lundi 31 octobre 2022

Affrontement(s)

La lutte des classes pour sortir de l’échec.

Époque. Non, notre avenir ne se résume pas à un business plan, en une époque où nous survolons les données macroéconomiques en tant que radiographie d’une France en mutation. Entre révolution du rapport au travail, inflation inquiétante, abstention galopante et ­capharnaüm aux portes du pays, ne serait-il pas temps de bous­culer cette vieillotte et fallacieuse distribution des rôles en redonnant du « sens » à l’horizon de notre société? À propos d’«époque», nous éprouvons à quel point la nôtre a jeté aux orties le «pourquoi» et le «comment», et n’admet désormais quasiment plus qu’un adverbe fétiche, hors duquel point de salut: combien? C’est la pente arithmétique imposée à tous. Faire du chiffre, pour mériter l’estime générale. Nous dévalons avec effroi, tandis que dans le cœur vivant des citoyens qui souffrent des crise, tout s’affaisse, jusqu’à la peur du lendemain.

Décor. Il n’y a pas si longtemps, en 2021, la lecture de l’essai cosigné par Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, la France sous nos yeux (Seuil)pavé de près de 500 pages, nous avait passionnés autant qu’inquiétés. Aucune réponse ne s’y trouvait, mais le coup de scanner donné à toutes les structures du pays était saisissant de vérité. Une véritable «grille de lecture» actualisée de la société. Les auteurs s’étaient en effet lancés dans la rédaction de l’ouvrage après s’être rendu compte que les études sociologiques, jusque-là, restaient essentiellement basées sur le modèle de la France des années 1980, modèle obsolète qu’il fallait sérieusement revisiter après quatre décennies de profond changement. De la «vieille» France au «monde d’après», en quelque sorte, sachant que nos sociétés­ sont entrées pleinement – définitivement? – dans l’univers des services, de la mobilité, de la consommation, de l’image et des loisirs composant une nouvelle France ignorée d’elle-même. Les auteurs plantaient le décor actuel composé de plateformes logistiques, d’émissions de Stéphane Plaza, de kebabs, de villages de néoruraux dans la Drôme, de boulangeries de ronds-points. Cette nouvelle «organisation» est aussi celle d’une société dont les représentants egocentrés et avides de Web shopping sont plus nombreux dans les parcs à thèmes que dans les monuments historiques, et représentent des cibles idéales des partis politiques d’extrême droite. Un odieux raccourci? Peut-être, ou pas.

Curseur. Depuis la rentrée de septembre, les Français se déclarent «pessimistes» à 75% environ. Du jamais-vu sur la période étudiée de référence, qui court sur vingt-cinq ans. Pouvoir d’achat, questions climatiques, perspectives de guerre, pauvreté galopante : tout semble en place pour le grand saut dans l’inconnu, dans l’attente d’une alternative politique franche et massive, d’un nouveau rapport de forces et de classes. Pour vaincre collectivement le libéralisme globalisé, demandons-nous aussi pourquoi, depuis plus de trente ans, les opposants à la contre-réforme ont toujours été battus – à l’exception de la victoire bienvenue de 1995. Victoire relative dans le temps long, puisque la «réforme» fut finalement imposée sous Nicoléon quelques années plus tard. Nous connaissons la «mécanique»: si les libéraux de tout poil font valoir des droits nouveaux, comme le compte personnel d’activité, la réponse des opposants consiste trop souvent à dire que ces droits sont «insuffisants», au lieu de les dénoncer comme «capitalistiques» dans leur logique, et de promouvoir la qualification de la personne: toujours une lecture en termes de curseur et de partage, bref, sur la défensive, jamais en termes de statut de producteur et de régime de propriété. Le moment est venu de «jouer» radicalement l’affrontement, pas à côté. Déplaçons et déportons-nous de la stratégie de l’échec – centrée sur un meilleur partage de la valeur – vers une stratégie de renforcement du mode de production communiste. Sortons du «conflit de la répartition» pour mener la vraie lutte des classes, celle qui dispute à la bourgeoisie et à l’oligarchie financière le pouvoir sur la valeur.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 octobre 2022.]

jeudi 20 octobre 2022

Politique(s)

A propos de la "violence" des grévistes...

Pente. «Le capitalisme pourrissant secrète de la violence et de la peur à haute dose», écrivait le regretté Daniel Bensaïd en 2009. Et le philosophe ajoutait: «Il s’agit de faire en sorte que la colère l’emporte sur la peur et que la violence s’éclaire à nouveau d’un objectif ­politique, à la façon dont Sorel revendiquait une nécessaire violence de l’opprimé, mais une “violence éclairée par l’idée de grève générale”.» L’actualité toujours tranchante de ces mots possède quelque chose de prophétique, à moins de considérer, bien sûr, une sorte de permanence historique dans les récits des luttes épiques jamais ­totalement achevées. Vaste question existentielle pour tout aspirant au changement. Ainsi donc, à la faveur du moment présent, les grévistes, quels qu’ils soient, porteraient en eux une telle «violence» qu’il faudrait éradiquer jusqu’au droit pourtant constitutionnel de la grève elle-même. Curieuse époque, où les modes revendicatifs sont niés, moqués, insultés avec tant de haine que nous ne savons plus quand s’arrêtera la pente fatale de l’ignominie. Le grand mouvement de contre-réforme des années 1980 et 1990 a amplifié ces tendances au détriment des espérances d’émancipation des séquences précédentes. Baudrillard notait que surgirent alors les fréquences d’une violence rituelle, existentielle, spectaculaire, dépolitisée, où le bûcher des vanités marchandes tenait plus du feu de peine que du feu des joies partagées. Il écrira d’ailleurs en 2004: «Certains ­regretteront le temps où la violence avait un sens ; la violence idéologique, ou encore celle, individuelle, du révolté qui relevait encore de l’esthétisme individuel et pouvait être considérée comme un des beaux-arts.»

Opprimés. Souvenons-nous de la révolte des banlieues françaises de 2005 qui avait pu faire passer une partie de la jeunesse ghettoïsée et stigmatisée de la honte à la fierté «d’être du 9-3». Sauf que, cette violence parfois muette et souvent autodestructrice n’avait pas trouvé à s’inscrire, comme celles de Watts (1965), d’Amsterdam (1966), de Paris (1968), de Montréal (1969) dans un réel mouvement social d’émancipation ascendant débouchant inévitablement sur «de la» politique. Alors que nous vivons la fin d’un cycle, celui d’une démocratie représentative trop adossée à la monarchie républicaine, la violence même symbolique ne serait-elle plus ni ludique, ni sacrée, ni idéologique, mais structurellement liée à la consommation? Si Sorel croyait à une «violence éclairée par l’idée de grève générale», retenons au moins la leçon: rien ne peut se concevoir sans objectif politique majeur, un objectif qui dépasse précisément les individualismes, pour devenir constitutif de la subjectivation des opprimés, des plus faibles.

Sens. Autre temps, autres mœurs idéologiques. L’impunité des puissants du capitalisme globalisé entretient une violence structurelle omniprésente, celle que Pierre Bourdieu appelait «une loi de circulation de la violence». Disons les choses clairement, et c’est exactement ce que vivent les citoyens de France ici-et-maintenant : il existe désormais un désespoir programmé, poussé à son paroxysme en tant que forme nouvelle d’une violence oppressive ayant pour but de briser toutes les volontés de résistance, citoyenne, syndicale et politique. Ainsi, convoquer le mot «violence» lorsqu’il s’agit d’évoquer les luttes sociales concrètes, dures et durables, est toujours un contresens historique et une entrave à l’à-venir. Chacun son espace du sens et du collectif, dont la politique, la politique seule en dernier ressort, doit garder l’accès ouvert. N’est-il pas réconfortant, comme le ­signalait cette semaine une chroniqueuse du Monde en évoquant «le retour de la question sociale» (tout arrive), que le mouvement social en pleine fusion redéfinisse, enfin, un peu, ce qui «nous» constitue par l’action?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 octobre 2022.]

dimanche 16 octobre 2022

De la convergence dans l’air !

Le succès de la marche parisienne, ce dimanche, à l’appel de la Nupes, en témoigne. Le rapport de forces est entamé. 

L’histoire de Prométhée, toujours recommencée, nous instruit sur notre volonté autant qu’elle nous incite à la prudence. Et pourtant. Si chaque mouvement social possède sa logique propre et s’adosse toujours à son époque, la bataille en cours pour l’augmentation des salaires et contre la «vie chère» s’avère désormais si puissante, partout dans le pays, qu’elle dit quelque chose d’essentiel sur notre société et les crises cumulées. Alors que, dans le tréfonds des foyers, une colère de moins en moins sourde se propage à la vitesse des fins de mois difficiles sinon impossibles, la grève des travailleurs des dépôts et raffineries, entamée voilà trois semaines, a servi de détonateur dans un contexte social déjà éruptif. En vérité, tout était en place pour que cette mobilisation, en apparence sectorielle, devienne l’affaire de tous les salariés. Et que ces derniers s’en emparent, prennent le relais.

Les inquiétudes et les ras-le-bol fonctionnent comme une poudrière, tandis que, malgré les injustices flagrantes et les inégalités, le duo Macron-Borne continue d’imposer les pires régressions sociales. La situation internationale anxiogène se mêle aux obstacles de la vie quotidienne, qui laminent les familles populaires de l’intérieur. Comment payer son loyer ? Comment remplir son chariot de courses, bien avant les fins de mois ? Et, d’ores et déjà, comment ne pas subir l’angoisse de ne plus pouvoir honorer ses futures factures d’énergie ? La flambée des prix pèse comme une menace existentielle, se transformant en une « obsession » qui écrase tout sur son passage, sachant que le niveau de la chute de l’indice du salaire mensuel de base continue de s’effondrer…

Le succès de la marche parisienne, ce dimanche, qui a réuni plus de 100.000 personnes à l’appel de la Nupes, en témoigne: il y a de la conjonction et de la convergence dans l’air ! Et nous ne pouvons que souhaiter l’élargissement vers une mobilisation générale pour obtenir une hausse des salaires. Mardi 18 octobre, les grèves toucheront cette fois tous les secteurs, la pétrochimie, le privé, le public. Le rapport de forces est entamé. Pour l’heure, le gouvernement refuse d’augmenter les salaires, avec tous les leviers dont il dispose: le Smic, le point d’indice, l’indexation sur l’inflation, la taxation des superprofits pour redistribuer les richesses. L’y contraindre n’est plus impossible – juste à portée de luttes.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 17 octobre 2022.]

vendredi 14 octobre 2022

Amnésie(s)

Le Sacré-Cœur classé aux monuments historiques. Une honte.

Colères. Nos prophètes de légende, sans prise sur l’événement, parvenaient jadis à sublimer le malheur passé ou à venir par l’étalement du mystère dans le temps. La (quasi-) disparition des arrière-mondes et des longues durées propres à l’Histoire – avec sa grande H tranchante! – donne aux succédanés d’ici-et-maintenant des airs d’histrions. En ravivant volontairement certaines brûlures du passé-qui-ne-passe-pas, beaucoup provoquent de saines colères: comme cette semaine. Ainsi donc, un siècle après sa consécration, la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, dans le 18e arrondissement de la capitale, sera prochainement «protégée» au titre des monuments historiques. Une honte. Ce mardi 11 octobre, au Conseil de Paris, les élus ont donné leur feu vert pour demander à l’État d’octroyer au célèbre édifice cette reconnaissance qui lui confère le niveau de protection le plus élevé. Les lecteurs du bloc-noteur se souviennent que l’affaire était dans les «tuyaux» depuis octobre 2020, à la suite d’une décision du préfet d’Île-de-France. À l’époque, nous nous étions indignés de cette perspective. Nous y voilà. Plus rien n’arrêtera désormais la «machine administrative» en cours, en pleine méconnaissance et en tant que provocation et insulte à la mémoire des 30 000 morts de la Commune.

Camp. Érigé pour faire payer aux Parisiens leur résistance aux Prussiens puis aux versaillais, ce monument mériterait un déboulonnage en règle, une déconstruction historique conduite avec patience et intelligence. Au contraire, on lui réserve une consécration, un an après le cent cinquantième anniversaire de la Commune. Comment ne pas redire notre incompréhension? Comment rester calmes? Rappelons que cette basilique, dite du «Vœu national», avait pour objectif d’expier la «déchéance morale» provoquée par les révolutions égrenées depuis 1789, auquel vint se rajouter l’expiation de la Commune de Paris déclenchée le 18 mars 1871 sur la butte Montmartre, là où tout s’acheva dans un bain de sang. Les batailles entre historiens, toujours pas apaisées, n’y changeront rien. L’odieux «pain de sucre» de la butte ­représente tout à la fois le signe tangible de «l’ordre moral» voulu par ­l’Assemblée monarchiste élue en février 1871 et le symbole par excellence de « l’anti-Commune ». Et les autorités de la France républicaine du XXIe siècle décident de valoriser ce symbole de la division entre deux France alors diamétralement opposée. L’une ultra­catholique, antirévolutionnaire et antirépublicaine ; l’autre anticléricale et républicaine. Une sorte de clivage droite-gauche qui a perduré – et pour cause – et pousse encore aujourd’hui à choisir son camp! Non, le «consensus» évoqué çà et là par quelques âmes égarées n’existera jamais…

Stupidité. Par les temps qui courent, ce «classement» s’apparente soit à un gage donné aux forces réactionnaires, soit à une reprise en main idéologico-historique. Dans les deux cas, le procédé s’avère assez immonde, puisqu’il ressemble à une apologie du meurtre des communards. Nous savions que la droite versaillaise n’avait jamais faibli dans sa détestation de la Commune, une haine si puissante qu’elle fut toujours «pensée» et «théorisée» dans le prolongement des massacres de la «semaine sanglante». Que cette emprise conservatrice puisse se manifester à nouveau, de cette manière-là et avec cette morgue insoutenable, en dit long sur le moment que nous traversons. L’amnésie atteint des sommets de stupidité. Souvenons-nous que, le 29 novembre 2016, l’Assemblée nationale avait en effet voté une résolution «réhabilitant les communardes et communards condamné·es», demandant même que des efforts soient consentis pour «faire connaître les réalisations et les valeurs de la Commune». Et six ans plus tard? Toujours rien… Sauf la glorification du Sacré-Cœur, et par elle, celle des bourreaux. Que ce lieu de culte soit choisi pour ce déni démocratique n’est digne ni de la République, ni d’une part non négligeable du monde chrétien qui se reconnaît dans les valeurs humanistes de la Commune. La France crache sur les victimes. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 octobre 2022.]

vendredi 7 octobre 2022

Expérience(s)

La montée des "incertitudes" et la question sociale...

Progrès. Les catastrophes naturelles, industrielles mais aussi politiques et sociales, qui, dans l’agenda de nos effrois d’une époque sens dessus dessous, relaient dans nos mémoires les désastres de la guerre et les pestes d’antan, donnent lieu à maints retours d’expérience(s). Vous souvenez-vous de la formule de Paul Valéry concernant le royaume de France au temps de Montesquieu avant 1789? «Le corps social perd tout doucement son lendemain», analysait l’écrivain, poète et philosophe. Le bloc-noteur ne fantasme pas : nous ne sommes très vraisemblablement pas à la veille d’une révolution – au mieux évoquerait-il une (r)évolution –, et la société française baignant dans le capitalisme libéral est fort différente de celle du XVIIIe siècle, dont les fabuleux soubresauts portaient de lourdes menaces tout en soulevant, comme un feu jaillissant, de grandes espérances. Pour autant, le sentiment de «perdre son lendemain» n’a sans doute jamais été aussi puissamment perçu, intégré, redouté. Par là, admettons qu’une transformation considérable s’est opérée en une quarantaine d’années quant à la façon dont nous pouvons représenter l’à-venir et avoir prise sur lui. Résumons: au début des années 1970 encore, cet à-venir se définissait, se «lisait» sous le signe du progrès social, que rien ni personne ne pourrait enrayer puisque cette construction conceptuelle et pratique ne prenait pas sens que dans la théorie simplement ancrée dans une téléologie de l’Histoire, mais bien dans les luttes, les conquêtes, etc., le tout en héritage des grandes théories qui changèrent les hommes.

Peurs. Depuis le mitan des années 1990, pour schématiser, nous portons le diagnostic d’un « effritement » de la société salariale pour caractériser les effets d’ensemble des transformations en cours. Évidemment, la structure d’une formation sociale demeure, mais elle s’effrite, se détériore – ce qui, de fait, a suscité nombre de débats enflammés sur la « survalorisation » quasi hystérique de la «valeur travail», ce qui mérite d’être sondé sans relâche. Le regretté sociologue Robert Castel avait prévenu, dès le milieu des années 2000: «Aujourd’hui, on peut et on doit s’interroger plus avant sur l’installation dans une précarité qui pourrait constituer un registre permanent des relations de travail, une sorte d’infra-salariat au sein du salariat.» Nous y voilà, ce qui explique en grande partie la fameuse «montée des incertitudes» qui lamine la société dans ses profondeurs: peurs du lendemain (on tourne autour), impression de «déclassement», nouvelles générations à la dérive sociale, dérégulations généralisées du travail, pauvreté, etc. D’autant que l’espérance d’une organisation alternative de la société, si elle reste fortement présente dans les esprits, paraît moins « collectivement » partagée dans ses grandes lignes qu’auparavant.

État. Pourtant, les signaux d’alarme sont là, bien réels. Avec les crises multiples (Covid, sociale, financière, énergétique, environnementale, etc.), le niveau de mécontentement général des citoyens de notre pays reste très élevé, comme le montre la dixième vague de l’étude « Fractures françaises », réalisée cette semaine par Ipsos & Sopra Steria pour le Monde, la Fondation Jean-Jaurès et le Cevipof. En résumé? Un corps social en colère. Grosse colère, même. Notons que les Français se disent plus préoccupés par les sujets économiques et sociaux que par les questions identitaires. Retenons ces chiffres : les difficultés liées au pouvoir d’achat (54%) arrivent loin devant la protection de l’environnement (34%) ou l’immigration et la délinquance (seulement 18%). Significatif aussi, les personnes interrogées sont largement conscientes des discriminations et jugent très majoritairement (80%) que le racisme est présent en France. Enfin, une courte majorité (55%), mais une majorité quand même, souhaite également un État interventionniste pour relancer la croissance. En somme, un État social «actif» est réclamé de-ci, de-là, comme promoteur du droit qui réaliserait la gageure de redéployer les protections dans les interstices de la société, jusqu’au monde du travail. La conscience est toujours là. La question de classe aussi, en vérité.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 octobre 2022.]

lundi 3 octobre 2022

Dupond-Moretti : coup de tonnerre inédit sur la République

Jamais un ministre en poste n’avait été renvoyé en procès devant la Cour de Justice.

«J’ai toujours dit que je tenais ma légitimité du président de la République et de la première ministre, et d’eux seulement», affirmait récemment Éric Dupond-Moretti. Ce lundi 3 septembre 2022, quelques jours à peine après cette déclaration, la France a donc connu un coup de tonnerre inédit dans son histoire politique, donnant aux mots du ministre de la Justice un caractère éclatant de vérité: oui, sa légitimité ne tient plus que par la grâce de l’exécutif… En effet, comme cela était prévisible puisque l’intéressé lui-même ne cachait pas qu’il en avait la «quasi-assurance» et qu’il n’entendait pas démissionner, le garde des Sceaux sera bel et bien jugé par la Cour de justice de la République (CJR) pour «prise illégale d’intérêts». Une première – et un résumé de «l’ère» Jupiter. Jamais un ministre en poste n’avait été renvoyé en procès devant cette juridiction d’exception.

L’ancien ténor du barreau, alias «Acquitator», est soupçonné d’avoir profité de sa nomination à la chancellerie pour régler ses comptes avec des magistrats, sur fond de différends quand il œuvrait comme avocat. Une accusation gravissime dans notre République. Le parquet général de la Cour de cassation estimait depuis mai qu’il existait des «charges suffisantes», ce que confirme de manière brutale le réquisitoire définitif: «M. Dupond-Moretti a pris un intérêt consistant à engager un processus disciplinaire contre des magistrats avec lesquels il avait eu un conflit en tant qu’avocat. (…) Avocat pénaliste reconnu, M. Dupond-Moretti ne pouvait ignorer l’existence d’un conflit d’intérêts.»

L’étau se resserrait autour du protégé d’Emmanuel Macron. En pleine connaissance de cause, le ministre, dont les relations avec la magistrature sont notoirement difficiles, fut pourtant reconduit à son poste dès le premier gouvernement Borne, symbole du changement de doctrine de l’Élysée en matière d’exemplarité et d’éthique politique. Contrairement à Bayrou, Rugy, Delevoye ou Abad, désormais un ministre doit quitter ses fonctions seulement après avoir été condamné… sauf, murmure-t-on dans l’entourage du chef de l’État, si la pression s’avère trop forte. En l’espèce, n’avons-nous pas dépassé ce stade, et depuis longtemps? 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 4 septembre 2022.]