samedi 29 avril 2023

Machine(s)

Intelligence artificielle, attention au vrai du faux…

Révolution. L’année 2023 file vite et l’IA, depuis l’apparition dans nos vies quotidiennes de ChatGPT, observe un bond en avant qui effraie autant qu’il fascine. Jusqu’à un certain point. L’Intelligence artificielle sort de la brume, malgré son concept encore flou pour le commun des mortels. Chacun a bien compris désormais, à la lumière de ChatGPT, que les robots en ligne allaient bouleverser l’agencement de nos intelligences au point que certains évoquent déjà une “révolution anthropologique”. Pensez-donc. L’IA dépasse dans nos fantasmagories tout ce que nous imaginions et permet à n’importe qui de rédiger à la vitesse d’un clavier au galop un poème, un devoir scolaire, une recette de cuisine, un rapport, une histoire pour endormir vos enfants, des lignes de code, de la musique, des photographies sorties de nulle part, bref, tout ce dont vous avez besoin. Ajoutons sans plaisanter: même un article... 

Photo. Deux exemples dans l’actualité viennent littéralement de nous stupéfier. Evoquons, d’abord, le dernier lauréat 2023 du prestigieux concours Sony World Photography Awards. L’oeuvre récompensée dans la catégorie “création” s’appelle, en français, «Pseudomnésie: l’électricienne». Ce magnifique cliché montre deux femmes, l’une contre l’autre, de deux générations différentes. Unanimité du jury. Problème, son auteur, l’Allemand Boris Eldagsen, a immédiatement refusé le prix. Avez-vous deviné pourquoi? L’homme a reconnu que rien n’était réel dans cette image trompeuse mais d’une illusion parfaite. Elle n’était que le travail d’une intelligence artificielle. Même les plus avisés peuvent tomber dans le panneau, la preuve, puisque, selon les spécialistes, rien ne “laissait supposer que cette photo n’en était pas une”, les coiffures, les vêtements, et surtout la plastique de l’image, au ton sépia, ressemblait à un document capté dans les années 1950 par un appareil photo argentique. Ayant “minimisé l’ampleur de l’aide de l’IA, l’auteur a déclaré vouloir susciter “un débat”. L’image primée a depuis été décrochée en toute hâte d’une exposition officielle. Polémique.

Musique. Arrêtons-nous maintenant sur le second cas, non des moindres. Depuis le 14 avril dernier, un clip musical posté sur le réseau TikTok connaît un succès retentissant, plus de dix millions de vues. Attribuée dans un premier temps aux artistes canadiens Drake et The Weeknd et intitulée Heart On My Sleeve, le morceau fait référence à la chanteuse et actrice Selena Gomez, avec laquelle The Weeknd a entretenu une brève relation sentimentale. Nouveau problème, aucune des deux stars n’a participé à l’enregistrement de ce titre. Eux aussi sont tombés de haut: l’“oeuvre” est le fruit d’une Intelligence artificielle, qui a réussi, et plutôt magistralement, à imiter leur voix et leur style. Derrière la supercherie, un pseudonyme, Ghostwriter977. Cet épisode montre à quel point le secteur musical, lui non plus, n’est pas à l’abri des technologies d’IA générative, ce qui pose des questions quasi existentielles quant au sacro-saint respect de la propriété intellectuelle et les possibilités inouïes de contrefaçons. L’usage de l’IA doit-il être prohibé pour la création musicale? Mais comment, et à quel titre? L’ineffable David Guetta a déjà utilisé ce genre d’outil pour écrire une chanson dont les paroles reproduisaient le style et la voix du rappeur américain Eminem. De nouveaux styles naissent-ils – aussi – par les nouvelles technologies? Vaste débat. Information importante : avant d’être retiré, le morceau Heart On My Sleeve avait été publié sur plusieurs plates-formes musicales et consulté des centaines de milliers de fois... 

Cerveau. Devons-nous avoir peur, ou non, de ces machines, capables d’influencer nos comportements comme notre capacité à réfléchir, sans parler de notre libre arbitre? Avons-nous raison de craindre que cette technologie octroie aux développeurs du capitalisme une puissance potentiellement démiurge sur toutes les sociétés de l’humanité? Précision: inspirée de faits réels mais toutefois alimentés par quelques écrits, cette chronique a bien été pensée par un seul cerveau humain. Le bloc-noteur entre en résistance.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 28 avril 2023.]

vendredi 21 avril 2023

Isolement(s)

La charge de Pierre Rosanvallon contre Mac Macron II.

Barricade. Attention, moment d’Histoire. Quand les «modérés» prennent soudain la parole et se laissent guider par une forme de «radicalité» – non par effraction intempestive mais par intense réflexion –, il n’est pas inutile de relayer ce qu’ils ont à nous dire par temps de crises. Ci-devant, Pierre Rosanvallon, historien et sociologue, éminent professeur au Collège de France, toujours directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du très sélect club le Siècle, qui réunit représentants et pontes des milieux dirigeants de notre pays. N’en jetez plus! Ces derniers jours, Pierre Rosanvallon a ainsi décidé de s’exprimer, d’abord dans Libération, puis dans l’émission de télé Quotidien, sur TMC. Du brutal, du sévère et, à la vérité, du réjouissant. Selon lui, «Emmanuel Macron se barricade dans le château fort de sa position statutaire» conférée par l’élection présidentielle. Le spécialiste de la question sociale invite notre prince-président à «rompre» avec cet isolement, «faute de cela», prévient-il, «le temps des révolutions pourrait revenir ou bien ce sera l’accumulation des rancœurs toxiques», qui ouvrirait «la voie au populisme d’extrême droite». Voilà pour le constat de base, annonciateur d’une aggravation de la situation.

Crise. Sur le fond comme sur la forme, sur la réforme des retraites comme le (mal)traitement de la démocratie républicaine ou l’exercice du pouvoir depuis le palais, Pierre Rosanvallon ne prend pas de gants avec Mac Macron II, à tel point que le bloc-noteur signerait volontiers nombre de ses propos. «Le président ne voit pas la crise démocratique, pour lui il n’y en a pas», assure-t-il, avant de déplorer que le chef de l’État ait perdu de vue «l’esprit des lois», essentiel pour garder «l’esprit de la démocratie». Cet «esprit est bafoué!» assène-t-il. Et il enfonce massivement le clou: «Nous sommes en train de traverser, depuis la fin du conflit algérien, la crise démocratique la plus grave que la France ait connue. Ce que nous vivons là, c’est la répétition des gilets jaunes, mais en beaucoup plus grave. Aujourd’hui, il y a ce même sentiment de ne pas être écouté. Nous sommes entrés dans une crise qui peut être gravissime parce que c’est une pente glissante.»

Arrogance. Le grand problème de Mac Macron II? «Il n’a qu’une expérience sociale et politique limitée, étant passé directement de l’ombre à l’Élysée», poursuit Pierre Rosanvallon, ce qui expliquerait son incapacité à trouver des « points d’arrêt». Plus grave encore: «Il lui a manqué la connaissance et l’expérience qui enseignent une chose importante: la modestie. Et lui, il n’en a pas. Il est empreint d’une arrogance nourrie d’ignorance sociale et de méconnaissance de l’histoire des démocraties.» Concernant les retraites, pas de doute. «Il est clair qu’il doit faire demi-tour, reconnaît M. Rosanvallon. Nous vivons une situation de blocage démocratique relativement inédite dans l’histoire de la Ve République. Rarement un projet de réforme gouvernementale aura été aussi mal préparé et envisagé sur un mode aussi technocratique et idéologique. (…) La retraite, c’est le rétroviseur de la vie. Cette dimension existentielle n’est pas prise en compte dans le projet actuel.» Souvenons-nous par ailleurs que Mac Macron II avait déclaré que «la foule qui manifeste n’a pas la légitimité» face «au peuple qui s’exprime à travers ses élus». Réplique cinglante du sociologue: «Si cette formule avait été prononcée par un étudiant en histoire ou en sciences politiques, celui-ci n’aurait probablement pas eu une bonne note. Le professeur lui aurait expliqué qu’il n’a pas compris ce à quoi renvoie le terme de peuple. (…) Le peuple n’existe qu’au pluriel, et nul ne peut s’en prétendre le propriétaire. Il n’est donc pas “la foule”, une masse que l’on présuppose informe.» Jugeant que, depuis 2017, «les contre-pouvoirs démocratiques ont fini par être atrophiés par le fait majoritaire», Pierre Rosanvallon espère l’activation d’une «démocratie plus délibérative». Et il s’interroge, pessimiste: «Encore faut-il que le pouvoir accepte le principe de l’interaction avec la société.» À bon entendeur, salut et merci! À ceux à qui il reste des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un esprit logique pour comprendre. 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité 21 avril 2023.]

vendredi 14 avril 2023

Peuple(s)

Ils ont voulu l’oublier, le supprimer. Mais il est là, le peuple. 

Peur. Salaud de peuple! À la manière de la célèbre réplique «Salauds de pauvres!» lancée par le personnage de Grangil incarné par Jean Gabin dans la Traversée de Paris (1956), adaptation d’une nouvelle de Marcel Aymé (le Vin de Paris), le bloc-noteur repensa, cette semaine, à la séquence des trois derniers mois qui viennent de s’écouler en se disant : rien ne sera plus comme avant. D’un côté, un exécutif buté-borné sur sa réforme des retraites, accompagné par une cohorte de personnages qui ne ressemblent, en définitive, qu’à de simples esquisses de «l’art en politique» dans un paysage de limbes. Au-dessus, donc, Mac Macron et sa première sinistre en thuriféraires des pires horreurs du jupitérisme. Du «ferme ta gueule» au «salaud de peuple», il n’y a qu’un pas. Largement franchi. Ils ont voulu l’oublier, le peuple, puis le supprimer à la faveur de l’évolution «sociétale» et consumériste. Mais il est là, le peuple. Il se réveille et se dresse à nouveau. Forcément, beaucoup ont peur… 

Nécessaire. De l’autre côté donc, au cœur d’une France debout sur ses deux jambes et le poing levé, la réponse des citoyens. Par des paroles, des gestes, de l’engagement à toute épreuve et des mobilisations qui ne sont jamais feintes et donnent le change. Des colères conjuguées ; des foules. Bref, un peuple. Comme dans un rêve éveillé – presque trop – à la mesure du ressentiment général. Gigantesque crise politique et sociale. Crise de régime, sur fond d’épuisement institutionnel. Fin de règne déjà visible. En somme, accumulation de crises multiples et à tous les échelons de la société, d’autant plus visibles et durement ressenties que les Français vivent mal dans leur pays lui-même. Et soudain, le surgissement de l’événement prévisible et nécessaire qui, sans en rajouter dans l’allégresse, donne une impression de situation prérévolutionnaire. Avec ses vieux militants que des décennies d’échecs et d’humiliations avaient laissés blessés, moqués et leurs successeurs pleins d’énergie, qui se lèvent tôt. D’autres encore, retraités, artistes, enseignants, médecins, juristes, etc., et beaucoup de jeunes, énormément de jeunes qui luttent pour leur vie en héritage. Et puis, admirables, ces syndicalistes couturés mais unis, qui se sont tapé la désindustrialisation à marche forcée, les charrettes de licenciements («plans sociaux» et autres «PSE», pardon) et les savants discours de pseudo-intellectuels grassement rétribués pour affirmer, sur les plateaux de télé de leurs coadjuteurs-éditocrates, que le prolétariat et le sous-salariat avaient disparu. 

Raison. La France des «oubliés» et des «invisibles», si exaltés par temps de pandémie, n’en pouvait plus du fossé qui s’agrandissait entre eux et les «gagneurs» de tout poil, sans parler de la poignée de puissants qui dirigent la haute finance mondialisée en choisissant ses poulains comme ses princes-présidents. Pour ces élites coalisées qui ont nié le sentiment de déclassement qui étreint nos concitoyens, le peuple continue d’incarner le beauf d’autrefois, symbole du mauvais goût, de la culture bon marché et de l’ignorance, cette culture populaire caricaturée, moquée et au fond méprisée par le gratin de l’intelligentsia dévastatrice de la petite bourgeoisie – jusqu’au cœur d’une certaine «gauche». Avec sa réforme des retraites, Mac Macron a provoqué l’incendie. Le bloc-noteur se souvient des mots de Nicoléon, durant sa campagne de 2007, affirmant qu’il voulait «reformater les Français». Seize ans plus tard, la «foule» si odieusement définie par l’actuel prince-président s’est transformée en peuple. Ce n’est pas que de l’instinct, mais aussi de la raison. Celle qui conduit à se révolter contre la dictature de l’argent, contre l’abandon des souverainetés populaires, contre l’injonction souriante qui nous est faite de se replier chacun dans le narcissisme consommatoire… et accessoirement contre l’idée de travailler plus longtemps, pour qui, pour quoi. Salaud de peuple? Vive le Peuple! 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 14 avril 2023.] 

mercredi 12 avril 2023

Fond de l’air

«C’est à se demander si on n’arrive pas à la fin d’un cycle, celui de la Révolution française.»

Quoi qu’il advienne, ce vendredi 14 avril, dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel – censure un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout –, Emmanuel Macron restera comme le coupable de son inique réforme des retraites. Un texte illisible et inadmissible, ayant pour conséquence une pénalité de deux années de travail supplémentaires pour des millions de citoyens, souvent cumulée à l’allongement de la durée de cotisation. Une méthode antidémocratique et méprisante, celle du passage en force avec les articles 49.3 et 47.1, alors que les Français, depuis janvier, se montrent ultramajoritairement contre et que les foules hostiles manifesteront une nouvelle fois ce jeudi dans plus de 300 villes. La crise sociale, devenue crise politique majeure, ressemble désormais à un tremblement de terre démocratique.

Dans le fond de l’air fétide, une impression de fin de régime. Quel que soit le scénario choisi par les sages, de nombreux macronistes, en coulisse, se disent lucides sur le «moment» et l’ampleur de la colère populaire, qui ne redescendra pas de sitôt face aux injonctions surréalistes du pyromane de l’Élysée. À la vérité, comment s’étonner que le prince-président se refuse à admettre la réalité de cette crise sans précédent, lui qui a usé et abusé de son autoritarisme jupitérien. Par son arrogance de classe, il a tout balayé – les corps intermédiaires, la vie parlementaire, le peuple – en utilisant les moyens les plus vils et les effets de la dramatisation, ce qui n’est évidemment pas le signe d’une démocratie mature. Chez Macron, le terme même de «foule» prend ainsi un autre sens et invisibilise les mobilisations et la démocratie sociale.

La nécrose du pouvoir et de l’exécutif irait, nous dit-on, jusqu’au pourrissement des relations entre le président et sa première ministre, qui a osé évoquer l’idée d’un «apaisement» et même d’une période de «convalescence». Après avoir mis le feu au pays, quelle audace! Macron n’est que le produit de sa politique. Toucher aux retraites a joué en point d’accroche. Prenons bien la mesure de la situation. Et écoutons le constitutionnaliste Dominique Rousseau, lorsqu’il déclare : «C’est à se demander si on n’arrive pas à la fin d’un cycle, celui de la Révolution française.» Rien n’est fini.

[Editorial publié dans l’Humanité du 13 avril 2023.]

vendredi 7 avril 2023

Immonde(s)

Tesson, Houellebecq, Moix : la littérature et l’extrême droite.

Fascistoïdes. Une plongée dans la «banalisation» puis la «normalisation» des pires pensées d’extrême droite par l’un des aspects les plus sacrés de notre Histoire collective, le monde des Lettres. Voilà à quoi nous convie la lecture de Réactions françaises, enquête sur l’extrême droite littéraire (Seuil, 222 pages), du journaliste indépendant François Krug. Pour étayer son impitoyable démonstration – qui donne froid dans le dos par l’ampleur des détails relatés –, l’auteur se penche sur le compagnonnage des trois écrivains les plus médiatiques de la place parisienne et du monde de l’édition: Sylvain Tesson, Michel Houellebecq et Yann Moix. Trois parcours différents, mais un point commun ignoré­ par la plupart des lecteurs: leurs liaisons durables et persistantes avec un nombre incalculable de personnages et autres sectateurs fascistoïdes. Chacun des trois, à leur manière et en incarnant un vieil archétype du paysage littéraire français, a «fréquenté l’extrême droite dès (ses) débuts, par goût de la provocation, par curiosité intellectuelle, par fascination esthétique et parfois par sympathie idéologique», prévient François Krug. Des cocktails, des rencontres, des accointances et, surtout, des amitiés qui durent et passent les années sans que personne, ou presque, ne s’en offusque. Pas même leurs éditeurs, qui comptent parmi les plus prestigieux.

Révélations. Le triptyque littéraire fascinant de François Krug s’étale sur les trois dernières décennies. Une période durant laquelle les «digues idéologiques ont sauté», écrit-il, permettant progressivement aux obsessions antisémites, xénophobes, réactionnaires et ultranationalistes de sortir des «marges» et d’épouser­ mécaniquement la montée du Front national alors qu’il était encore politiquement et culturellement impossible sinon impensable de lui frayer un chemin. Le récit contient quelques révélations fracassantes et dépeint efficacement la complaisance d’une partie du milieu culturel mondain avec les idées de la droite la plus radicale. «Le sujet est sensible, et aucun des trois ne souhaite aujourd’hui l’aborder», ajoute- t-il. Aucun n’a donné suite à ses sollicitations. L’auteur précise: «Houellebecq est joueur: il entretient le doute sur son positionnement politique. Moix estime en avoir assez dit: il s’est repenti publiquement d’expériences de ­jeunesse et d’amitiés douteuses. Tesson, admiré à gauche comme à droite, revendique son indifférence à la politique: il reste discret sur ses relations avec l’extrême droite la plus radicale.»

Nationalistes. Le bloc-noteur ne peut en quelques lignes tout résumer, mais sachez-le, tout y passe. Nous croisons ainsi tout ce qu’il y a de plus infréquentable et d’immonde, par des réseaux qui s’entremêlent entre Tesson, Houellebecq et Moix: des suppôts de l’Action­ française à ceux de l’OAS, en passant par ceux du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) ou les royalistes, et évidemment d’autres écrivains ayant depuis longtemps franchi les limites (Maurice G. Dantec, Richard Millet, Marc-Édouard Nabe, etc.). Le public sait-il, par exemple, que le premier voyage de Sylvain Tesson, dont il a tiré son récit On a roulé sur la Terre (1996), a été soutenu financièrement par la Guilde européenne du raid, une confrérie d’explorateurs créée par d’anciens de l’OAS et des militants nationalistes? Le même public se ­souvient-il que Yann Moix, à 21 ans, fut l’auteur d’un fanzine antisémite intitulé Ushoahïa («Les juifs étaient heureux d’aller en camps pour se consumer dans quelque cendrier», peut-on y lire), et qu’il fréquenta­ un certain Paul-Éric Blanrue, ex-militant du FN et grand défenseur du négationniste Robert Faurisson? Les auditeurs de France Inter, qui écoutèrent Tesson ­livrer une chronique d’été en 2017 sur Homère, savent-ils que non seulement il adulait Jean Raspail (auteur de l’odieux Camps des Saints), qu’il fréquentait la Nouvelle Librairie, dont les éditions promeuvent toutes les «plumes» de l’extrême droite (dont Renaud Camus, théoricien du «grand remplacement»), mais aussi qu’il anima lui-même, à partir de 1996, une émission sur Radio Courtoisie, l’antichambre radiophonique de toute l’extrême droite? Dans Blanc (2022), son récit d’une traversée des Alpes, Tesson écrit: «Le paysage répondait à son principe de distinction, de hiérarchie, de pureté. (…) La verticalité constituait une critique de la théorie égalitaire.»

Partition. Les adulateurs du prix Goncourt savent-ils que Houellebecq est un habitué de Valeurs actuelles et que, en 2022, il donna une conférence au siège parisien de l’Action­ française, ou qu’il reçut une distinction, en 2018, d’une association belge qui exalte les actes du philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936), l’un des penseurs de la «révolution conservatrice» européenne? Dans le maquis de la nouvelle réaction fascisante, Tesson, Houellebecq et Moix jouèrent donc leur partition. Le livre de François Krug est d’utilité publique et politique. À mettre entre toutes les mains – et dans tous les lycées. 

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 7 avril 2023.]

mardi 4 avril 2023

Lettre(s)

Retraites : quand les écrivains s’engagent.

Barricade. «La grandeur d’un pays se mesure aussi à la force d’engagement de ses auteurs», répétait souvent un professeur (jésuite) du bloc-noteur, qui portait Rousseau, Hugo et Bernanos en son cœur. La phrase, tel un invariant cher à la tradition française, trouve un singulier écho à la faveur de la crise sociale et politique actuelle. Le nombre de personnalités culturelles qui soutiennent les grèves et les manifestations pour réclamer le retrait de la loi sur les retraites se compte par dizaines, centaines. Parmi ces femmes et ces hommes, trois se sont particulièrement distingués, dans la mesure où il était difficile de manquer leurs propos salutaires au regard de leur statut respectif et de leur aura dans le monde des lettres. Réjouissons-nous de les retrouver – sans surprise néanmoins – du bon côté de la barricade ! Par exemple, qui a cosigné ce texte: «L’objectif, à rebours de l’histoire sociale, est de faire travailler plus et plus longtemps des femmes et des hommes qui aspirent au repos et à donner libre cours à leurs projets dans un moment privilégié de la vie»? Réponse: Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, qui n’a pas caché sa «détermination à combattre ce projet de réforme archaïque et terriblement inégalitaire».

Colère. Pierre Lemaitre, prix Goncourt en 2013 pour Au revoir là-haut, s’exprimait pour sa part récemment sur France Inter. Après avoir certifié qu’il serait dans la rue pour manifester, l’écrivain ajoutait: «On vit dans une société qui est terriblement fracturée et qui est au-devant d’événements tellement majeurs: le réchauffement climatique, cette guerre en Ukraine. Mettre ce sujet à l’avant-plan aujourd’hui, c’est à la limite de la provocation et de la maladresse.» Ce n’était pas la première fois qu’il remettait en cause la politique – qu’il qualifiait en 2019 de «démocratie autoritaire» – de Mac Macron. À l’image de son dernier roman, le Silence et la Colère, Pierre Lemaitre ajoutait qu’il ne voulait «pas rester silencieux», qu’il n’était pas de ceux qui s’assagissent avec l’âge: «Plus le temps passe et plus ma colère se développe, en tout cas elle est intacte a minima. (…) Je vois une société qui ne me convient pas, avec une répartition des richesses qui est scandaleusement disproportionnée.»

Politique. Nicolas Mathieu ne fut pas en reste. Avant d’accorder un entretien à l’Humanité, le prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux avait donné un texte explosif à Mediapart dans lequel il assurait: «De ce pouvoir, nous n’attendons désormais plus rien. Ni grandeur, ni considération, et surtout pas qu’il nous autorise à espérer un avenir admissible. Nous le laissons à ses chiffres, sa maladresse et son autosatisfaction.» Et il interrogeait durement la posture même du prince-président: «Aujourd’hui, à l’issue de cet épisode lamentable de la réforme des retraites, que reste-t-il d’Emmanuel Macron, de ce pouvoir si singulier, sorti de nulle part, fabriqué à la hâte, “task force” en mission libérale qui a su jouer du rejet de l’extrême droite et de la déconfiture des forces anciennes pour “implémenter” son “projet” dans un pays où si peu de citoyens en veulent? Que reste-t-il de ce pouvoir, de son droit à exercer sa force, à faire valoir ses décisions, que reste-t-il de sa légitimité?» Avant d’évoquer les citoyens: «Avez-vous pensé à ces corps pliés, tordus, suremployés, qui trimeront par votre faute jusqu’à la maladie, jusqu’à crever peut-être? Avez-vous pensé au boulevard que vous avez ouvert devant ceux qui prospèrent sur le dépit, la colère, le ressentiment? (…) Avez-vous pensé à ce monde sur lequel vous régnez et qui n’en pouvait déjà plus d’être continuellement rationné, réduit dans ses joies, contenu dans ses possibilités, contraint dans son temps, privé de sa force et brimé dans ses espérances?» Comment décrire mieux ce que nous ressentons? Revint alors à notre mémoire les mots du philosophe Jacques Rancière, qui expliquait jadis que l’expression «politique de la littérature» implique que la littérature intervient en tant que littérature dans ce «découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit». Autrement dit, dans ce rapport entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes «du dire» qui découpent un ou des mondes communs.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 31 mars 2023.]

Les prédateurs

L’accaparement des terres, une autre forme de colonialisme.         

Si l’accaparement des terres reste un phénomène historiquement lié à la colonisation, l’actuelle course folle aux surfaces cultivées se mêle directement aux structures nébuleuses du système financier international – soutenues, évidemment, par certains États dont beaucoup furent des colonisateurs. Jadis, des États s’appropriaient des territoires entiers et contraignaient les soumis à travailler au profit des intérêts occidentaux. De nos jours, les nouveaux maîtres siègent dans les grandes tours de verre des capitales de l’industrie financière et agricole internationale. Seule constante à travers les siècles: les populations locales et la nature en subissent toujours les conséquences.

Au nom du «libéralisme économique», les prédateurs de la haute finance du capitalisme globalisé ont inventé une autre forme de colonialisme. L’accaparement des terres conduit à la faim, à la pauvreté et à la violence. Plus de la moitié des transactions foncières concernent des terres cultivables ancestrales, sur lesquelles des monocultures destinées à l’export viennent remplacer les cultures vivrières des habitants, qui perdent ainsi leur sécurité alimentaire. Qu’importe les droits humains et l’environnement. Car, contrairement aux mensonges des spoliateurs, les monocultures sacrifient des forêts, libérant du CO2 dans l’atmosphère et détruisant la biodiversité. Double avantage pour ces «investisseurs» sans scrupule: ils profitent d’abord de la vente du bois, puis de la culture de palmiers à huile, de soja, de canne à sucre, de coton, etc.

Encouragés par les pays industrialisés et les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI, OMC, FAO), les fonds agricoles de grandes banques, les compagnies d’assurances, les fonds spéculatifs, les fonds de pension et les multinationales tirent bénéfice de la vente au rabais des ressources naturelles et des terres, qui, depuis vingt ans, concerne environ 300 millions d’hectares sur la planète, soit une zone plus vaste que toute la surface agricole utile d’Europe. Les pays du Sud sont bien sûr les plus frappés, singulièrement l’Afrique: 60% des grands investissements mondiaux dans l’agriculture industrielle concernent ce continent…

[EDITORIAL publié dans l’Humanité du 4 avril 2023.]