mardi 28 mars 2023

L’arrogance crasse de l’exécutif 

Emmanuel Macron se vit peut-être en héros thatchérien dans le secret de son intimité. Il devient surtout le fossoyeur de la démocratie française.

Au royaume en perdition du monarque élu, le mépris n’a donc plus de limites. Alors que la dixième journée de mobilisation se déroulait, ce mardi 28 mars, avec le succès que nous connaissons, les thuriféraires du prince-président en ont rajouté dans la provocation. Le secrétaire général de la CFDT en sait quelque chose. Après avoir proposé «une pause» dans le processus de la loi sur les retraites, Laurent Berger était mandaté par l’intersyndicale pour une demande de «médiation», sachant qu’un courrier devait être envoyé à l’Élysée. Croyez-le ou non, mais la manifestation parisienne ne s’était même pas encore élancée que le porte-parole du gouvernement, dans son compte rendu du Conseil des ministres, lançait un nouveau bras d’honneur à l’intersyndicale: «Nous saisissons la proposition de se parler, mais nul besoin de médiation», expliquait Olivier Véran. La stratégie du pire et de l’escalade. Au point que nous pouvons désormais nous demander: où s’arrêtera l’arrogance crasse de l’exécutif?

«Ça commence à suffire, les fins de non-recevoir», répliquait Laurent Berger, jugeant la réponse du gouvernement «insupportable». Une idée sans doute partagée par certains membres de la majorité présidentielle – du moins ce qu’il en reste. Les députés Modem, par exemple, n’hésitaient pas à se déclarer «favorables» à une médiation. Manière d’affirmer, sans le crier trop fort : jusqu’où ira le président, qui n’écoute ni la rue, ni les syndicats, ni les forces politiques, pas même ses partisans?

Emmanuel Macron, tout seul, accroché à cette idée sarkozienne selon laquelle le courage en politique (sic) consiste à affronter la colère populaire et à ne «jamais céder», se vit peut-être en héros thatchérien dans le secret de son intimité. Il devient surtout le fossoyeur de la démocratie française. Comme le dit dans nos colonnes l’écrivain Nicolas Mathieu: «L’idée qu’il se fait de son rôle et du bien du pays menace la paix civile, parce qu’elle implique un déni de l’altérité et que l’autoritarisme qui en découle enflamme des pans entiers de notre société.» Et le lauréat du prix Goncourt 2018 précise: «Par sa méthode et son obstination, son mépris et sa surdité, il a libéré des réserves de rage qu’il n’imagine pas.» Rien à ajouter.

[EDITORIAL publié dans l’Humanité du 29 mars 2023.]

samedi 25 mars 2023

Pulsion(s)

Le régime est à bout de souffle…

Vérité. Ainsi, la vieille pulsion est réveillée – et nous nous souvenons, soudain, que la France reste la France, même quand ­l’horizon paraît bouché. Donc, cette fois, le roi est nu: à bas le roi! Après moins de six ans de pouvoir, plus rien ne changera désormais. Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Mac Macron II a tout perdu à force de tout détruire, jusqu’à la légitimité de sa position comme de son ­incarnation. De mépris en coups de menton, le prince-président, en «Nabo » du XXIe siècle bien plus destructeur que Nicoléon en son temps (c’est dire), a poussé les feux du libéralisme technocratique au point ­d’essouffler définitivement ce qu’il subsistait encore de notre régime. Même en allant chercher très loin la parole des éditocrates qui, jadis, se complaisaient dans les plis du présidentialisme absolu, tout républicain un peu sérieux se pose dorénavant la seule question à la hauteur du ­moment: la Ve République a-t-elle vécu? Parvenus à ce point de crispation démocratique, sociale et institutionnelle, regardons la ­vérité en face. Le régime du monarque-élu se trouve ­totalement à bout de souffle. Et avec lui, le cadre représentatif a été martelé, humilié, ­démonétisé en quelque sorte, au point d’entraver l’action politique et d’attiser, à tous les échelons de la République, cette défiance croissante. Depuis son arrivée sous les lambris du Palais, Mac Macron I et II a poussé la verticalité jupitérienne jusqu’à la ­caricature. Résultat, le sentiment de fracture entre le chef de l’État et les citoyens connaît une aggravation si inquiétante et mortifère que tout retour en arrière paraît impossible, sinon inutile.

Violent. Ne soyons pas naïfs, Mac Macron en personne réfléchit à une sortie de crise, à la fin de son quinquennat, à la suite. Raison pour laquelle il songerait sérieusement cette fois à une «réforme des institutions» qui s’apparenterait plutôt à un accommodement de circonstances. Un chantier lancé à bas bruit. Mais pas moins explosif que celui des retraites. À son corps défendant, le dossier des retraites, de même que les passages en force au Parlement auront, paradoxalement, accéléré le processus de conscientisation politique du pays en tant qu’expérimentation du cadre institutionnel qui est le nôtre, aussi aberrant que violent. Les citoyens, atterrés, ont découvert dans le détail les travers de la Constitution, et par ailleurs ce qu’il serait possible d’en faire entre les mains de l’extrême droite – de quoi frissonner. Soyons réalistes: la Constitution, l’organisation des pouvoirs publics, la démocratie et donc la République ne correspondent plus aux attentes ni aux exigences de solidarité, de justice et à l’aspiration croissante à un nouveau mode de développement. Nous voilà parvenus à un point de non-retour aussi enthousiasmant que dangereux pour les équilibres fondamentaux de la nation. Un autre cycle, qui ne réclamerait pas de demi-mesure, peut-il dès lors s’ouvrir vers une VIe République? Elle aurait pour principe la compétence normative des citoyens, à savoir leur capacité d’intervenir personnellement dans la fabrication des lois et des politiques publiques. Rendons-nous bien compte que, à l’approche de son soixante-cinquième anniversaire, le régime fondé par le général de Gaulle est en voie de battre le record de longévité détenu jusqu’à présent, dans l’histoire constitutionnelle française, par la IIIe République (1870-1940). Trop, c’est trop…

Cruel. Certes, d’autres avant lui avaient déjà bien entamé le travail, mais le fossoyeur de sa propre fonction porte un nom: Mac Macron. En le regardant s’agiter, et même parler, cette semaine, le bloc-­noteur songea à Victor Hugo, et au portrait cruel que le grand poète écrivit de Louis Bonaparte dans Napoléon le Petit, ce «personnage vulgaire, puéril, théâtral et vain», qui aimait «les grands mots, les grands titres, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir» et qui mentait «comme les autres hommes respirent». Le roi est nu. Et la vieille pulsion réveillée.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 24 mars 2023.]

samedi 18 mars 2023

Spectre(s)

L’époque fait du «marxisme» sans le savoir.

Horizon. «L’histoire ne fait rien, c’est l’homme, réel et vivant, qui fait tout», disait Karl Marx. Cent quarante ans après sa disparition, le 14 mars 1883, l’auteur du Capital et du Manifeste du Parti communiste continue de nous inciter à penser que la pertinence d’un choix politique est fonction des échelles d’observation. D’autant qu’il ajoutait: «Les hommes font l’histoire, mais ils ne connaissent pas l’histoire qu’ils font.» Dans cette formule rebattue et souvent disputée, la seconde proposition valide la première. Le «mais» doit en effet se lire comme un «parce que», dans la mesure où aucun homme ne se mêlerait de «faire l’histoire» s’il savait à l’avance laquelle. Tout combat s’écrit pas à pas, dans la multitude et la complexité collective. Car si nul ne progresse innocemment, le regard toujours plus ou moins braqué sur l’horizon, toute prescience nous dégoûterait du moindre engagement, sachant que Marx lui-même assurait que «l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre».

Philosophe. Vaste question, non? Qui renvoie directement à une autre phrase en forme d’injonction qui bouscula le XIXe siècle: «Jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer.» Beaucoup oublient par ailleurs que Marx, philosophe jusqu’au bout de l’âme, élabora aussi un travail d’historien politique moins déterministe qu’on ne le dit parfois. Puisons dans ses grands textes historiques, portant par exemple sur le déroulement de la révolution de 1848, Les Luttes de classes en France, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Tous montrent que l’événement révolutionnaire ou prérévolutionnaire relève plus de la contingence que de la nécessité historique. L’actualité de notre «ici et maintenant» en témoigne parfois cruellement: chaque évolution possède son propre rythme, sa propre logique. Certains épisodes peuvent déclencher ou accélérer les confrontations sociales (et politiques). Quelquefois, des incidents, en apparence absolument mineurs, provoquent des événements considérables. Même si, la plupart du temps, l’historien constate que les conditions étaient réunies, rien, jamais, n’oblige à penser qu’un basculement de l’Histoire se produise nécessairement.

Retour. Un spectre hante encore l’Europe, donc l’humanité tout entière: le spectre de Marx! Le temps est désormais loin où une presse tapageuse annonçait triomphalement sa mort. Maladroitement, les dominants exprimaient ainsi à la fois le soulagement de sa disparition et la crainte qu’il ne revienne. Depuis plus de vingt ans, ce retour redouté n’est plus à démontrer. Le magazine Time le célébra par ces mots: «Cette tour immense dominant les autres dans le brouillard». «Marx avait-il raison?» titrait récemment Der Spiegel, comme en écho à des manifestants de Wall Street qui, répondant à l’interrogation, crièrent: «Marx avait raison!» Pour la génération du bloc-noteur, le come-back survint assez tardivement, bien après l’un des plus fabuleux livres de Jacques Derrida, Spectres de Marx, publié en 1993, qui constitua à l’époque une onde de choc, une évidence, pour ne pas dire une espèce de révélation en tant que rappel à l’ordre, afin de nous sortir d’un début de sommeil – qui aurait manqué de nous endormir collectivement. «Qu’ils le veuillent ou non, le sachent ou non, tous les hommes sur la Terre entière sont dans une certaine mesure les héritiers de Marx», écrivait Derrida. Et Fernand Braudel rappelait à quel point l’esprit du temps et son vocabulaire étaient imprégnés de ses idées. Aussi nombreux que tardifs, les hommages restent néanmoins – dans leur masse – réductibles à une banalisation médiatique, rendant inoffensif ou domesticable celui qui voulut «semer des dragons». Beaucoup s’y sont essayés, avant d’échouer lamentablement dans leur tentative de neutraliser l’injonction révolutionnaire. Car, dans les chaos du XXIe siècle, l’époque ferait du «marxisme» sans le savoir. Résumons: le Capital fut jadis écrit pour détruire le capitalisme. Cet instrument de lutte (des classes) est plus vivant que jamais.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 17 mars 2023.]

mardi 14 mars 2023

Bombe(s)

Retraites : toutes les catégories sociales expriment leur refus.

Nasse. Les mensonges éhontés comme les ruses politiques de bas étage laissent toujours des traces. Même le quotidien du soir le Monde, dans un éditorial assez cinglant, le notait ainsi cette semaine: «Qui comprend encore la finalité du projet de réforme des retraites qui a été tour à tour présenté comme le moyen de financer les grands chantiers du quinquennat, puis comme la condition sine qua non pour sauver le régime par répartition, puis comme une façon de renforcer “la justice sociale” et “l’équité”?» Ironique, le journal ajoutait: «Au point d’incompréhension où il est arrivé, le mieux que peut espérer l’exécutif est que “Les Républicains” acceptent de lui sauver la mise la semaine prochaine à l’Assemblée nationale. Il n’en est même pas sûr.» Mac Macron et sa Première sinistre sont dans la nasse, d’autant que, par une malice délicieusement orchestrée, la majorité sénatoriale de droite débutait l’examen du report de l’âge légal de départ à la retraite (le fameux article 7) au lendemain même où les syndicats réussissaient une nouvelle démonstration de force dans la rue (plus de 3 millions de manifestants) et par les grèves (massives), une journée qui constituera, quoi qu’il arrive, l’un de ces moments historiques de notre Histoire sociale.

Rejet. Nous voilà donc «aux jours d’après», assurément les plus décisifs, sachant que la bataille de l’opinion paraît définitivement perdue pour Mac Macron. Une passionnante enquête d’opinion réalisée par le collectif de chercheurs Quantité critique conforte ce qui n’est plus une impression, mais bien une réalité. «L’opposition à la réforme, qui ne cesse de s’intensifier, touche toutes les catégories d’actifs et est majoritaire chez toutes les personnes en activité», signale d’emblée l’étude. Ce rejet massif, certes plus fort dans les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers, reste ultradominant aussi chez les cadres: 64%. Vous avez bien lu! Signalons que cette opposition est moins nettement dominante chez les 65 ans et plus (43% favorables, 44% opposés) et évidemment chez les personnes déclarant un niveau de revenus nets supérieur à 4000 euros par mois (51% favorables, 42% opposés). Le collectif Quantité critique précise: «Le soutien aux manifestants, aux grèves et aux blocages atteste de la perte de légitimité du gouvernement et de la possibilité d’un élargissement de la contestation dans les jours à venir.» La seule vraie interrogation, en vérité.

Tournant. L’étude nous apprend par ailleurs un fait qui n’a rien d’anodin: le rejet de la réforme est très proche dans le privé (69%) et le public (74%). Le collectif reconnaît que, «loin de se concentrer dans des foyers de contestations classiques, le combat touche toutes les catégories d’actifs à des niveaux très élevés», ce qui renverrait directement à «la détérioration des conditions d’emploi et de travail». Personne ne montrera son étonnement de savoir que l’opposition atteint 82% chez celles et ceux qui ont choisi quatre qualificatifs négatifs parmi les quatre suivants («stressant», «dangereux», «répétitif» et «fatigant») pour décrire leur propre activité professionnelle. Selon le collectif, pas de doute: «La volonté de s’émanciper de la marchandisation du travail est au cœur du débat», bien qu’il ne faille pas confondre secteurs d’activité (fortement syndicalisés) et individus. Ces derniers, souvent isolés et pas toujours armés pour se mobiliser, alimentent l’opposition dans les sondages mais, sans surprise, constituent dans le même temps une sorte de frein à l’action. Dès lors, nous le savons tous, le mouvement se situe à un tournant entre «la grève par procuration», dont témoignent 46% d’actifs soutenant la contestation sans y participer, et le recours à la grève (40%), à la manifestation (43%) ou aux actions de blocage (35%). Le bloc-noteur n’oublie pas deux autres chiffres. Le premier vient lui aussi de l’enquête de Quantité critique: 15% des actifs n’ont pas encore participé à la mobilisation mais se disent «prêts à le faire». Le second est issu du sondage Ifop réalisé pour l’Humanité: 65% des Français se déclarent «favorables» à la grève reconductible. Une véritable bombe sociale et politique.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 10 mars 2023.]

JO : entre promesses et réalité…

Les jeux Olympiques de Paris 2024 seront populaires… ou pas.

Il n’y a jamais de petits symboles… À 500 jours de Paris 2024, alors que les organisateurs avaient promis des jeux Olympiques «accessibles à tous» et «populaires», la polémique sur le coût exorbitant de la billetterie, comme les conditions d’obtention des tickets, laisse des traces et des doutes légitimes. Avec ses tarifs élevés, son mode de tirage au sort et ses disciplines reines hors de prix pour le commun des mortels, ces Jeux tant rêvés oscillent d’ores et déjà entre les promesses initiales et une certaine réalité­ concrète.

Les principaux acteurs de l’événement, qu’il s’agisse du Comité d’organisation ou de l’établissement public chargé de la livrais on des ouvrages, la Solideo, ne manquent pourtant pas d’imagination pour vanter l’avancement des chantiers et le coup d’accélérateur que ces derniers opèrent dans le processus­ du Grand Paris. Infrastructures, transports, développement économique, emploi: tout est, en effet, dans la boucle de ces Jeux de 2024, qui ne concernent pas que la capitale. En témoigne la situation en Seine-Saint-Denis, aux premières loges de ces JO, puisque ce département draine 80% des investissements de la Solideo, avec des projets monumentaux en cours, tels que le village olympique et celui des médias qui accueilleront le monde entier. Le discours officiel – volonté de promulguer des Jeux «solidaires» devant être une «opportunité» pour les territoires d’accueil – peine à se concrétiser.

À mi-parcours des travaux de préparation, les retombées positives en matière d’emploi local restent très en deçà des objectifs fixés. En 2019, Paris 2024 avait annoncé «150 000 emplois directs créés sur la période 2018-2024» dans les trois secteurs directement concernés: événementiel, tourisme et construction. Devant l’omerta des grandes entreprises, singulièrement celles du BTP, personne ne se risque à quantifier les emplois effectivement créés. Seule indication, très modeste, la Solideo se félicite d’avoir impliqué 2 222 personnes éligibles aux clauses sociales, dont 1 007 en Seine-Saint-Denis. Selon certaines indiscrétions, il fut même «laborieux» d’en arriver là… Au stade suprême du néolibéralisme sportif et des intérêts capitalistiques, les JO de 2024 pourront-ils vraiment être populaires? Rien n’est gagné. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 14 mars 2023.]

samedi 4 mars 2023

Héritage(s)

Un paysage social et politique en mutation.

Gamins. Dès le 7 mars, tout peut changer. Mobilisations, grèves, manifestations de masse… et pourquoi pas blocage du pays. Le peuple ne veut pas de cette maudite réforme des retraites – et rien, absolument rien ne viendra modifier cette réalité, pas même la bataille parlementaire dont l’issue reste incertaine, puisque l’exécutif n’exclut pas un passage en force. Mardi, nous retrouverons donc le chemin des rues et des pavés, avec au cœur et à l’esprit tous les possibles. Sans doute croiserons-nous, de nouveau, comme à chaque fois depuis le début de ce mouvement inédit, des portraits d’Ambroise Croizat brandis souvent par nos gamins. Les combats et leur appropriation modifient les paradigmes. Nous ne venons pas de nulle part, une longue lignée nous pousse dans le dos, à condition de ne pas lâcher notre fil d’Ariane – la lutte pour la justice – reposant sur l’«union du populaire et du régalien», la moins mauvaise des définitions acceptables, sur le long terme, de la gauche hexagonale en héritage. Le bloc-noteur, mélancolique d’époques qu’il n’a étudiées que dans les livres, a quelquefois suggéré que jamais la politique en France n’avait été aussi «déshistorisée». À se demander si une certaine négligence pour le peuple et une certaine indifférence pour l’Histoire (avec sa grande H) n’entretiennent pas quelque secret rapport. D’ailleurs, n’est-ce pas singulier que, au moment où «démocratie» est dans toutes les bouches, «peuple» sente le soufre, sans parler d’un autre mot, «syndicaliste»? Jusqu’à en effrayer les puissants…


Revanchard. Les syndicats sont de retour. Et avec eux, de loin en loin, se tisse une sorte de «front populaire» assez revanchard. Ne nous emballons pas, certes. Mais regardons avec lucidité ce paysage social et politique en mutation. Jusqu’à il y a peu, les arriérations de notre ici-et-maintenant voulaient nous inciter à croire que la lutte sociale – pour ne pas dire la lutte des classes – était devenue vieille lune, une pratique ringarde à laisser aux oubliettes. Patatras. Le mouvement de contestation en cours contre la réforme des retraites nous prouve tout le contraire et nous éclaire sur un point fondamental. Quand une mobilisation authentiquement populaire redevient centrale, la caste libérale nihiliste peut être repoussée dans les cordes. L’avenir de nos retraites a fonctionné, de manière ultraconsciente, en point d’accroche fondamental, révélant une colère profonde et légitime. Celle qui demande – toujours dans notre pays ! – l’inaltérable exigence d’égalité. Cette égalité qui, périodiquement, secoue les consciences et broie les résignations. «Une société est un éparpillement de mémoires, un amoncellement de poches à rancune et de comptes à régler», écrivit un jour Régis Debray. Et il ajoutait: «Un peuple est une histoire longue, ou plus exactement l’unité de cette histoire. (…) Le peuple sans société devient une mystification et la société sans peuple, un capharnaüm.»


Philosophie. Il y a bientôt quatre-vingts ans, nos aïeux du Conseil national de la Résistance (CNR), communistes, gaullistes, syndicalistes, réinventaient à la Libération un pays ruiné par des années de guerre. Des ministres, non des moindres, Ambroize Croizat en tête, allaient appliquer un programme visionnaire. Une idée centrale prévalait, qui les dépassait tous et qu’incarnait Croizat à lui seul: se tourner vers l’horizon, avec la matrice inaliénable de penser à une vie meilleure pour les générations futures – le propre de notre destinée humaine, n’est-ce pas? Où l’on parlait de vie commune et du sens profond que ces mots recouvrent, grande politique et haute philosophie mêlées. Cette histoire populaire révolutionnaire nous a été, en quelque sorte, volée. Et si peu de personnes osent encore voir ce «déjà-là» communiste, pourtant si présent, dans la Sécurité sociale, dans nos retraites, dans ce «régime général» si attaqué depuis des décennies qu’il faudrait le refonder en totalité. Les choses essentielles de la vie de tous doivent rester la propriété de tous. Tel est notre legs, et l’enjeu du combat en cours… 


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 mars 2023.]