jeudi 19 décembre 2019

Tentative(s)

Ce que nous disent les grévistes et les manifestants...

Mouvement. À trop entendre la langue de la gestion comptable et financière, celle des managers de l’entreprise France rompus (sinon vendus) aux canons anglo-saxons pour lesquels la relation client a remplacé un à un les services publics, nous nous autorisons un état récapitulatif des pertes et profits, côté salut public et nobles causes. Pas une démarche romantique. Mais politique. Programmes déchirés, confiances déçues, fraternités brisées : nous en étions là, certains d’entre nous imaginant même avoir perdu la guerre et pas seulement une bataille. Et puis, un an après le « choc » durable des gilets jaunes, qui a secoué les consciences et les habitudes, voilà qu’une forme de lutte des classes resurgit, signant cette singularité française toujours vivante telle une flamme sacrée. Sans savoir ce qu’il adviendra d’historique ou non de ce mouvement social majeur, il semble bien que le «monde syndical» – après avoir été enterré par Mac Macron et tant d’autres – ait repris la main. Comme le disait le philosophe et écrivain Régis Debray la semaine dernière dans l’Obs: «Quand le mouvement ouvrier est central, la caste nihiliste est marginale. Le point de retraite a joué en point d’accroche, pour une colère plus profonde et légitime. On comprend l’exaspération de ceux et celles qui gagnent autour de 1 500 euros par mois et sont taxés de privilégiés par ceux qui gagnent dix fois plus. Surtout quand les premiers, professeurs des écoles, sapeurs-pompiers, cheminots, infirmières, étudiants, conducteurs de métro, vont sacrifier des jours de salaire dans le froid, et que les seconds restent au chaud.» Parvenu à ce point de notre histoire contemporaine, ce que Régis Debray appelle «l’increvable exigence d’égalité», en tant qu’idéal absolu capable d’élever les foules, mérite sourire, enthousiasme et salves d’honneur. Pour le dire autrement: tout n’est pas foutu. Et si, dans le temps-long, toutes les tentatives pour inventer un contre-pouvoir dans la société, voire une contre-société face à l’Argent-maître ont échoué ou se sont parfois révélées pires que le mal, n’oublions pas le principal message des manifestants et des grévistes depuis quinze jours: «Nous pensons d’abord à l’à-venir, à ceux qui viendront après nous», fidèle à nos aïeux du CNR qui, à la Libération, dans un pays ruiné, se tournaient résolument vers l’horizon en imaginant une France meilleure pour les futures générations. Nous sommes non seulement les héritiers de cette philosophie politique, mais également les dépositaires…

Classe. Notre ennemi reste la pensée cloisonnée qui tue le feu de la raison. Puisque toute pensée authentiquement politique, comme l’affirme Edgar Morin, «doit se fonder sur une conception du monde, de l’homme, de l’histoire, de la société», n’attendons rien des enfants de la finance à la connaissance morcelée, réductrice, manichéenne. Mac Macron et ses affidés en sont la caricature, bien au-delà, admettons-le, de ce qu’on pouvait penser. Et nous ne sommes pas les seuls à le constater. Un étonnant article du journal britannique The Guardian épingle Mac Macron et «sa dernière tentative de détruire le filet de protection des Français». Nous pouvons lire ces mots étonnants: «Les autorités ont défendu leurs ambitions avec le langage du républicanisme français, promettant de mettre en place un “système universel” dans lequel tout le monde est traité de manière égale. Mais ce qu’elles oublient de mentionner est que le nouveau système serait pire que celui en vigueur. Depuis sa prise de fonction, le président n’a cessé de tailler sur les avantages de l’assurance-chômage et a facilité le licenciement aux entreprises tout en contrôlant le coût des services publics.» Ajoutons la conclusion du journaliste du Guardian, qui pourrait vite remplacer le bloc-noteur s’il n’y prenait garde: «Les gens dans les rues transporteront plus de sagesse que l’Assemblée nationale ou l’Élysée. L’État providence de la France est un succès de classe internationale qui devrait être protégé et qui ne devrait pas être creusé au profit de l’épargne.» Au pays de Thatcher et de Blair, on nous envie encore…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 décembre 2019.]

mercredi 11 décembre 2019

Distance(s)

L’équation impossible de Mac Macron…

Flou Entre autres qualités, certains philosophes contemporains nous enseignent non le « mépris de l’événement » (parfois utile), mais bien la mise à distance autorisant une réflexion synthétique et globale en tant qu’exigence. Comme le suggérait Régis Debray, sous forme interrogative, dans Rêverie de gauche (Flammarion, 2012): «La gauche, plus soucieuse, en principe, d’expliquer que d’émouvoir, accorde plus d’importance à la cause qu’à la trace, à la structure qu’à l’événement?» Et il insistait: «Notre société sacrifie l’important à l’urgent et l’ensemble au détail.» Avec la contre-réforme des retraites proposée par Mac Macron, l’exercice consistant à prendre du champ conduit irrévocablement à se poser une question simple, qui hante bien des têtes: comment Emmanuel Macron en est-il arrivé là, au point de se voir tancer par Laurent Berger – «La ligne rouge est franchie» – et même quelques-uns de ses principaux soutiens de la première heure? Retenons que les économistes (tous des libéraux) qui avaient dessiné les contours de son projet concernant les retraites, avant son élection en 2017, viennent d’écrire dans le Monde: «Pour réussir une réforme aussi ambitieuse, il faut de la clarté sur sa finalité, sur ses paramètres, sur la gouvernance future du système et, enfin, sur les conditions de la convergence des différents régimes existants. Cette clarté a jusqu’ici manquéSelon certaines confidences recueillies par le bloc-noteur, l’un de ces derniers évoque en coulisse «une trahison de l’exécutif», arguant du fait que, au départ, «ce projet était une véritable cathédrale intellectuelle qui visait à renouer avec l’esprit du Conseil national de la Résistance». On s’amusera de la référence audacieuse au CNR venant d’économistes mandatés pour casser notre modèle social, mais admettons néanmoins que la critique ne vient pas de nulle part. Surtout quand elle s’ajoute cet argument: «Quand c’est flou, on donne l’impression qu’il y a un loup, et derrière ce loup, qu’il y aura beaucoup de perdants. Dans ce pays, on ne joue pas avec les retraites…»

Gauche Ainsi donc, comment une réforme systémique des retraites censée rassurer les jeunes générations sur le financement de leur future retraite est-elle devenue une telle machine à fabriquer de la colère, des mobilisations et des grèves monstres? Précisons: même dans le camp de la gauche dite «réformiste». Et c’est là que l’affaire devient intéressante. Tout le monde l’a sans doute oublié, mais un système identique figurait déjà dans le programme du candidat aux primaires socialistes en 2011, Manuel Valls en personne. Celui-ci prônait une «retraite par points prenant en compte la pénibilité, l’espérance de vie et les inégalités hommes-femmes». Huit ans plus tard, non seulement tous les syndicats clament leur désaccord après les annonces du premier sinistre, mais toute la gauche sans exception se trouve aux côtés des manifestants: Parti communiste, Parti socialiste, Europe Écologie-les Verts, France insoumise, Génération-s, etc. Dans le Monde, une journaliste soulignait, comme pour s’en moquer: « Aubry-CGT, même combat!», référence aux propos de la maire de Lille qui fustigeait le gouvernement de vouloir «s’attaquer au pas de charge, en accroissant les inégalités, à tout ce qui fonde notre pacte social». À l’Élysée, quelques conseillers mettent en garde assez crûment: «Plus nous affirmons viser l’équité et l’universalité, plus la liste des victimes s’allonge, qui exigent réparation avant même d’être éventuellement atteintes…» Le 28 novembre dernier, le bloc-noteur écrivait qu’il y avait un côté trompe-la-mort chez Mac Macron, quelque chose de l’ordre de l’irrationnel, comme s’il nous toisait en criant: «Même pas peur!» Sauf que… le voilà cette fois devant une équation impossible. S’il cède, il se dédie. S’il s’obstine, il risque désormais une grève générale d’une ampleur peut-être historique et une fin d’année de paralysie du pays. Au moins, n’attendons-nous rien de sa part côté sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 13 décembre 2019.]

jeudi 5 décembre 2019

Conflit(s)

Que comprend Mac Macron en vérité ?

Historique. Il suffirait d’un rien, désormais, pour que le désespoir programmé – qui, telle une expérimentation de masse, est la forme nouvelle d’une violence oppressive ayant pour but de briser la volonté de résistance – ne se transforme en une coalition de toutes les colères que nous pourrions nommer autrement: révolte. Au lendemain d’une journée historique de mobilisations et de grèves, qui constituera peut-être un tournant social majeur capable de réinventer quelque espoir collectif, on pardonnera au bloc-noteur de ne penser qu’au futur, aux lendemains, à ses suites éventuelles, quelles qu’en soient les formes en tant que double espoir. D’abord, empêcher Mac Macron de nous imposer son funeste projet de contre-réforme des retraites. Ensuite, imaginer et construire un débouché politique et citoyen pouvant agréger les souffrances et les ras-le-bol cumulés du peuple, sachant redonner une vision historique et presque philosophique à tout esprit de re-conquête. Rarement dans l’histoire contemporaine avons-nous assisté à la perspective durable d’un grand mouvement syndical interprofessionnel – avec en appui une «base» protéiforme qui pousse fort – qui se revendique de l’intérêt général. Comme par hasard, cela coïncide avec le moment même où les gilets jaunes s’interrogent sérieusement sur les acquis et les limites de leur action – ce qui peut laisser croire à une participation active de leur part pour la suite des événements. Au passage, n’oublions pas que même la CFDT se trouve à deux doigts de se fâcher sérieusement: se souvient-on d’un précédent? Bref, résumons par une autre question simple : sommes-nous entrés dans des eaux de hautes turbulences dont «les cadres traditionnels de réflexion et de l’action sont perturbés», comme le suggère l’historienne Danielle Tartakowsky?

Hétéronomie. Depuis un an, nous vivons une sorte de basculement. Jusque-là, hors 1995 et la bataille autour du CPE, il semblait qu’aux yeux du plus grand nombre, si ce n’est de tous (sic), le conflit social à «la dure» ne soit plus possible ni permis, étant entendu qu’il ne saurait y avoir d’autre monde que celui-ci… Autant l’admettre, nous-mêmes l’avions-nous peut-être intégré par défaut, abandonnant contre notre gré toute idée prérévolutionnaire – la grande crainte des puissants qui, eux, vivent et pensent comme sous l’Ancien Régime, la seule domination comme boussole. Regardez Mac Macron, au moment où l’heure de vérité survient, la vraie cette fois. Dans son entourage, quelques indiscrétions le laissent d’ailleurs entendre: «C’est la fin du quinquennat qui va se jouer en quelques jours», assure un conseiller. Et ce dernier confesse: «Là, on ne pourra pas refaire le coup du grand débat une seconde fois… Cette fois, les corps intermédiaires sont dans le jeu.» Autre manière d’affirmer que l’absence de réponse rapide, comme avec les gilets jaunes il y a un an, paraîtrait une erreur stratégique, surtout si le mécontentement attendu de l’opinion contre les grèves ne survient pas rapidement. Comment Mac Macron s’y prendra-t-il avec ce mouvement-là, d’une ampleur considérable? «Le macronisme ne comprend pas le conflit», tranche Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, dans une tribune publiée par le Monde cette semaine. Et il ajoute cette sentence terrible: «Pratiquant le libéralisme dans un pays qui n’a rien de libéral, le président reste prisonnier d’une appréhension économiste et managériale du monde. (…) Le macronisme ignore l’hétéronomie née de la pauvreté ou de l’exclusion et aussi celle du quotidien et des institutions sociales.» Résultat? Deux années de pouvoir et de gestion de «l’entreprise France», comme dans le privé, ont débouché non seulement sur la multiplication des conflits, mais également sur leur radicalisation. Luc Rouban précise: «Le macronisme ne comprend pas le tragique de la vie dans ce qu’il a de plus brutal et de plus commun dans la rue, au travail, à l’hôpital, dans les maisons de retraite, dans les communes rurales.» Que comprend Mac Macron en vérité? Au mouvement social en cours de lui apprendre au moins que, face à ses offensives néolibérales et autoritaires, les luttes sociales et politiques puisent loin dans notre Histoire commune, et que, accessoirement, il ferait bien de s’en méfier…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 décembre 2019.]

jeudi 28 novembre 2019

Génération(s)

Mac Macron, trompe- la-mort?

Conflit. «Renoncer, c’est mourir.» Le langage emphatique de Mac Macron laisse peu de place à l’objet même de toute discussion et s’applique à tout ce qu’il entreprend. Après les gilets jaunes, la «réforme» des retraites est donc devenue son théâtre de guerre, la «mère» de toutes ses batailles. Au moins l’a-t-il compris. Résumons: il décide, et si d’aventure il renonce, c’est l’esprit de la «mort» qui surgira de cette éventuelle abdication, qui signifierait non pas le deuil de quelque chose à propos de sa propre personne, mais bien l’idée d’une certaine France évidemment «trop négative». On croit rêver. Mais à quoi joue le prince-président? Dans le Monde, cette semaine, nous pouvions lire ce commentaire étonnant: «Il y a un côté trompe-la-mort (…), un côté ‘’même pas peur’’.» La mort, toujours la mort. Est-ce le spectre du 5 décembre, qui rejaillit sur le mental du chef de l’exécutif? La perspective d’un mouvement social «historique» agrégeant toutes les colères? Mac Macron était prévenu par deux de ses conseillers «spéciaux», qui avaient tant eu peur durant le long hiver 2018-2019, lorsque le chaos rugissait aux portes de l’Élysée et menaçait le pouvoir: «Surtout, ne pas réveiller la plèbe, ne pas provoquer de nouveau la colère immense du peuple, car ce peuple, nous le sentons de plus en plus régicide.» Mais tout se passe à l’envers. Depuis des semaines, la mobilisation des opposants à la «réforme» des retraites se consolide. Un autre conseiller nous révèle cette confidence, intégrée paraît-il par le chef de guerre: «C’est un conflit majeur en germe. Il survient dans un pays déprimé, en crise profonde, et où ne manquent pas les acteurs qui veulent en découdre jusqu’à la mort avec le président de la République. Ce n’est pas inflammable, c’est déjà très enflammé. Déclencher ce conflit et l’assumer constitue un risque considérable…»

Déluge. La «mort» rôde, décidément… Et avec elle le sentiment que, dans l’opinion publique, l’adhésion à la «réforme» s’éloigne définitivement. Malgré le matraquage idéologique et l’activation de tous les réseaux médiatico-politiques, deux tiers des Français jugent la mobilisation justifiée. Qui l’eut cru? Autant l’admettre, cela nous rappelle la construction puis le déroulement du mouvement social de 1995, quand Alain Juppé, «le meilleur d’entre nous», selon Jacques Chirac, abandonna son projet de réforme des régimes spéciaux au terme de trois longues semaines de combats qui n’avaient pas entamé le crédit des grévistes. Vivons-nous une réplique? Le côté droit dans ses bottes de Mac Macron reste en effet sidérant. Comme s’il s’obstinait par orgueil, nullement pour notre bien. Comme s’il disait: «Le réformateur, c’est moi! Si je recule, je ne suis plus rien.» Comme s’il visait aussi un curieux objectif: à la fois préserver les marcheurs les plus fidèles – donc les plus droitisés – et miser sur le soutien d’une partie des retraités franchement à droite qui, eux, à l’inverse de l’ensemble des citoyens, soutiennent majoritairement le projet Delevoye. Vous avez compris? Si Mac Macron souhaite passer en force, c’est, comme l’écrit le Monde, «pour parachever son OPA sur l’électorat de droite entrepris depuis le début du quinquennat».

Mortifère. Symboliquement, la fameuse «clause du grand-père» explique tout. Vous savez, il s’agit de cette idée surréaliste qui permettrait de renvoyer l’application de la «réforme» aux nouveaux entrants sur le marché du travail à compter de l’échéance de 2025. Pardonnez le bloc-noteur, mais dans quelles têtes malades a-t-on pu imaginer un tel système? C’est donc ça, la solidarité générationnelle? Il y a soixante-quinze ans, nos aïeux du CNR, à la Libération, réinventaient l’à-venir d’un pays ruiné par des années de guerre avec une seule philosophie: se tourner vers l’horizon, avec l’idée inaliénable de construire une vie meilleure pour les générations futures. En 2019, c’est désormais tout le contraire. Certains actifs les plus âgés envoient un message mortifère à leurs enfants, à leurs descendants: «Après nous, le déluge. Démerdez-vous!» Là, vraiment, ce serait renoncer et mourir…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 novembre 2019.]

jeudi 21 novembre 2019

Orchestration(s)

Place d'Italie : Manuel C., un éborgné de plus...
Place d’Italie, le «guet-apens»...

Paris. Que s’est-il vraiment passé place d’Italie, lors du 53e épisode des gilets jaunes, signant là, plus qu’ailleurs sans doute, par une certaine forme d’amertume, l’acte I de l’an II du mouvement? Plus exactement, comment a-t-on pu en arriver à ces scènes de casse dans un espace confiné par les forces de police, comme dans les crocs d’une mâchoire, jusqu’à ce que le piège se referme sur les manifestants, les vrais? Un an de colères, de luttes, de mobilisations hebdomadaires et de revendications. Un an de violences policières, de répression, de mépris et de privation des libertés. Et que retiennent le gouvernement et les médias dominants? Les agissements de quelques-uns détruisant du mobilier urbain ainsi qu’un monument à la mémoire du maréchal Juin dans le 13e arrondissement de Paris. Des dizaines d’individus cagoulés, bien utiles pour décrédibiliser l’action de plusieurs milliers de manifestants, dont on signalera au passage qu’ils furent contraints pour beaucoup, au fil des semaines, d’abandonner leur identifiant, le fameux gilet jaune. Le bloc-noteur s’obstinera à le répéter: ces scènes de casse – gonflées en pseudo-«chaos» par les chaînes d’information en continu – n’apportent rien au combat, au contraire, elles empêchent de précieux «temps de parole» pour parler avec sérieux et gravité de la colère qui continue de secouer les tréfonds de la société. Alors que la mobilisation du week-end a connu un léger regain par rapport aux semaines précédentes, tout semble ainsi orchestré pour nous épargner l’essentiel : la question sociale, écologique et démocratique.

Questions. Mais revenons à la place d’Italie. Notre confrère de Sud Radio, Didier Maïsto, aguerri de ces rassemblements, était présent. Il témoigne par ces mots: «Comme à chaque fois que ça chauffe vraiment, il y a trois catégories d’“hommes en noir”. Primo: des jeunes gens qui veulent en découdre et scandent “Aha aha anti, anticapitalistes”, qui sont absolument contre tout ce qui représente l’État. Secundo: des policiers de la BAC, vêtus de la même façon et qui, par petits groupes, interpellent via la technique du “saute-dessus” avant de se réfugier derrière un cordon de CRS ou de gendarmes mobiles. Tertio: une catégorie que j’appelle des “zonards”, qui cassent tout sur leur passage, sans discernement. Ceux-là, je ne sais pas qui ils sont. Ça fait quand même un peu barbouzes…» D’où d’innombrables questions concernant les circonstances de ce que certains nommèrent un «guet-apens». Pourquoi la préfecture avait-elle choisi une place en travaux, avec des échafaudages et du matériel de chantier à disposition, contre l’avis du maire de l’arrondissement, le socialiste Jérôme Coumet? Pourquoi avoir nassé tout le monde, avec les risques que les manifestants encouraient? Enfin, pourquoi avoir rendu la manifestation illégale au moment où elle devait démarrer, sous les nuages de gaz, alors qu’elle fut déclarée et acceptée? Aucune réponse «politique», sinon le choix assumé par le ministère de l’Intérieur de la répression «organisée» de tous côtés, comme pour étendre et maintenir la tension entre gilets jaunes et policiers. Avez-vous vu les images de ce journaliste grièvement blessé au visage après un tir de grenade lacrymogène? Avez-vous vu cette femme tirée par les cheveux sous les mains d’un agent de la BAC? Avez-vous vu cet homme piétiné? En revanche, vous avez assisté en direct à l’intervention ultra-solennelle du préfet de police, l’ineffable Didier Lallement, ce qui valut, sur BFM, ce commentaire du consultant police-justice, Dominique Rizet, qui ne passe pas pour un révolutionnaire: «C’est plus un discours de chef d’armée que de préfet de police.» En effet, le préfet a choisi «son camp». Celui de sauver les têtes de l’exécutif, qui ne tiennent désormais que par leurs «forces de l’ordre», puisqu’ils n’ont que cette expression à la bouche. Didier Maïsto évoque un «décalage de plus en plus grand entre le légal et le légitime», au service d’une seule stratégie, celle du «moi ou le chaos». Comment lui donner tort? 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 novembre 2019.]

dimanche 17 novembre 2019

Addition des colères

L’addition des colères ne se dément pas. Ajoutons que la peur a peut-être changé de camp. Cette grande peur d’une «coagulation» et d’une «convergence des luttes» en vue du 5 décembre... 

Un an, et une bougie sous forme de barricades et de révolte. Le 53e épisode du mouvement des gilets jaunes a donné lieu à des impressions contrastées, comme si l’acte I de l’an II avait été volé aux protagonistes – médiatiquement du moins. Pourtant, ils étaient bien là, ces citoyens de combats, réunis dans plus de deux cents rassemblements. Au moins 30 000 un peu partout sur le territoire, dont plusieurs milliers dans la capitale, selon les chiffres «officiels» de l’Intérieur. Plusieurs manifestations, même déclarées, n’ont pu se dérouler en raison d’affrontements, en particulier place d’Italie, à Paris, théâtre de «violences» à usage télévisuel. 

Répétons-le: ces scènes de casse et de gazage en règle n’apportent rien à la mobilisation sociale et ne permettent pas de parler avec sérieux et gravité de la colère monstrueuse qui continue de remonter des tréfonds de la société. Au contraire. Nous en avons tous été les témoins, braqués sur les chaînes d’information en continu. De quoi a-t-on débattu toute la journée? Certainement pas du cœur des revendications. D’où notre sentiment d’amertume. À l’évidence, beaucoup s’obstinent à ne pas comprendre ce qui se passe vraiment…

Car les raisons des colères sont toujours là. Et celles et ceux que nous avons rencontrés expriment des fractures si béantes qu’elles ne risquent pas de se refermer de sitôt, comme en témoigne le dernier sondage Ifop: 4 personnes sur 10 se disent encore «révoltées» par la situation économique et sociale, malgré les milliards allongés par Emmanuel Macron, qui n’étaient qu’un arrosoir et une réponse conjoncturelle pour sauver la structure. L’addition des colères ne se dément pas. Ajoutons que la peur a peut-être, depuis, changé de camp. Vous savez, cette grande peur d’une «coagulation» et d’une «convergence des luttes» en vue du 5 décembre, qui pourrait bien ouvrir un nouveau chapitre. 

De plus en plus de gilets jaunes l’évoquent ouvertement désormais: «Tous ensemble, le 5!» Cette peur est donc là, visible, elle tenaille l’exécutif et ses thuriféraires. Une preuve? Plusieurs députés Modem viennent de réclamer une «grande conférence sociale» et souhaitent «une augmentation des salaires, sans attendre le 5 décembre». Vous ne rêvez pas. Cette situation de panique en dit long sur les possibilités d’un mouvement social élargi…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 novembre 2019.]

jeudi 14 novembre 2019

Flamme(s)

Et un étudiant s’immole…

Brûlé. Un jeune homme s’immole par le feu ; et une grande partie de notre pays détourne le regard. Un gamin, notre fils, notre frère, notre concitoyen, a choisi la voie extrême, celle de l’inacceptable. C’est un jeune homme, vraiment désespéré et tellement déterminé que les mots – venant de nous – s’épuisent à témoigner de ce que cela peut signifier. Il y a quelques jours, devant le Crous de Lyon, il a tenté de se tuer par les flammes. Imagine-t-on le geste? Peut-on se le représenter? Sait-on que ce fils de la République a été brûlé à 90%, qu’il ne lui reste qu’un souffle assisté pour passer de vie à mort? Nous le prénommons Anas, cet étudiant de 22 ans, venu de Saint-Étienne pour apprendre et avancer, pour que l’enseignement reçu, et ce qui va avec, soit conforme à ce qu’il entrevoyait de l’à-venir possible. L’âge durant lequel le chemin se défriche non par l’insouciance (encore que), mais surtout par la soif de connaissance. L’existence ouverte, comme un fruit à mordre à pleines dents. Sauf qu’il a choisi une place publique pour tenter de mettre fin à ses jours. Avant son passage à l’acte, il a posté une lettre sur son compte Facebook. Non seulement il prévenait, mais il voulait expliquer les raisons: «Aujourd’hui, je vais commettre l’irréparable, si je vise donc le bâtiment du Crous à Lyon, ce n’est pas par hasard, je vise un lieu politique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et, par extension, le gouvernement.» Pourquoi cet étudiant en sciences politiques cherchait-il à mettre le feu à nos indifférences, par les cris et les douleurs? «Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence – NDLR), je n’avais pas de bourse, et même quand j’en avais, 450 euros/mois, est-ce suffisant pour vivre? (…) J’accuse Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE de m’avoir tué, en créant des incertitudes sur l’avenir de tou-te-s. J’accuse aussi Le Pen et les éditorialistes d’avoir créé des peurs plus que secondaires.» Le bloc-noteur loue les mots ; pas le geste! Non, pas le geste! Insupportable geste et intolérable idée : celle que le suicide puisse devenir soit un témoignage ultime de renoncement, soit, en l’espèce, un acte de résistance.

Travail. Anas nous dit tout. Son manque d’argent pour subvenir à ses besoins et poursuivre ses études. Son angoisse d’un futur incertain. Son rejet de la société telle qu’elle est. Ainsi accusait-il les derniers présidents – Mac Macron, Normal Ier, Nicoléon – et leur choix non dit de sacrifier la jeunesse à la loi du marché, les laissant se précariser jusqu’à l’usure totale. De même accusait-il «Le Pen et les éditorialistes» de répandre la haine, sans distinction ni frein, et d’avoir «créé des peurs plus que secondaires». De la conscience politique de haut niveau. Ni plus ni moins. Sauf que, depuis ce passage à l’acte, un torrent d’abominations se répand, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, niant la valeur du témoignage. Pour deux raisons. Primo: la tentative de suicide serait forcément liée à d’autres facteurs «intimes». Secundo: le message serait justement trop «politique» pour signifier autre chose qu’une forme de désespoir sans arrière-pensées. On croit rêver. Si le bloc- noteur répugne à nommer l’innommable – un «sacrifice politique» –, il n’ira pas jusqu’à refuser la portée «politique» de ce qu’il signifie, hélas. Car les racines du mal se trouvent là sous nos yeux, prêtes à ruiner les êtres les plus solides. Osons dire que nous avons «l’habitude» des suicidés du travail, ceux qui se dévouent sans compter et qui se trouvent brisés par les dérives des nouveaux modes de gestion, par le stress, la rentabilité, les mobilités forcées, les objectifs irréalisables, les restructurations, les changements de métier, la détérioration des rapports entre salariés visant à briser tout esprit de corps, etc. Mais qu’un étudiant précaire en parvienne à cette extrémité doit nous réveiller et nous inciter à comprendre. L’humiliation se niche également aux portes et à l’intérieur des universités. En ce sens, Anas est aussi un suicidé du «travail». Et, comme chacun d’entre eux, il a paraphé par son supplice l’arrêt de mort d’une certaine idée de notre société. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 15 novembre 2019.]

mercredi 13 novembre 2019

Raymond Poulidor, une histoire de France

L’«éternel deuxième» du Tour de France s’est éteint à l’âge de 83 ans. Coureur doué au palmarès impressionnant, il fut le sportif français le plus populaire. Sa rivalité avec Jacques Anquetil restera légendaire. 

Une fabrique à mémoire, l’entr’aperçu d’une époque en tant que genre. Un résidu du rêve usiné par la conscience populaire, celle d’un temps si loin et si proche, lorsque, devant leurs yeux et dans leur cœur, les Français prenaient chair par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, hommes du peuple durs à la tâche, les «forçats de la route». Avec la mort de Raymond Poulidor, terrassé par «une grande fatigue» à l’âge de 83 ans dans la commune limousine où il résidait, à Saint-Léonard-de-Noblat, c’est un peu notre vie «d’avant» qui disparaît dans l’écho du chagrin national, une singulière idée du récit collectif d’après-guerre, comme s’il n’y avait plus sur nous d’autre vêtement qu’un lambeau de rage et de stupeur mâtinée d’une tendresse infinie. Ce qui prend fin en cet instant, alors que pour beaucoup l’invisibilité des exploits du champion garantit sa présence dans les esprits, ce n’est pas ceci ou cela que d’autres générations – nos aïeux – auraient partagé par procuration à un moment ou à un autre, c’est un bout de l’histoire de France même, une certaine origine de notre pays, la sienne sans doute mais celle aussi dans laquelle nous nous façonnâmes sans forcément le comprendre. Ce que Raymond Poulidor emporte avec lui, c’est autre chose que sa personne. C’est la course cycliste en elle-même, à peine plus vieille qu’un homme parvenu au bout de la vie, qui, tel un corps couvert de cicatrices, continue de nous raconter les douleurs et les plaisirs, les échecs et les victoires. Il en fut l’incarnation totale.

«Je rêvais de devenir Marcel Cerdan. »
L’existence joue des tours. Né le 15 avril 1936 dans une famille modeste des Gouttes, hameau d’un petit village de la Creuse, Masbaraud-Mérignat, où, «comme pour tout bon paysan, la pluie était toujours bienvenue», comme il le répétait souvent, Raymond Poulidor ne s’imaginait pas en cycliste, encore moins en idole indépassable du peuple. À propos de sa jeunesse, il nous confia un jour les racines de sa principale blessure: «À 10 ans, les poings entourés de chiffons, je passais mon temps dans la grange familiale à taper dans un sac de farine. Alors que les vaches ruminaient dans l’étable et que mes parents se reposaient des travaux des champs, j’épuisais mon énergie de gamin à frapper un sac aussi grand que moi, les mains en sang. Je rêvais de devenir celui que j’avais découvert dans les pages de l’hebdomadaire sportif Miroir Sprint, Marcel Cerdan.» Et il précisait, ému: «Lorsque j’ai appris sa mort en 1949, j’ai été terrassé. L’espoir m’avait abandonné. J’ai renoncé à ma vocation. Et je suis devenu un petit fermier qui allait faire les courses… à vélo.»

Après une enfance sans confort mais plutôt enchantée à truster les bouquets dans les courses régionales pour «durs à cuire», Poulidor ne passa professionnel que tardivement, accaparé par les travaux des champs puis ses obligations militaires. En 1960, huit années après avoir disputé sa première course, il signa son premier contrat au sein de l’équipe Mercier, dirigée par son futur mentor, Antonin Magne. Les fameuses couleurs Mercier, ancrées dans la mythologie, auxquelles il resta fidèle tout au long d’une carrière qui s’étira sur dix-huit saisons et s’acheva à 40 ans passés. Un autre temps, n’est-ce pas. Celui du général de Gaulle et de Maurice Thorez, celui de Georges Pompidou et des chanteurs yé-yé, celui du dopage « à la papa » qui jamais n’aurait transformé un «cheval de labour en pur-sang», bref, celui d’un cyclisme «à l’ancienne» qui réclamait des forces de la nature – il en disposait – et des caractères à toute épreuve. La France qui se retrouvait alors par lui dessinait les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, carte éclatante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, honoré par un peuple uni dans une ferveur chaque année recommencée: le Tour de France, encore narré à l’imparfait du subjonctif par ceux qui firent sa légende, les «écrivants», qu’ils furent journalistes ou écrivains, voire les deux. Douceur du rêve partagé en mode identificatoire, doublée de la violence de l’utopie: selon la façon, naïve ou lucide dont on le considère, le Tour d’alors oscillait entre un doux rêve un rien infantile – «notre Noël en été», comme aimait à le ressasser Louis Nucéra – et une utopie sans merci. Raymond Poulidor personnifia les deux avec une générosité sans limite.

jeudi 7 novembre 2019

Triangulation(s)

La stratégie mortifère de Mac Macron…
 
Dupe. «Le chef de l’État se trouve embarqué dans la dramatisation et la polarisation», pouvions-nous lire cette semaine dans une chronique du quotidien le Monde, qui, comme nous, s’inquiète du face-à-face déjà programmé – et imposé dans l’espace public – entre le prince-président et Fifille-la-voilà. Notez bien les mots utilisés: «Le chef de l’État se trouve embarqué»… Comme s’il convenait de créditer l’idée selon laquelle Mac Macron ne serait pas entièrement responsable de son jeu de dupes qui consiste, depuis de nombreuses semaines, à choisir l’immigration comme thème principal du moment, donnant des signes – et plus que des signes – à l’électorat ultradroitier. Symboliquement, le plus emblématique restera le fameux «tête-à-tête» accordé au torchon idéologique Valeurs actuelles, dont la ligne éditoriale n’a d’autre visée que de rapprocher la droite et l’extrême droite, par tous les moyens, même les plus indignes. Comment Mac Macron, en toute conscience, a-t-il pu accepter un entretien avec cet organe de presse, sinon à des fins d’une perversité que l’Histoire jugera un jour? Dans de nombreux cercles républicains, bien au-delà du spectre de la gauche, ­l’affaire ne passe pas et continue d’émouvoir. D’autant que la parole présidentielle, sans être sacrée, était censée s’exprimer sur trois sujets présentés comme «essentiels»: l’immigration, le communautarisme et le voile. Des questions sur lesquelles l’hôte de l’Élysée a parfaitement le droit d’intervenir, cela va sans dire. Mais, dans le cas présent, l’«émetteur» est aussi important que le «récepteur». Inutile d’imaginer que l’interviewé ne savait pas ce qu’il faisait et à qui il s’adressait. Aucune excuse, donc. Cette entorse grave à l’esprit de la République par celui qui la représente résonnera longtemps comme une forfaiture. Albert Camus écrivait: «Un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas.» Le bloc-noteur ajoutera: un homme digne se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas, et à qui il le dit!

Extrême. Triangulation: voilà la stratégie mortifère de Mac Macron. Mais pas n’importe laquelle. En science ­politique, la triangulation désigne le fait pour une personnalité politique de présenter son idéologie comme étant « au-dessus et entre » la droite et la gauche de l’échiquier politique. Dans le cas qui nous occupe, l’objectif est double. Primo: en vue de 2022, Mac Macron a définitivement choisi sa martingale, elle s’appelle Fifille-la-voilà, quitte à ­brosser dans le sens du poil tous les poujados-nationalistes et leur dresser un tapis rouge. Secundo: une partie de l’électorat «stratégique» de second tour se situe du côté de ­l’électorat de feu François Fillon, dont une partie a depuis rallié ­LaREM, alors que l’autre hésite de moins en moins à basculer dans l’extrême droite ou ses variantes. Depuis la rentrée, Mac Macron les drague ouvertement, quitte à établir des dispositifs anti-immigrés odieux – quotas, délai de carence pour l’accès aux soins, etc. Nicoléon en avait rêvé, Mac Macron le réalise: son «immigration choisie» singe les thèses migratoires prônées par la droite extrême. Du coup, même le Monde s’interroge: «Le jeu n’est cependant pas sans risque, car, sous couvert de les combattre, la triangulation ainsi opérée peut, au contraire, aboutir à les valoriser.» Résultat? Fifille-la-voilà et ses affidés n’ont même plus besoin de parler, d’autres portent à leur place leurs thématiques identitaires. Le bloc-noteur n’ira pas jusqu’à théoriser la formule d’un de ses amis écrivains: «Dans le paysage médiatico-idéologique, en pleine saturation, c’est Marine Macron et Emmanuel Le Pen.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 novembre 2019.]

mardi 5 novembre 2019

Indigne

En confirmant les futures mises en place de quotas et d’un délai de carence pour l’accès aux soins, le pouvoir vient de franchir un pas supplémentaire dans l’indigne, ne reculant devant rien pour stigmatiser une partie de la population, diviser les citoyens et négliger l’essentiel – la crise sociale.

«Quand l'éthique déserte la politique, il n'y a plus de démocratie», nous confessait Costa-Gavras, notre «rédacteur en chef d’un jour». Il évoquait la Grèce, le Chili, les États-Unis… mais pas seulement. Il se disait aussi «atterré» par les décisions d’Emmanuel Macron sur l’immigration. En confirmant les futures mises en place de quotas et d’un délai de carence pour l’accès aux soins, le pouvoir vient de franchir un pas supplémentaire dans l’indigne, ne reculant devant rien pour stigmatiser une partie de la population, diviser les citoyens et négliger l’essentiel – la crise sociale. L’«immigration choisie» façon Macron, c’est à la fois créditer les pires projets de Nicolas Sarkozy en son temps, mais c’est surtout choisir et assumer la politique migratoire de la droite extrême.

La stratégie mortifère du président se confirme. En vue de 2022, il a choisi son assurance-vie: Le Pen. Dans sa volonté de rester en tête-à-tête avec les nationalistes, Macron dresse un marchepied au Rassemblement national. Comme si nos malheurs sociaux et tous les maux de la société venaient des migrants et débarquaient des bateaux perdus de la Méditerranée. En banalisant la réaction identitaire, Macron porte à son tour une responsabilité historique. Il flétrit la République.

Quant aux mesures annoncées, elles s’avèrent cyniques et honteuses au regard de la protection des droits humains, et même irresponsables du strict point de vue de la santé publique. Considérer le migrant comme «l’ennemi», la «menace», n’est-ce pas instrumentaliser le peuple, le renvoyer à des peurs fantasmées et, surtout, tenter de faire oublier que le vrai ennemi s’appelle la finance, et qu’elle se moque des frontières! Ainsi, 28 pays et 500 millions d’Européens seraient dans l’incapacité d’accueillir dans la dignité quelques dizaines de milliers d’êtres humains? Pire, en France, il conviendrait de les trier en fonction des besoins du Medef? Macron se présente comme l’ultime fortification contre l’extrême droite : il en est le pont-levis. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 novembre 2019.]

jeudi 24 octobre 2019

Vigilance(s)

Macron, ou la fin de l’État. 

Impuissance. À la vérité, une phrase tourne dans la tête du bloc-noteur depuis des jours et des jours, telle une obsession. Elle date du 8 octobre, lorsque Mac Macron rendit hommage aux victimes de l’attaque terroriste de la préfecture de police de Paris. Il expliqua aux Français que, dans le combat à mener contre l’islamisme radicalisé, «les institutions seules ne suffiront pas», avant d’appeler de ses vœux une «société de vigilance». Bien sûr, nous nous étions braqués immédiatement sur cette supposée «société de vigilance», nouveau concept théorisé par l’exécutif qui laisse pour le moins songeur tant la frontière demeure ténue entre la « vigilance » et l’appel à la délation permanente et collectivement organisée –tous «surveillants», tous «surveillés»–, comme si la possibilité de dénonciation sur des critères flous ne risquait pas d’empiéter sur les libertés publiques jusqu’à se muer en suspicion généralisée… Ne sous-­estimons pas le danger. Mais, au-delà de la surréaliste et impraticable injonction faite aux citoyens de se montrer «vigilants», la phrase «les institutions seules ne suffiront pas» mérite qu’on y revienne. Si Mac Macron promet de «mener le combat sans relâche, de renforcer les moyens humains, technologiques et juridiques, d’agir à la racine, à l’aide d’un gouvernement mobilisé avec méthode et détermination», l’appel à la vigilance, comme par défaut, sinon impuissance avouée, sonne comme un aveu que n’importe quel républicain digne de ce nom devrait se refuser d’entendre. Mac Macron précise d’ailleurs: «L’administration seule et tous les services de l’État ne sauraient venir à bout de l’hydre islamiste.» Soit. La société tout entière est bel et bien concernée. Mais de quel «État» parle-t-il, s’il n’en est lui-même le «chef»? La portée de ces mots n’a l’air de rien, pourtant, elle témoigne d’un malaise profond qui ne nous dit rien de bon. 

mardi 22 octobre 2019

« Fermeté »…

A Mayotte, Emmanuel Macron a donc salué l’opération «Shikandra» afin d’insister sur le volet «immigration» de son séjour. Il revendique sa politique répressive à grand renfort de séquences symboliques.

En visite à Mayotte, Emmanuel Macron a donc salué l’opération «Shikandra» afin d’insister sur le volet «immigration» de son séjour. On pourrait sourire devant cette mise en scène du volontarisme de l’État en matière migratoire, sauf que notre président revendique sa politique répressive à grand renfort de séquences symboliques. «Shikandra»? «C’est le nom d’un poisson qui vit dans le lagon, il a une allure débonnaire, mais quand on s’approche de son nid, il mord.» Voilà comment l’Élysée résume l’esprit de cette force civilo-militaire à Mayotte. L’occasion « de mettre l’accent sur la “fermeté”, second pilier de la politique d’immigration du gouvernement », oubliant volontairement le premier pilier érigé par Macron lui-même en d’autres temps: humanité…

N’ayons pas la mémoire courte. En 1995, le gouvernement Balladur a entravé la libre circulation des personnes, imposant un visa d’entrée à Mayotte et brisant une tradition qui permettait aux Comoriens d’aller d’une île à l’autre à bord de pirogues dénommées «kwassa-kwassa». Le «visa Balladur» a engendré un drame monstrueux, transformant la mer d’Anjouan en l’un des plus grands cimetières marins au monde. Plus de 10 000 morts. Souvenons-nous des mots scandaleux de Macron, en 2017: «Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien.»

Mayotte, devenue le 101e département français en 2009 contre les résolutions de l’ONU, continue de vivre une situation sociale et migratoire qui se dégrade. Pour toute réponse, la loi immigration et droit d’asile, votée en juillet, a modifié le droit du sol pour les enfants nés sur l’île. Ils ne peuvent désormais obtenir la nationalité française qu’en fonction du statut des parents. Rares sont les consciences qui ont exprimé leur émoi : le droit du sol et de résidence commun sur tout le territoire national n’existe plus, violant le principe de l’indivisibilité de la République. Comme si l’État reportait sur les enfants son incapacité diplomatique à régler ses relations avec les îles voisines. Macron assume. Il a même paradé à bord d’un « intercepteur » de la police aux frontières…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 octobre 2019.]

jeudi 17 octobre 2019

Joker(s)

Le film de Todd Phillips est-il vraiment dangereux? Et pour qui? 

Classes. Rarement œuvre cinématographique n’aura à ce point suscité autant d’enthousiasme, de controverses et de haines, jusqu’à alimenter des débats entre journalistes de mêmes rédactions dans certains journaux du monde entier. Le Joker, de Todd Phillips, clive autant qu’il fascine. Et si le bloc-noteur consent à l’évoquer, après le choc que constitua son visionnage, c’est moins pour le défendre aveuglément que pour tenter de narrer ce qui se joue de grand et d’admirable durant les 2h02 de projection. Au fond, le Joker ne constitue qu’un prétexte à quelque chose de plus ample, raison pour laquelle son ennemi juré, le futur Batman, se trouve évincé de cette histoire encore à sa genèse. Ici, la généalogie du mal se trouve uniquement personnifiée par Arthur Fleck, alias «Joker», sans ami à l’exception de sa mère, qui travaille comme clown raté, sachant que le rire compulsif qui le secoue de manière irrépressible met mal à l’aise tous ceux qu’il rencontre. Comprenez bien. L’une des principales critiques adressées au film de Todd Phillips est qu’il offrirait sur un plateau des arguments au mouvement des «incels», ces hommes aux penchants ultraviolents qui se présentent comme des «célibataires involontaires», se vivent comme des ratés ou des «mâles bêta» (par opposition au concept de «mâle alpha», le dominant) avec qui aucune femme n’imaginerait de coucher. L’acteur Joaquin Phoenix – absolument exceptionnel – interprète un homme intimement déséquilibré, certes. Décharné et halluciné, corps de pantin désarticulé, il campe néanmoins un Joker prolétaire hanté par une part du rêve américain, auquel il finit par croire quand il peut enfin rencontrer son idole télévisuelle, le stand-upper Murray Franklin, incarné par Robert De Niro en personne. À l’évidence, Todd Phillips ressuscite la Valse des pantins, l’un des rares films trop méconnus de Martin Scorsese, datant de 1982, déjà avec De Niro (dans le rôle d’un psychopathe, Jerry Lewis dans celui d’un amuseur public). Sauf que Phillips, bien que nous pensions aussi à Taxi Driver, pousse ici les raisons de la folie au-delà de toute « normalité » et l’adosse à une critique en règle, jusqu’à la hargne, de nos sociétés capitalistes, singulièrement les États-Unis. En somme? Un authentique film de classes.


mardi 15 octobre 2019

Cyclisme : le Tour prend encore de la hauteur

L’édition 2020, présentée à Paris, sera montagneuse, de ses premiers jours jusqu’à son avant-dernière étape. Les organisateurs misent de nouveau sur l’audace.

Une singulière engeance nous invite toujours, chaque année, à la prospection impatiente et déjà au supplément d’âme que l’imagination enivre. Comme les contes pour enfants, la présentation du Tour de France reste une fabrique mythologique au capital symbolique jamais démenti. Et cette année, nous sommes servis. Autant par la prise de risque des organisateurs – rendons-leur grâce – que par l’ampleur des difficultés que le peloton aura à endurer. La Grande Boucle, entre Nice le 27 juin et les Champs-Élysées le 19 juillet (1), cheminera en effet par les cinq massifs montagneux de l’Hexagone, escaladera 29 ascensions ou cols, imposera un contre-la-montre individuel dans les rampes de La Planche-des-Belles-Filles à la veille de l’arrivée et comportera une étape inédite entre les îles d’Oléron et de Ré, situées au large de La Rochelle. Un tracé musclé, nerveux, dynamique, montagneux, qui ne laissera place à aucun répit dès le premier jour. Pour comprendre l’entr’aperçu du modèle en ampleur, comme une signature de l’audace, il suffit de se figurer ce que peuvent receler d’exigence deux informations caractéristiques : les Géants de la route devront affronter quatre mille mètres de dénivelé dès la deuxième étape dans le haut pays niçois, avant de s’étriper lors d’une arrivée au sommet, dès le quatrième jour, à Orcières-Merlette…

Témoin de l’état d’esprit de franche innovation, le col de la Loze, «toit» du Tour planté à 2 304 mètres. «Le prototype du col du XXIe siècle!» s’enthousiasme le directeur de l’épreuve, Christian Prudhomme, emballé par cette nouvelle «route», plutôt une piste hallucinante de 7 kilomètres réservée aux vélos, récemment bitumée au-dessus de la station savoyarde de Méribel. Dans cette succession de ruptures de pentes, brutales à chaque contrefort, les purs grimpeurs régneront en anachorètes du genre, tout comme, probablement, lors de la double ascension et l’arrivée au sommet du Grand Colombier, le Géant du Jura devenu un «classique» depuis 2012.

Durant la présentation, à Paris, il y avait du beau monde côté prétendants, et un intérêt parfois apeuré pour un parcours atypique qui casse un peu plus les normes et projette, espérons-le, une sorte de continuation de ce que nous avons vécu d’immense lors de l’édition 2019. Le tenant du titre, le Colombien Egan Bernal, montrait des yeux de gamin envieux – il n’a que 22 ans –, comme s’il traversait encore la sidération de l’exploit: «Gagner le Tour, c’est un peu comme une drogue.» Notre héros national Julian Alaphilippe, lui, affichait un sourire aussi vaste que son tempérament: «Je suis emballé!» riait-il. Quant à Thibaut Pinot, «martyr» de juillet, il répétait: «Je suis pressé d’y être. J’y serai… et à fond.» À croire que les blessures physiques et morales ne résistent jamais à l’impatience du Tour. Ne manquaient au festin qu’Eddy Merckx et Raymond Poulidor, l’un blessé à la tête en raison d’une chute de vélo (sic), l’autre épuisé. À l’heure de rêves anticipés à la mesure de nos chers Illustres, nous pensions évidemment à eux. Une question d’engeance, sans doute.

(1) Le Tour 2020 sera avancé d’une semaine par rapport aux éditions précédentes en raison des jeux Olympiques de Tokyo.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 16 octobre 2019.]

dimanche 13 octobre 2019

Emballement

La monumentale bévue attribuée aux autorités policières écossaises n’exonère en rien les raisons quasi «mécaniques» de l’emballement médiatique en lui-même.
Ni leçon inaugurale, ni conclusion définitive. Mais tout de même. Un événement d’une rare portée – mêlant tous les dispositifs imaginables de ce qui s’appelle «l’information» – s’est déroulé entre la police et les médias, sous le regard incrédule des citoyens. L’arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès était une fausse information. Elle a été diffusée, puis commentée, répétée, disséquée, prolongée au-delà de toute logique, avant d’être finalement démentie. Comme beaucoup, face à ce fiasco, nous avons oscillé entre le ricanement et l’indignation. Sauf que la monumentale bévue attribuée aux autorités policières écossaises n’exonère en rien les raisons quasi «mécaniques» de l’emballement médiatique en lui-même, sachant, ne l’oublions pas, que chacun a commis l’erreur sans que quiconque ait menti sciemment. Néanmoins, le trouble général et légitime se résume par une question simple: comment en quelques heures, sinon en quelques minutes à peine, malgré la mise en garde du procureur de Nantes qui appelait à la prudence et aux vérifications d’usage, l’indicatif a-t-il pu chasser le conditionnel de rigueur? Une phrase et tout changeait: «Xavier Dupont de Ligonnès aurait été arrêté»

Loin de nous l’idée de projeter l’Humanité au-dessus de la mêlée, encore moins sur un piédestal. Du fait du rythme de nos publications, nous avons échappé à l’effet de «troupe». Profitons toutefois de cet événement «hors norme» pour bien réfléchir. Soumis au règne de «maître lapin», où tout, tout-de-suite se doit d’être rapide, sans horizon, périmé et déjà recyclé, parler plus vite que de raison devient la norme, comme si le journalisme n’était qu’une marchandise consommable et déjà jetable. La toute-puissance de l’infobésité collective nous menace, chaque jour un peu plus. «L’info en continu est un piège que l’info s’est tendu à elle-même», disait, ce week-end, une sémiologue. Elle a raison. Tout le monde aurait donc oublié le «cas d’école» que constitua, en 2004, l’affaire du RER D? Un fait divers inventé, qui fit la une de l’actualité et mobilisa les plus hautes autorités de notre pays durant trois jours, jusqu’à la découverte de la supercherie.

La société tout entière est une nouvelle fois mise en garde. D’un côté: les journalistes et leur conscience, leurs devoirs, leur perfectibilité, cette fois mise en évidence par des «canaux officiels». De l’autre, le plus essentiel sans doute: les citoyens et l’apprentissage permanent de leur distance critique. Nous n’avons pas fini d’en parler… 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 14 octobre 2019.]

jeudi 10 octobre 2019

Continuum(s)

Ce moment qui ne nous grandit pas…
 
Fractures. Dans ce climat pourri de tensions, de haines et de fractures incommensurables qui attisent toutes les pulsions maladives et ignobles les plus enfouies dans les tréfonds de la France rance, nous avons l’étrange impression de traverser un moment qui, décidément, ne nous grandit pas. Comme si l’organisation de la médiocrité préparait le règne de réflexes obscènes, honnissant l’idée même d’intérêt général et de devoir supérieur. Le rythme de l’immonde s’accélère, son débit s’étire… pendant que nos souffles exténués syncopent nos propos. Tel ne devrait pas être le cas. En plein débat surréaliste et totalement inapproprié sur «l’immigration», voulu et théorisé par Mac Macron en personne, voilà que le terrorisme islamiste s’abat une fois encore sur la nation par la cause d’un homme, converti à l’islam, qui a donc tué quatre fonctionnaires de la préfecture de police de Paris, supposément l’un des lieux les mieux protégés de l’appareil d’État. Un acte fanatique de plus – quelle qu’en soit la genèse – et tout s’embrouille. Le pire des scénarios, en somme, qui éloigne quasi mécaniquement de la bulle d’émotion médiatique et politique toute possibilité d’intelligence des circonstances, sans parler de «raison», ce qui, vous en conviendrez, n’est plus trop dans l’air du temps. Guillaume Goubert résumait bien la situation, cette semaine, dans la Croix: «C’est un moment très difficile pour les musulmans de France. Attaqués de l’extérieur par des polémistes d’extrême droite, ils se trouvent, en quelque sorte, attaqués aussi de l’intérieur.» Séquence mortifère. Les diatribes odieuses de Zemmour (et consorts) lors de la Convention de la droite organisée par Maréchal-là-voilà (qui valent au chroniqueur du Figaro l’ouverture d’une enquête diligentée par le parquet pour «injures publiques» et «provocation publique à la discrimination, la haine ou la violence») se trouvent reléguées au second rang, effacées de la mémoire présente, alors que les continuums de la haine, c’est bien connu, se nourrissent les uns les autres…

Cursus. Deux questions viennent immédiatement à l’esprit. Comment un musulman en vient-il à perpétrer des actes d’une telle barbarie au nom de sa religion? Comment un héritier de notre République, devenu croyant ou non d’ailleurs, peut-il se retourner à ce point contre elle et contrevenir à tout ce que nous sommes de plus sacré? D’où une troisième question: le problème fondamental est-il vraiment l’islam, ou plutôt ce qui alimente ses variantes fondamentalistes contre lesquelles nous devons être impitoyables? La France de la République, dans le temps long de l’Histoire, porte des valeurs, symbolise une unité et une indivisibilité, mais également un cursus culturel puissant, ouvert et vivant qui tisse son universalité – que le monde nous enviait jadis. Souvent, nos concitoyens se sont dressés dans le refus de la fracturation de la société. Dès lors, toute parole publique devrait être choisie afin de créer les conditions de la résilience et s’adresser à l’intelligence du peuple. Nous en sommes loin. Ne le cachons pas: sans éthique collective de responsabilité, la société française peut désormais basculer à tout moment. Le bloc-noteur espère se tromper, mais il sent confusément l’extrême fragilité du pacte républicain – du moins ce qu’il en reste, sachant que c’est aussi l’injustice d’une politique qui encourage les tensions jusqu’au risque d’explosion (souhaitons-la «sociale»). Vous allez voir que, à tous les coups, certains oseront remettre sur la table le cadre de la loi de 1905, alors même que la laïcité n’a pas à se durcir mais à s’affirmer, à s’appliquer sereinement, sagement et parfois fermement, dans le respect mutuel, en stoppant les amalgames, les suspicions et les stéréotypes qui enflamment les antagonismes identitaires et renforcent les adversaires de la République. Petit rappel aux oublieux: c’est l’État qu’il faut rendre égalitaire et laïque, car c’est son existence même qui donne corps à ces mots…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 octobre 2019.]

jeudi 3 octobre 2019

Fasciste(s)

Eric Zemmour déclare : «Le nazisme est parfois un peu raide et intolérant, mais de là à le comparer avec l’islam…» Ignoble.

Ignoble. Maintenant, ça suffit ! Cette phrase en forme d’injonction, que le bloc-noteur a déjà écrite il y a des années en arrière, semble avoir, ici-et-maintenant, un certain écho bien au-delà des cercles « habituels ». L’ignoble Éric Zemmour n’est pas qu’un dangereux récidiviste dont les mots et les idées polluent le paysage public et médiatique : le voilà désormais dans la posture d’un authentique factieux d’extrême droite, pour qui les postures fascistes – n’ayons pas peur de l’expression – deviennent première nature, comme l’explique si brillamment l’historien Gérard Noiriel dans son dernier livre (le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, la Découverte). Le discours prononcé par l’ex-histrion devenu révisionniste à la « convention de la droite » et sa retransmission intégrale, et en direct, sur la chaîne LCI, suscitent une indignation compréhensible et si légitime que nous nous demandons pourquoi il a fallu tout ce temps pour en arriver là et que, enfin, certaines réactions soient à la hauteur du péril. Car tout de même! Ne trouvez-vous pas étonnant que quelques bonnes âmes, réveillées sans doute d’un sommeil profond ou guéries d’une surdité coupable, trouvent aujourd’hui inadmissible ce qui l’était déjà, et depuis si longtemps? Comme si la France, peuplée de naïfs et de candides, découvrait seulement en septembre 2019 ce que Gérard Noiriel appelle «le fonds de commerce de ce journaliste polémiste et de ceux qui le soutiennent»… La bonne blague!

Brun. D’ailleurs, beaucoup disent ou écrivent que Zemmour a «franchi un cap» et même un «nouveau pas dans la xénophobie de combat» en participant à cette réunion publique abjecte en compagnie de Maréchal-la-Voilà. C’est faux! Le Doriot contemporain n’a rien varié à son discours de haine, se contentant de reprendre les grandes thèses de l’histoire identitaire qu’il ressasse dans ses livres – il suffit de les avoir lus pour le savoir et le bloc-­noteur, à des fins professionnelles, s’y est astreint depuis toujours et a souvent relaté ses écrits ici même pour s’indigner, alerter. Car avec Zemmour, ne nous y trompons pas : tout est politique. Le message, les phrases, la construction, le raisonnement, même la «provocation» – ou du moins ce que certains continuent de qualifier de «provocation», comme on dirait «dérapage». Gérard Noiriel nous met en garde: «Ce rassemblement avait pour but de séduire un électorat socialement hétéroclite qui fait encore défaut à l’extrême droite. Voilà pourquoi Zemmour affirme dans son discours que “cette question de l’identité est aussi la plus rassembleuse car elle réunit les classes populaires et les classes moyennes et même une partie de la bourgeoisie”.»