un principe interne d’organisation, sans une sorte de ‘’vouloir-être-ensemble’’ au moins sommeillant, sans un point de fuite, même infiniment éloigné, vers lequel convergent les lignes de sa perspective.» Et toujours avec Aragon: «Hommes de demain, soufflez sur les charbons / À vous de dire ce que je vois.» Ce qu’il faudrait désormais ? Que chacun soit capable de bien plus de choses nouvelles que ce qu’il imaginait…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 octobre 2010.]
(A plus tard...)