vendredi 29 avril 2022

Immédiatisation(s)

La vérité crue d’une démocratie dégradée par laquelle la volonté du peuple est entravée...

Âge. Vu les circonstances, la tentation fut grande d’écrire la même chronique qu’il y a cinq ans, eu égard à la tradition du bloc- noteur, qui tient pour symboliquement forts les hauts lieux de cette satanée monarchie républicaine toujours pas abattue (bientôt). Un nouveau président mérite ici même son surnom, qu’il traînera jusqu’à prochaine révolution, ou épuisement de la fonction, programmée définitivement, cette fois, pour 2027. Après dix ans de Nicoléon et de Normal Ier (Jacques Chirac fut épargné, en son temps, allez savoir pourquoi), il y eut donc en 2017 l’arrivée fracassante du prince-maréchal Mac Macron. Ce sobriquet tenait moins du mépris dogmatique que de l’astuce stylistique, comme pour ses prédécesseurs au demeurant. À l’époque, en retournant la biographie de l’élu pour en saisir les sens véritables sinon cachés, nous n’avions aucun doute sur l’ex-ministre de l’Économie, banquier et prodige de la prise de pouvoir par les urnes, devenu en un rien de temps l’un des plus fascinants personnages de la Ve République. Une sorte de monarque républicain version 3.0. Ses 39 ans annonçaient un nouvel âge du pouvoir et nous savions une chose: toute sous-estimation de l’homme était une double faute, intellectuelle et politique. Rayés de la carte, les soixantenaires, les quinquas. L’âge, le sien, tenait-il lieu d’unique explication? C’était oublier un peu vite le logiciel propre au XXIe siècle qui lui sert de cerveau, intégralement au service d’une cause qu’il n’a jamais vraiment cachée: en tant qu’incarnation du nouvel âge de la politique, il venait rafler la présidence de la France afin d’honorer l’avènement d’un nouvel âge capitaliste. Une histoire d’âge, en somme – comme un alignement des âges. Les capitalistes financiers, eux-mêmes en pleine mutation insoupçonnable, avaient besoin d’un capitaine pour diriger la cinquième puissance mondiale. Les financiers coalisés l’avaient choisi.

Angoisse. Le voilà donc réélu. Nous l’appellerons désormais Mac Macron II. Rassurez-vous, par ledit intitulé nous ne croyons pas à l’avènement d’une «ère nouvelle», telle qu’il l’a annoncée au soir de sa victoire. Pourtant, admettons que le «en même temps» a créé une situation si complexe que, selon certains commentateurs, à peu près tout doit effectivement changer pour que tout puisse continuer – juste continuer – dans un pays fracturé en quatre blocs (libéraux, gauche progressiste, extrême droite, abstentionnistes) et où le risque d’une rupture démocratique ou d’une crise sociale majeure peut surgir à tout moment. L’immense passif du premier quinquennat pèse lourd. Même le Monde pointait cette semaine l’ampleur de la tâche du prince- président: «La somme d’angoisses et de frustrations renvoyées par le résultat de l’élection, l’importance des menaces géopolitiques et climatiques qui obscurcissent l’avenir sont telles qu’il faut changer de braquet, partir du quotidien des Français les plus fragiles pour évaluer les réformes acceptables et les conduire le plus sereinement possible.» Et le journal d’ajouter: «Ce que le philosophe Marcel Gauchet a qualifié de “malheur français” est apparu dimanche si profondément incrusté qu’il n’est pas excessif d’en appeler à la thérapie de groupe.»

Matrice. De toute évidence, la dure réalité libérale va perdurer, de même que la vérité crue d’une démocratie dégradée par laquelle la volonté du peuple est entravée par l’instrumentalisation de l’État de droit et par la pression oligarchique. Chantier trop vaste, pour Mac Macron II, qui nous conduit tout droit au chaos. La priorité donnée à l’individu reste sa principale matrice. La question des «classes» et de l’égalité, sans parler de «la lutte des classes», n’a jamais été son affaire. Pour se défendre, il assume une «pensée complexe» qui confine à l’immédiatisation permanente. Shakespeare lui répond: «La pensée est l’esclave de la vie, et la vie est le fou du temps…»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 avril 2022.]


mardi 26 avril 2022

Une nouvelle séquence politique

Emmanuel Macron ne bénéficie d’aucun blanc-seing.

Du jamais-vu. Au lendemain de son élection, Emmanuel Macron cherche les moindres traces d’une adhésion populaire véritable. Il ne les trouvera pas. Non seulement il a perdu 2 millions de suffrages exprimés par rapport à 2017 – Marine Le Pen en récolte plus de 2,5 millions supplémentaires –, mais les enquêtes d’opinion indiquent de manière implacable qu’une large majorité des Français souhaitent une cohabitation lors de son second quinquennat. En résumé, 63% des personnes interrogées espèrent que le chef de l’État réélu «ne dispose pas d’une majorité» à l’issue des légis­latives, sachant que 44% aimeraient le voir cohabiter avec Jean-Luc Mélenchon comme premier ministre. Enfin, 57% de nos concitoyens plaident pour que les partis de gauche (FI, PCF, EELV et PS) présentent des candidats communs. L’union des forces de progrès reste dans les têtes, telle une aspiration sinon une exigence…

Nous entrons dans une nouvelle séquence politique. Elle peut, de toute évidence, ne pas ressembler à celle de 2017 et fracasser l’absurdité du désespoir. Le gagnant ne bénéficie d’aucun blanc-seing, d’autant que sa propre campagne électorale, brève et assez évanescente, n’a pas servi de purge cathartique des monumentales colères qui traversent le pays. Sombre victoire en vérité. Emmanuel Macron se voit élu dans un océan d’abstention, avec, en sus, 3 millions de votes blancs et nuls, et au moins la moitié des personnes ayant voté pour lui ont glissé son nom dans l’urne pour barrer la route à l’extrême droite et non par soutien à son projet libéral. Le voilà très affaibli, dans un contexte de possible explosion sociale. Pouvoir d’achat en berne, colère dans les hôpitaux et dans le monde éducatif, réforme des retraites pouvant être décidée par 49-3 (dixit Bruno Le Maire), urgence climatique, etc. : le président ne possède aucun état de grâce pour le début de son nouveau mandat. Parlons plutôt de défiance.

Rien n’est impossible désormais pour répondre aux attentes populaires, enclencher une vraie dynamique d’espoir, et s’adresser aux 11 millions d’électeurs de gauche du premier tour et aux 12 millions d’abstentionnistes. L’objectif: élire une majorité au Parlement et battre le bloc raciste de l’extrême droite, comme le bloc libéral de la droite représenté par Macron. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 26 avril 2022.]

vendredi 22 avril 2022

Raison(s)

Point de faux-fuyant, d’hésitation, d’atermoiement possibles.

Risque. Dépasser la sidération du remake, réfléchir, agir en raison mais sans illusion. Juste par le sens des priorités. Après Pâques et les illusions perdues, voilà à peu près où en est le bloc-noteur à l’heure de glisser un nouveau bulletin dans l’urne. Point de faux-fuyant, d’hésitation, d’atermoiement possibles: tout démocrate, tout républicain, tout progressiste qui se respecte doit empêcher, par son vote, Fifille-la-voilà d’accéder à la présidence de la République. Le risque d’un pays confisqué est trop grand, avec la préférence nationale, l’ordre policier, les attaques contre les libertés fondamentales, la politique discriminatoire et anticonstitutionnelle érigée en système, son envie de contrôle des idées, etc. Nous parlons là de la France et de ses fondations démocratiques menacées, sans que nous ne sachions bien ce qui pourrait sortir des ruines de cette Ve République d’ores et déjà condamnée. Comme l’écrivait cette semaine la romancière Constance Debré dans l’Obs: «S’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette élection présidentielle, c’est d’abord qu’elle existe, et qu’elle permette de désigner un homme qui ait autant de pouvoir sur les autres.» Et elle ajoutait, comme une injonction: «Alors, si demain le chef qui sera élu ne nous va pas, plutôt que nous lamenter, plutôt que nous indigner, il nous appartiendra de désapprendre la lâcheté confortable à laquelle nous invite tout pouvoir. Il nous restera la désobéissance. Souvenons-nous bien que notre servilité sera toujours volontaire.»

Spectres. Nous avons le droit de détester Mac Macron et de l’énoncer publiquement. Nous avons le droit d’œuvrer à un changement de société radical, de rompre avec le modèle capitaliste. Nous avons le droit de rêver à un troisième tour de scrutin – les législatives – qui renverse la table. Mais nous n’avons pas le droit, au nom de toutes ces raisons, d’installer une Orban à la tête de l’État qui détruirait précisément toutes les possibilités de résistance active. La République oblige à des choix de vie, à une certaine dignité. Dans son fascinant roman On va bouger ce putain de pays (Fayard), Jean-Marc Parisis nous glisse dans les pas d’un président élu bien reconnaissable, il y a cinq ans, autour du destin d’un conseiller du Palais, à un moment où «les Français veulent briser le cycle des répétitions, rompre avec le temps circulaire de la politique», tandis que «se forme alors un trou au centre du présent où les gens tombent en hurlant, en pleurant». Vers la fin du récit, le narrateur admet que «la réalité est fatale» et qu’«on peut l’interpréter, la peindre, la musiquer, la poétiser, l’ironiser ; on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas. (…) La nier, mentir, revient d’une manière ou d’une autre à se fantômiser, à s’anéantir. Le mensonge, c’est pour les fous ou les spectres».

Illusion. Se mentir serait, par exemple, de ne pas voir le danger imminent et le surgissement possible d’un événement dramatique, de s’en «laver les mains» (mots entendus), de «faire comme si» de rien n’était, bref, de reporter sur les autres une éventuelle responsabilité collective. La citoyenneté exige des actes, en pleine conscience. Rendez-vous compte que le seul projet de loi référendaire de Fifille-la-voilà sur la «priorité nationale» heurterait de front la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946. Si elle imposait ce référendum illégal, elle assumerait une sorte de «coup d’État» qui enclencherait mécaniquement bien d’autres dérives antirépublicaines. En avril 1959, dans les Lettres françaises, Louis Aragon confessait: «Ce que j’ai appris m’a coûté cher, ce que je sais, je l’ai acquis à mes dépens. Je n’ai pas une seule certitude qui ne me soit venue autrement que par le doute, l’angoisse, la sueur, la douleur de l’expérience.» Agissons donc en raison, et néanmoins sans illusion. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 avril 2022.]

dimanche 17 avril 2022

Conscience(s)

La République se trouve en danger...

Civilisation. Maintenant, tout est affaire de conscience. Le temps reste un peu suspendu, bien sûr, et les jours se succèdent, vifs, précieux, uniques et si désolants, comme si l’à-venir se dressait devant nous, gris et ombrageux, semblable à une barrière qu’il nous faudra bien franchir sans vergogne. L’histoire ne s’arrête pas là. Prenons donc les choses dans l’ordre, en nous rappelant l’immense sentiment de gâchis – sinon d’impuissance –, de déception et de dépit à l’aune d’une catastrophe qui, de longue date, aurait pu être évitée. Le jour viendra, celui des bilans et autres désenchantements d’une gauche incapable de se dépasser. Responsabilités multiples, partagées, particulières, individuelles aussi. C’est toujours à la radicalité qu’on aime garder les mains propres au point de se les couper. On ne s’y résout pas, en vérité. «Plus noble que l’échec moralement sécurisant, qui élude tout mécompte, me semble le parti pris de l’incertain, ou de l’échec, si l’on veut, mais après avoir essayé», écrivait Régis Debray en 2012, dans Rêverie de gauche (Flammarion). Depuis dimanche soir, le bloc-noteur a beaucoup pensé à cette phrase. D’autant que l’écrivain-philosophe ajoutait: «À une seule condition: que la garde montante n’oublie pas de bien distinguer dans son héritage entre ce qui doit changer et ce qui doit se maintenir. C’est même en quoi consiste tout l’art politique.» La pire faute ne consiste-t-elle pas à laisser en état ce qui doit changer alors même qu’on s’attache à détruire ce dont la permanence est la raison d’être et la marque d’une civilisation?

Désastres. Formule rabâchée: ne sous-estimons jamais la difficulté de braver l’opinion dans une démocratie d’opinion. L’histoire est tragique, mais pas tout le temps. Le nôtre tient plutôt de la tragi-comédie tendance déception extrême. L’époque se veut idolâtre, aguicheuse, hédoniste, sans scrupules et parfois tribale? Elle est aussi inventive, décomplexée, voyageuse, fourmillante d’énergie et d’audace, imprévisible. N’étant pas de ceux qui prennent la fin d’un monde (une élection) pour la fin du monde, assurons-nous quand même que le pays ne bascule pas dans l’absurde furie nihiliste et destructrice. Nous sommes déjà nombreux, très nombreux, à dialectiser nos discours, à affûter nos arguments, pour tenter de convaincre des proches, des amis, des inconnus de ne pas laisser filer les urnes par simple répulsion-révulsion, colère et ras-le-bol des politiques néolibérales – nous partageons pourtant l’idée. Mais soyons sérieux: utiliser le bulletin Mac Macron, le seul disponible pour éviter le pire, constitue-t-il, à ce point, une entrave à ce que nous sommes, à ce que nous croyons profondément du sens de la République et de nos valeurs, à notre Histoire et pour tout dire : au devenir de la France des Lumières? Se pincer le nez, évidemment. Le regretter après coup, certainement pas. En pleine recomposition politique, dont le processus se poursuit en mode accéléré, alors que deux blocs sociologiques et culturels se font désormais face, rien ne serait plus dramatique que d’installer à l’Élysée Fifille-la-voilà, ouvrant dès lors une séquence de profonds désastres en cascade, un cataclysme antidémocratique qui éloignerait de toutes perspectives de transformations sociales.

Danger. Disons-le tout net: la République se trouve en danger. Et de manière plus sournoise qu’il n’y paraît. Méfions-nous des apparences d’«acceptabilité», voire de «fréquentabilité». Le RN reste authentiquement d’extrême droite, en prise directe avec le FN du père. Un parti contraire au sens de l’histoire, toujours maurrassien et pétainiste, toujours poujadiste et nationaliste. Entre le libéralisme, qui réclame le combat social, et l’obscurantisme d’extrême droite, comment demeurer muet, passif et «ailleurs»? De la préférence nationale aux atteintes à la Constitution et aux droits fondamentaux en tout genre, la menace, réelle, n’a rien d’un fantasme – sauf peut-être pour les «installés» de la vie, ceux qui pensent n’avoir rien à perdre et qu’une bonne séance de chaos purgerait un vieux pays déboussolé. Attention: avec Fifille-la-voilà, tout sera détruit par la discrimination assumée et l’apologie de l’inégalité. Oui, une affaire de conscience.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 avril 2022.]

vendredi 8 avril 2022

Bilan(s)

Le véritable tronc commun remonte aux Lumières.

Projets. Nous votons ce dimanche, et le bloc-noteur repense malaisément aux séquences antérieures. Celles de ces derniers mois, bien sûr. Celles des cinq ans aussi, qui ont défilé à la vitesse de la lumière – incapables que nous fûmes d’en dévier le sens, ni la trajectoire mortifère. Question de dynamique, dit-on, de volonté collective, de rapport de forces crédible et durable. En sommes-nous donc là, à l’heure des mécomptes, quand il s’agit d’imaginer l’à-venir du pays en nous ­efforçant de croire de toutes nos forces que rien n’est encore perdu? Entre optimisme (toujours modéré) et pessimisme (plutôt approprié), les circonstances commandent le pas de côté en tant que bilan de faillite d’une France un peu paumée, prise d’assaut entre les intérêts particuliers et généraux, entre les combats idéologiques dont l’opposition nous effraie autant qu’elle nous afflige. Car nous avons de qui tenir, et de quoi nous réjouir au fond: une longue lignée nous pousse dans le dos, une belle fratrie nous tire déjà. En vérité, le véritable tronc commun auquel se rattachent nos psaumes d’actualité, comme pour atteindre la source vive, remonte aux Lumières, versus les actuels anti-Lumières qui pullulent et polluent les débats de fond et les projets alternatifs de société.

Nation. Il faut du temps et de l’énergie pour mettre en place un autre dispositif de pensée, en une époque maudite où, en effet, la guerre menée contre les valeurs et l’éthique historique des Lumières, comme horizon, se poursuit avec autant de détermination qu’au cours des deux siècles précédents. Identique rengaine, celle des philosophes du XVIIIe siècle, qu’il n’est pas vain de rappeler : une société représente-t-elle un corps, un organisme vivant, ou seulement un ensemble de citoyens? En quoi réside l’identité nationale d’une nation comme la France? Une communauté nationale se définit-elle en termes politiques et juridiques, ou bien en fonction d’une histoire et d’une culture? Qu’y a-t-il de plus important dans la vie des humains, ce qui leur est commun à tous ou ce qui les sépare? Que de questions… Auxquelles s’en ajoutent deux autres. Le monde tel qu’il existe est-il le seul envisageable? Un changement radical de l’ordre social en place constitue-t-il un objectif légitime ou l’assurance d’un désastre?

Individu. De la conception que nous nous faisons de l’homme dépendent certaines réponses. D’autant que cette question «identitaire», de nouveau à l’ordre du jour, n’a jamais disparu depuis que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a formulé la définition de la nation selon les Lumières: «Une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue du pays, renfermée dans de certaines limites, qui obéit au même gouvernement». Constatation: pas un mot sur l’histoire, la culture, la langue ou la religion. Voilà comment le citoyen vint au monde, affranchi de ses particularités. Sur cette base, furent ainsi libérés par la Révolution les juifs et les esclaves noirs. Pour la première fois dans l’histoire moderne, tous les habitants d’un même pays obéissant au même gouvernement devinrent des citoyens libres et égaux en droits, relevant tous des mêmes lois. «Pour la pensée politique représentée par le puissant et tenace courant anti-Lumières, l’individu n’a de sens que dans le particulier concret et non dans l’universel abstrait», expliquait l’historien Zeev Sternhell. Et il ajoutait: «Il convient donc de privilégier ce qui distingue, divise, sépare les hommes. Si la nation est une communauté historique et culturelle, la qualité de Français “historique” devient alors une valeur absolue, tandis que celle de citoyen français se transforme en valeur relative, puisqu’elle désigne une simple catégorie juridique, artificiellement créée.» Évidemment, l’affrontement entre les deux traditions politiques continue, pas moins aiguisé qu’hier. La défense de l’universalisme et du rationalisme reste une tâche urgente et complexe, à la mesure de ses enjeux : maintenir ce qui fonde une nation composée de citoyens autonomes. Surtout au moment des grands choix.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 avril 2022.]

mercredi 6 avril 2022

L’imposture

Macron-Le Pen : à trop souhaiter et désigner son adversaire, on l'accrédite. 

À cinq jours du premier tour de l’élection présidentielle, l’affaire devient sérieuse, inquiétante et mortifère. Après une longue campagne à bas bruit et en trompe-l’œil, Marine Le Pen entre dans la ligne droite comme si de rien n’était, en mode «ordinaire», surjouant le calme et l’absence totale de prise de risque, s’installant dans les derniers sondages au plus haut, même lors d’un hypothétique et crispant second tour. Partout, dans le paysage public et médiacratique, la «dédiabolisation» puis la «banalisation» de sa personne, de son programme comme de ses idées se sont transformées en «normalisation». Emmanuel Macron en personne avoue avoir échoué en ce domaine, et pour cause: de droitisation en ultradroitisation de sa politique, il n’aura eu de cesse, depuis cinq ans, d’installer sa meilleure ennemie dans ce futur duel afin d’assurer sa réélection, allant jusqu’à lui abaisser des ponts-levis stratégiques. À trop souhaiter et désigner son adversaire, on l’accrédite.

La perspective de vivre un cataclysme antidémocratique ne provoquerait donc plus la peur et ne serait plus associée au nom de Marine Le Pen. Soyons sérieux. Sur la forme, la candidate du Rassemblement national a policé ses discours, apparaissant plus «modérée» qu’Éric Zemmour, son acolyte maurrassien et pétainiste qui aura servi jusqu’au bout de leurre afin qu’elle apparaisse plus «acceptable», sinon «fréquentable». Mais, sur le fond, le RN reste authentiquement d’extrême droite, en prise directe avec le FN du père. Un parti contraire aux valeurs ­démocratiques et républicaines. Le nationalisme xénophobe de Marine Le Pen constitue d’ailleurs l’une des branches matricielles de l’extrême droite européenne.

De la préférence nationale aux atteintes à la Constitution et aux droits fondamentaux en tout genre, la menace n’est en rien un fantasme. Tout pourrait être démembré à l’aune de la discrimination assumée et de l’inégalité, l’État, les contre-pouvoirs, les syndicats, la laïcité, le féminisme, etc. Sans parler des droits sociaux! Car voilà bien la principale imposture de Marine Le Pen: celle de se revendiquer en candidate «sociale». En évoquant le «pouvoir d’achat» du matin au soir, elle parle d’abord et avant tout de son éventuel «pouvoir», par lequel la République serait en danger. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 avril 2022.]

vendredi 1 avril 2022

Panique(s)

Mac Macron et Fifille-la-voilà sont dans un bateau... 

Noyés. Implacable calendrier, filant aussi vite qu’un vol d’étourneaux, sans vraiment savoir dans quelle direction ses vents nous porteront. Ce miroir du temps, comme une mise en abîme, inciterait plutôt à la rêverie. Mais les désarrois potentiels de promeneurs solitaires – pourtant ni misanthropes ni mal lunés – n’ont rien pour nous retenir, encore moins nous préoccuper plus que de raison. Sous les clapotis de l’actualité, le nez écrasé sur la vitre, l’heure redevient grave face à l’essentiel. Car, dans une semaine, nous y serons donc, à ce premier tour de la présidentielle. Et nous saurons en quoi et pourquoi les cinq dernières années passées, qui n’auront servi à rien, pèseront ou non dans la balance des mécomptes à la lumière d’un bilan si affligeant qu’il nécessite des techniques de précision pour y voir clair. Les bonnes âmes qui pensaient que le «plus rien ne sera comme avant» de Mac Macron allait se traduire par un aggiornamento avec les politiques antérieures savent depuis longtemps à quoi s’en tenir. Par les gilets jaunes puis la pandémie, qui ont collé au mur tous ses projets et le sens même de sa politique capitaliste décomplexée, l’homme devait soi-disant se réinventer. À un détail près. Il s’est bel et bien ­réinventé… résolument à droite, comme en atteste la présentation antisociale de son programme pour les cinq années futures. Le «ni gauche ni droite» s’est définitivement transformé en «ni gauche ni gauche» et les crédules qui s’attendaient à ce que le «nouveau chemin» de la Macronie emprunte une rive «progressiste» se sont noyés au milieu du fleuve en crue, emportés par le courant libéral.

Aveu. Ajoutons à ce panorama que le niveau d’abstention devient l’un des grands enjeux du premier tour, avec le danger que celui-ci dépasse les 30% des inscrits, ce qui constituerait le record des onze présidentielles de la Ve République. Le politologue Jérôme Jaffré expliquait cette semaine dans le Figaro: «Cela montrerait que la cassure entre les citoyens et le vote constatée aux municipales et aux régionales persiste. Et que la présidentielle perd de sa force comme expression de la volonté nationale.» Et il ajoutait cette sorte de prédiction: «Une forte abstention, c’est un risque électoral pour Marine Le Pen dont la base sociale y est la plus sujette. C’est un risque politique pour Emmanuel Macron qui, au soir du premier tour, subirait une pluie de critiques pour avoir minoré la campagne et refusé les débats entre les candidats, qui mobilisent les électeurs.» À partir de ce constat lucide, une espèce de peur panique s’empare ces jours-ci de l’Élysée. «Le risque de l’extrême droite est là», aurait dit Mac Macron à ses conseillers, selon le Canard enchaîné, leur précisant: «On n’attaque plus Marine Le Pen sur la radicalité de son programme ni sur sa crédibilité. On s’est habitués à Le Pen.» L’état-major du prince-­président-candidat a même constaté le coup de mou en ces termes: «Sur le pouvoir d’achat, nous sommes au-dessous de la main, pas à la hauteur des préoccupations.» Ou encore: «La droitisation du discours n’est pas compensée par des mesures de gauche. Le “en même temps” a glissé vers “à droite toute”. Cela explique que les chiffres se resserrent au second tour.» Bel aveu.

Mépris. Jusque-là, sa stratégie s’avérait limpide. Après avoir siphonné la gauche libérale et la droite dite «classique», Mac Macron a ultradroitisé tous ses choix en vue de ce qu’il croyait être son assurance-vie: Fifille-la-voilà. En est-il encore certain? Sa responsabilité est d’ores et déjà historique: en balisant la voie à son adversaire préférée, en lui abaissant un pont-levis, n’a-t-il pas mis en péril la démocratie, sinon la République elle-même? À moins qu’un autre scénario ne s’impose dans les jours qui viennent et ne renverse la table. Le bloc-noteur aime cette formule: Mac Macron, c’est le programme économique de Fifille-la-voilà, plus le mépris de classe ; Fifille-la-voilà, c’est le programme économique de Mac Macron, plus le mépris de race. Les Français ne veulent ni de l’un, ni de l’autre…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 1er avril 2022.]