dimanche 16 décembre 2018

Peuple des ombres

70.000 personnes mobilisées encore dans toute la France, un cinquième samedi de rang et à une semaine de Noël, ça ne compte pas?

Une mobilisation en baisse? La belle affaire… Il n’aura échappé à personne que les commentateurs les plus savants dans l’art des analyses définitives se gargarisent et ont décrété l’acte de décès du mouvement des gilets jaunes. Entre «clap de fin» et «nombre d’arrestations en net recul» (comme si ce dernier critère était devenu le mètre étalon du calcul quantitatif!), ils veulent nous convaincre que près de 70 000 personnes mobilisées encore dans toute la France, un cinquième samedi de rang et à une semaine de Noël, ça ne compte pas! Françaises, Français, citoyens et salauds de pauvres, circulez, puisqu’on vous dit qu’il n’y a plus rien à voir! Et surtout passez de bonnes fêtes, même si vous n’en avez pas les moyens!

Ce cynisme et cette médiocrité du cœur, de l’esprit et des yeux ont de quoi nous affliger. Par ces excès, par ce matraquage idéologique d’une rapidité stupéfiante, cela témoigne que, décidément, beaucoup refusent de comprendre ce qui se passe vraiment. Oui, la participation fut en recul, en particulier à Paris. Les causes sont multiples. Mais en dépit des basses manœuvres du pouvoir et de sa tentative d’instrumentaliser tous les ressorts intimes de l’émotion suscitée par la tuerie épouvantable de Strasbourg, le mouvement s’enracine et il semble bel et bien que la détermination des citoyens contre un ordre injuste soit intacte, malgré la répression, les arrestations sommaires et les gardes à vue de masse.

Le peuple des ombres prend désormais toute la lumière: cela dérange! N’en déplaise aux donneurs de leçons hâtives qui n’aspirent qu’aux soustractions, l’addition des colères sociales ne se dément pas. Et si certains acteurs de cette insurrection s’interrogent légitimement sur les suites à donner à leurs actions – c’est bien le moins –, les beaux parleurs feraient bien de ne pas oublier que les gilets jaunes et ceux qui les soutiennent n’ont aucune consigne à recevoir, ni du pouvoir, ni des puissants, ni des médias, ni de personne en vérité. Cette révolte citoyenne en tant que processus – dont on ne sait jusqu’où il ira – active tous les sentiments et exalte potentiellement une sorte d’ébranlement. Comme si la peur pouvait changer de camp, durablement. Pour arrêter la course à l’abîme et la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime politico-économique.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 17 décembre 2018.]

jeudi 13 décembre 2018

Irréversible(s)

Regardez, mais regardez la peur des puissants, mesurable à l’aune des violences policières. 

Combat. Sans vouloir donner de leçons, reconnaissons que l’intelligence des circonstances devrait être valable pour tous. Là où il n’y a pas la volonté acharnée de changements profonds afin d’embrasser notre destin collectif, il n’y a qu’indifférence et médiocrité du cœur face à un événement historique qui ne se représentera sans doute pas de sitôt. Voilà où nous en sommes, avant l’acte V de la mobilisation des gilets jaunes. D’accord, ce qui se déroule depuis quelques semaines dépasse les cadres institués traditionnels, modifie les rapports de forces dans les tréfonds mêmes de la société organisée et, surtout, bouleverse les logiques dominantes – celles dont s’accommodent si bien les tenants du « mieux que rien » depuis plus de trente ans. Après les annonces de Mac Macron, perdu dans son opération enfumage (pour mieux préserver l’injustice fiscale et les cadeaux faits aux riches), la situation insurrectionnelle aux ressorts non maîtrisables est non seulement toujours en place mais il semble bel et bien que le climat prérévolutionnaire ne s’érode pas. Au moins pour une raison: rien ne se passe comme prévu. Mieux: nos pensées sur la question sont, elles aussi, dépassées, contraintes au mouvement perpétuel d’adaptation et de dialectique du combat. Cela nous force à puiser dans nos mémoires, non pour comparer, plutôt pour différencier et analyser. Que le bloc-noteur soit ainsi pardonné d’oser semblables références historiques: car, en effet, rien ne se passa comme prévu début juillet 1789, début juin 1848, début octobre 1917, début mai 1968, début décembre 2010 (à Tunis). Décembre 2018: tout paraît méconnaissable, nouveau, étrange à bien des égards, et pourtant enthousiasmant. Comme un parfum d’irréversible. Comme si, par les nuées jaunes, nous assistions à un retour de la politique citoyenne, mais sans en avoir l’air, en tous les cas pas de manière «classique». Cela nous perturbe? C’est normal. Qui peut prétendre ne pas l’être, en pareil moment? Il suffit de voir Paris vaciller. Et se dire qu’il était inimaginable d’imaginer la capitale de la France ressembler à une ville morte un week-end après l’autre, sans courses de Noël ni touristes tranquilles. Et il suffit, dans le même temps, de regarder cette présidence acculée, dépassée, quasi crépusculaire, se transformant en pouvoir d’opérette tenté par la militarisation et la répression aveugle, pour comprendre que l’affaire est d’une extrême urgence sociale, mais aussi ultrapolitique… 


mardi 11 décembre 2018

Ancien régime

Au moins Emmanuel Macron a-t-il raison sur un point, un seul: «Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies.» 

Ni une allocution capable de rehausser une fonction en perdition, ni un discours porteur de réponses à la hauteur d’un événement historique: que retiendra-t-on de la prestation télévisée du chef de l’État, sinon un sermon asséné qui s’apparentait plus à un appel désespéré qu’à l’expression de changements radicaux dignes de la réalité? Au moins Emmanuel Macron a-t-il raison sur un point, un seul: «Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies.» Qu’il se souvienne de ce rare éclair de lucidité, car personne n’oubliera cette sentence dont on ne sait si elle est sincère ou empruntée à des éléments de langage. Le bilan est vite vu par les gilets jaunes dans leur immense majorité semble-t-il. «Des miettes de pain.» Voilà en vérité ce qu’a accordé Macron aux révoltés de France, qui réclament ce que cet homme-là ne saurait leur donner, pas même par ses pensées…

Prisonnier à la fois du carcan libéral dans lequel il a formaté sa vision de notre pays, mais également de la caste des puissants qui l’ont sciemment choisi, Emmanuel Macron est définitivement résumable en une formule: il est et reste le président des riches. Il tremble et vacille, certes, et il le sait. Mais même dans des circonstances dont il ne maîtrise plus l’issue, les riches demeurent ses protégés. Parce qu’il n’a toujours pas pris la mesure de ce qui se passe, il a en quelque sorte paraphé et légitimé l’acte V des mobilisations des gilets jaunes. Les mots nous manquent pour qualifier l’ampleur de sa déconnexion du monde réel. C’est comme s’il incarnait, à lui seul, une sorte «d’ancien régime». Et ça, il ne le sait pas encore…

D’autant qu’il joue les arnaqueurs. Son énorme mensonge sur «l’augmentation du Smic» ne passera pas. Chacun a compris qu’il s’agissait de la prime d’activité, prise en charge par l’État, donc les Français eux-mêmes par les baisses de cotisations, autrement dit sur notre salaire socialisé. Un scandale de plus. Le grand mouvement populaire en cours, dont les actifs ne manquent pas, va se poursuivre. Et l’addition des colères s’amplifier, contre ce «vieux monde» à abattre. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 décembre 2018.]

vendredi 7 décembre 2018

Condition(s)

Rien n’est fini. Tout commence. Le meilleur ou le pire.
 
Maturation. Parfois, lorsque plus aucun de nos pas n’a le pouvoir de l’innocence, les rues deviennent les aimants de la mémoire qu’épousent inconsciemment ceux qui s’en emparent. Mémoire pour analyser; mémoire pour se projeter; mémoire pour inventer; mémoire pour tenter de comprendre non pas les raisons de la colère mais les logiques pour lesquelles elles agitent aujourd’hui la société française jusque dans ses tréfonds les plus féconds. Coudre nos regards. Et penser autrement. Facile à dire, n’est-ce pas? Après la sidération d’un mouvement dont personne n’imaginait, en trois semaines, qu’il renverserait bien des logiques et des pratiques en cours, voici venu le temps des vertiges et des suffocations: tout est possible désormais. Le meilleur comme le pire. Fruit d’une longue, très longue maturation que nous ne fûmes pas les derniers à décrire, cette colère façon jacquerie pré-révolutionnaire n’est que le résultat de vingt ans de politiques néolibérales qui, à mesure qu’elles détruisaient tout sur leur passage, ont miné moralement les citoyens au point de produire le plus dramatique des sentiments : la peur de l’à-venir. Et pas n’importe quelle peur. La peur amputée de l’espoir. Vous savez, cette peur qui se résume à une phrase entendue samedi dernier dans la bouche d’un des gilets jaunes: «Nous n’avons plus rien à perdre, puisque nous avons déjà tout perdu ou presque…» Le bloc-noteur ne vous apprendra rien en répétant que cette mobilisation de masse des classes populaires et moyennes trouve en grande partie sa source dans les mesures d’austérité, incluant modération salariale et désengagement de l’Etat. Les dégâts collatéraux sont connus, mais jusque-là sans doute restaient-ils éloignés de la tête des puissants. Chômage de masse, précarité, paupérisation, destructions des services publics: la crise économique et sociale a longtemps paru hors-sol, mais la misère ordinaire dans toutes ses composantes, elle, a des racines si profondes qu’elles labourent et laminent les entrailles des quartiers, des territoires, des grandes villes, des familles, des individus. Combien de fois avons-nous écrit qu’il ne s’agissait pas d’un fantasme né d’esprits défaitistes aux âmes sombres? Beaucoup avaient oublié qu’ils étaient nombreux, dans cette sous-France, à le vivre, tous victimes d’une époque frappée du sceau des injustices et de la déréalisation.
 

mercredi 5 décembre 2018

La démonstration

Quoi que nous pensions de la naissance de ce mouvement, son évolution progressive prouve que les citoyens en lutte peuvent non seulement mettre sur le reculoir un gouvernement mais également aider à abattre des dogmes. 

Sans parler de vacance du pouvoir, admettons néanmoins que nous ne savons plus si l’exécutif a la moindre idée de ce qui se passe dans le pays et, surtout, de ce qu’il peut encore faire pour en circonscrire les conséquences. Bien malin qui, il y a trois semaines, aurait pu prédire semblable scénario. L’ampleur du mouvement de contestation devient si incandescente que nul, pas même les plus emportés des révoltés, n’aurait pu imaginer à quel point le pouvoir allait vaciller à force d’ébranlements successifs. L’incapacité du président et de son premier ministre à comprendre, juste comprendre, ce qui se joue réellement dans les tréfonds de la société française témoigne d’un décrochage qui dit plus que leur incompétence: ils se trouvent à des années-lumière de la vie des citoyens. La Macronie ressemble à un bateau ivre. Et encore, l’image paraît presque impropre: le bateau prend l’eau de toutes parts et rien ne nous dit qu’il n’est pas menacé de sombrer, sous une forme ou une autre, tôt ou tard.

Après avoir annoncé un moratoire sur les taxes – ce qui n’a rien changé à la détermination des gilets jaunes –, Édouard Philippe admet finalement ne pas craindre un débat «nécessaire» sur la réforme de l’ISF. Rendons-nous compte du chemin parcouru en si peu de jours! La démonstration est éclatante. Quoi que nous pensions de la naissance de ce mouvement, son évolution progressive prouve que les citoyens en lutte peuvent non seulement mettre sur le reculoir un gouvernement mais également aider à abattre des dogmes. Celui de l’ISF était constitutif du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il n’est désormais plus tabou. Songeons potentiellement à la suite. Car les revendications les plus fortes ne s’arrêtent pas là, elles vont de la hausse des salaires à l’édification d’une nouvelle République, en passant bien sûr par une fiscalité plus juste. Vaste éventail! 

Sans en rajouter dans l’excès d’optimisme, a-t-on le droit de croire que nous assistons, peut-être, à une sorte de mûrissement de la conscience de classe? L’histoire en cours n’est pas mineure. C’est même une page de l’histoire de France qui s’écrit sous nos yeux. Comptons sur l’addition des colères, comme œuvre collective, pour la parapher de la meilleure des manières.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 décembre 2018.]

jeudi 29 novembre 2018

Lumière(s)

Il suffirait d’un rien… pour que beaucoup de choses changent.

Récital. Il suffit parfois d’un rien pour que le soupçon de l’ivresse nous gagne et nous chavire. Quelques lignes d’un poème, d’une prose. Des regards clairs et droits où se mêlent en son creuset ceux de la complicité intime. Des mots, distillant cette musique verbale du passé qui ne s’enfuit pas. Une colère, une passion, une dissemblance, une diversité puis une complémentarité absolue comme ciment de l’autre quand cet(te) autre cherche et trouve la merveilleuse délicatesse d’une fusion de couple dans l’aveuglante lumière de l’amour, premier chemin révolutionnaire en tant que nouveau monde à bâtir. Oui, il suffit d’une grâce partagée, l’origine d’une odyssée se faisant miroir, celle qui se trouve nichée dans le secret des choses cachées depuis la fondation de la conscience humaine comme clef d’un nouvel âge d’or toujours à-venir… Vous aimez les sentiments? La beauté? Les Lettres de pourpre enfantées dans la singularité de deux êtres uniques? Croyez le bloc-noteur sur parole. Le récital poétique et littéraire mené par Ariane Ascaride et Didier Bezace ("Il y aura la jeunesse d’aimer"), qui rendent hommage à Elsa Triolet et Louis Aragon, est comme un fragment lumineux capable de redonner goût, force et vigueur aux plus éteints d’entre nous, quand, sournoisement, dans les crépitements d’une actualité brouillonne peu soucieuse des principes, nous négligeons la cause et ses traces, la structure et les événements. Notre société sacrifie l’important à l’urgent et l’ensemble au détail, pratiquant l’oubli des antécédents. Avouons que le plus savoureux, dans cette histoire, est encore que nous n’y sommes pas pour rien. Nous (osons le «nous»), hommes de cœurs engagés et de bonne volonté, dévots lecteurs des Misérables, qui avons pris fait et cause pour les gens de peu. Notre lignée est coresponsable. Elle n’a pourtant pas à rougir. À leur manière, Elsa et Louis nous y invitent. Nous avons une sorte de créance en faveur de l’aventure collective et de nos beaux emportements. Nous ne nous en sortons jamais seuls; les hommes se sauvent ensemble ou pas du tout. 

mardi 27 novembre 2018

Le mépris, la honte

Emmanuel Macron avait des réponses urgentes et sérieuses à apporter à deux préoccupations majeures. Et? Rien. 

Hallucinant… Emmanuel Macron avait donc des réponses urgentes et sérieuses à apporter à deux préoccupations majeures: la colère sociale grondante d’un côté, la transition énergétique d’un autre côté, chacune conditionnant nos choix fondamentaux en tant qu’horizon. Il a donc pris la parole, l’air grave. Mais les historiens des vaines élocutions retiendront qu’il a osé affirmer qu’il n’opposait pas «fin de mois» et «fin du monde». Et après ? Rien. Absolument rien. Le vide sidéral, que certains grands astrophysiciens observent aux confins de l’univers. Une heure de discours, c’est long, surtout pour ne répondre à aucune – mais aucune – des attentes des Français. Seule une forme de mépris atavique peut expliquer une telle indigence à mesurer la température de son propre pays, quand la fin d’un mois signifie parfois la fin d’un monde. Dans sa bouche, l’enjeu écologique est posé sans aucune ambition politique ni philosophique. Quant à l’impératif social immédiat, il est totalement passé sous silence, nié, passé au laminoir de sa toute-puissance supposée.

Les Français, gilets jaunes ou pas, doivent ressentir de la stupeur et un profond sentiment de honte à son égard! À ceux qui réclament légitimement de pouvoir boucler leur budget mensuel dans trois jours, avec la perspective des fêtes de fin d’année déjà en tête, Macron dit: on vous donnera des nouvelles dans trois mois, après avoir réuni un énième comité Théodule. On croit rêver. Aucune mesure d’accompagnement pour soutenir le pouvoir d’achat ou réduire la fracture territoriale. Aucun signal donné en matière de justice sociale. Le voilà hors sol, déconnecté des réalités. En particulier lorsqu’il évoque le consentement à l’impôt... sans évoquer les 358 000 familles exonérées de l’ISF, alors que ces dernières, soustraites des solidarités de notre pacte social, détiennent la moitié du PIB de la France. 

Pendant ce temps-là, les plus modestes trinquent, leurs yeux perlent d’amertume. Nous ne devons pas nous taire, mais au contraire savoir répondre à ces peines, n’ignorant pas, une fois de plus, que nous restons en ces luttes le couteau fécond de leurs plaies. Inutile d’être devins. À l’invraisemblable mépris de Macron répondra une colère redoublée et peut-être incontrôlable. Entre lui et les citoyens de ce pays en souffrance, le divorce est prononcé. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 28 novembre 2018.]

jeudi 22 novembre 2018

Colère(s)

Aidons les gilets jaunes à penser rouge.

Luttes. Même en rêvant le jour à des révolutions auxquelles il vaudrait mieux parfois rêver seulement la nuit, reconnaissons que le mouvement des gilets jaunes réclame de la réflexion, du raisonnement et beaucoup de sang-froid pour essayer d’en comprendre les ressorts singuliers. Le citoyen résolument de gauche, qui cherche toujours des rebelles à chaque coin de rue pour participer au soulèvement général, se trouve quelque peu gêné par cette jacquerie fiscale enfantée par les réseaux sociaux. Cela dit, il suffit de voir l’arrogance de la Macronie, désemparée, pour affirmer que ce mouvement possède assez des ressorts inédits pour nous intéresser au premier chef. L’affaire s’avère sérieuse. Souvenons-nous que, il y a quelques mois, nous imaginions encore possible une sorte de «convergence» des luttes (pour laquelle la CGT tenta de jouer son rôle). Elle ne survint pas. Ce qui vient de surgir, en revanche, s’appelle bien une «convergence des colères». Celle du peuple. Celle des salariés vivant dans une précarité accrue. Celle de ceux qui ont besoin de leur véhicule pour aller travailler, ou juste se déplacer. Celle du nouveau prolétariat, que se refusent de voir les autres, là-haut. Celle des retraités victimes d’un véritable racket. Celle des sans-emploi, des intérimaires, des fracassés du travail découpé. Et même celle des petites et moyennes entreprises, suppliciées par les banques. Bref, celle des sans-vacances, des sans-loisirs, des sans-culture, des sans-vie, subissant, en prime, le profond mépris de classe des libéraux de tout poil, de droite comme de gauche (qui n’a plus de gauche que le nom)…

Peuple. Notre embarras – compréhensible – provient du mouvement de protestation lui-même, protéiforme en ses révoltes. Ne soyons pas naïfs. De Laurent Wauquiez à Louis Aliot, de représentants de Dupont-Aignan à quelques homophobes et xénophobes livrant des migrants aux gendarmes, sans parler de bastonneurs identitaires, etc.: le melting-pot poujado-réactionnaire est aussi de sortie à la faveur de cette colère.

lundi 19 novembre 2018

Un monde à part

En direct, la chute de Carlos Ghosn, le PDG de Renault et l’un des plus grands patrons d’industrie de la planète.

Il était l’homme des rémunérations indécentes, tellement, qu’il les assumait avec le cynisme de ceux qui ne doutent de rien, surtout quand il s’agit de leur propre portefeuille. Le voilà mis en accusation au pays du Soleil-Levant, arrêté manu militari puis interrogé par des enquêteurs japonais, et enfin publiquement lâché par les autres dirigeants de Nissan, qui ont annoncé illico presto son remplacement, dès ce jeudi… En direct, la chute de Carlos Ghosn, le PDG de Renault et l’un des plus grands patrons d’industrie de la planète. Que lui reproche-t-on? D’avoir, pendant de nombreuses années, déclaré des revenus inférieurs au montant réel, sans parler d’autres malversations, telles que l’utilisation de biens de l’entreprise à des fins personnelles. Si les faits sont avérés, le boss de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ne sera bientôt plus rien du tout sur l’archipel… et probablement en France.

On a beau être l’incarnation vivante d’un monde à part – celle de la caste des premiers de cordée qui imposent et osent tout –, cette fraude fiscale, même pratiquée au Japon, aura également des conséquences au pays de Macron… Il y a tout lieu de croire que Carlos Ghosn ne sera plus longtemps encore PDG de Renault. Et nous nous souviendrons – avec ironie – que l’emblématique maître du losange s’affichait encore à côté du président (merci pour la suppression de l’ISF!) lors de son «itinérance mémorielle», le 8 novembre, à Maubeuge, lorsque ce dernier fut interpellé par un salarié de Renault.

La parade s’achève. Autant l’admettre: nous ne lâcherons ni la moindre larme ni la plus petite lamentation sur son sort. Car si l’impudence et l’avidité n’ont pas de frontières, celles de Carlos Ghosn en matière de salaire personnel en disent long sur l’homme et ses méthodes. Pour mémoire, rappelons qu’il a perçu de Renault 7,4 millions d’euros pour la seule année 2017, auxquels s’ajoute la modeste contribution de Nissan, 8,8 millions d’euros. Nous écrivons souvent que le coût du capital est une arme contre l’emploi; ajoutons que le coût du capital personnel est aussi une arme contre les salariés de sa propre entreprise. Mais c’est un monde à part, vous dit-on. Jusqu’à un certain point…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 20 novembre 2018.]

jeudi 15 novembre 2018

Souci(s)

A six mois des élections européennes, la gauche de transformation radicale a un souci. 

Peuple. Vous aussi, dans les tréfonds de vos pensées les plus évidentes, vous vous sentez inquiets pour l’avenir de la gauche, questionnant les postures des uns, des autres, ne sachant plus vraiment quoi penser, dans un moment pourtant propice aux réflexions de reconstruction collective, tandis que Mac Macron s’enfonce chaque jour un peu plus dans l’«itinérance», non pas mémorielle, mais de ses propres inepties? Congrès inédit des communistes dans une semaine, atermoiements de Génération.s, stratégie globale de la France Insoumise, sans parler des socialistes (mais lesquels?), etc.: à six mois des élections européennes, la gauche de transformation radicale a un souci. Celui de transformer radicalement le souci en souci de transformation radicale. Pour le dire autrement: la gauche de gauche (schématisons), ouverte mais ferme sur ses principes, n’a pas seulement le devoir de lutter contre ses démons, elle a l’impérieuse mission de recréer un espoir aussi crédible que possible, mais qui n’est pas de démentir le réel mais d’assumer une éthique d’humilité combative face à sa complexité, en proposant toujours des solutions conformes à l’intérêt général. Vite dit, n’est-ce pas, sachant que le peuple lui-même, ce souverain théorique de toutes nos décisions, est marginalisé, démobilisé, tétanisé, méprisé. Ce peuple, dont tout le monde revendique la légitimité, ne ressemble plus à ce qu’il fut. Jadis passionné et colérique, il oscille désormais entre sidération et profonde amertume, ce qui produit deux formes de cynisme civique: soit le retrait définitif de tout engagement véritable dans la cité, soit la tentation de ce que certains appellent (un peu vite) le «populisme», à savoir le «tous dehors», jamais bien loin du «tous pourris». Que cela nous plaise ou non, les schémas anciens ont volé en éclats et, en toute logique, il n’y a rien de plus censé que d’écrire que nous parvenons au bout d’un long cycle démocratique en tant que crise globale. Une crise d’une telle ampleur, d’ailleurs, qu’aucun modèle antérieur semble pouvoir y résister.

jeudi 8 novembre 2018

Matrice(s)

Avec 14-18, l’expression «boucherie» nous laisse subir une montée en puissance de l’indignité extrême de la guerre... 

«BOUCHERIE». Pensant aux terrifiants écrits de Maurice Genevoix ("Ceux de 14"), d’Henri Barbusse ("le Feu") et de quelques autres, alors que nous célébrons le centenaire de la fin de la Grande Guerre, le bloc-noteur, malgré lui, retomba une nouvelle fois dans ses obsessions de jeunesse, celles qui avaient resurgi en 2015 lors de l’écriture de "Soldat Jaurès" (Fayard), roman consacré au fils de Jean Jaurès, Louis, «mort pour la France» le 3 juin 1918 au Chemin des Dames. Cette obsession venue du fond des antres filiaux (un grand-père paternel martelé dans les tranchées) porte sur la nature de cette guerre, qui enfanta, telle une matrice, les horreurs du XXe siècle. 1914-1918: la guerre totale. Comme jamais dans l’Histoire passée, le premier conflit mondial changea l’idée même de «faire» la guerre. «Faire»: l’odieux verbe, en l’espèce... Car le déluge de feu qui s’abattit sur les hommes, souvent sacrifiés pour quelques mètres de terrain gagné, banalisa la mort comme la manière de la donner au nom du «faire la guerre». D’où l’expression «boucherie», qui symboliquement nous laisse subir une montée en puissance de l’indignité extrême de la guerre, comme une boue qui ne cesse d’envahir la pauvre terre des humains.

VIOLENCE. Imagine-t-on encore à quel point le monde en son effroi engendra la «bête immonde»? 1914-1918: ce fut pour le genre humain la banalisation de la mort. Toutes frontières enfoncées. La plupart des historiens de la Grande Guerre s’accordent d’ailleurs sur le terme « culture de guerre » pour désigner les systèmes de représentations de ce conflit, elles-mêmes essentielles dans la perception matricielle des franchissements des seuils de violence durant ces quatre années en enfer. À l’évidence, l’emploi du gaz – interdit pourtant par la convention de La Haye de 1899 – reste à bien des égards la trace emblématique d’un processus de totalisation de la guerre, dans laquelle tout était permis.

mardi 6 novembre 2018

Coup de pompe

La hausse massive des prix des carburants crée une émotion considérable, et pour tout dire une colère légitime. 

Après le coup de fatigue au sommet de l’État, voici donc le coup de pompe national! L’affaire du carburant vient de rattraper Emmanuel Macron, qui espère maintenir la paix sociale uniquement par les mensonges et les contradictions. Tout cela ne tient plus. Entre le président et ses concitoyens, le fil s’est rompu. Et la hausse massive des prix des carburants crée une émotion considérable, et pour tout dire une colère légitime. Tous les habitants sont touchés par ces taxes inégalitaires, quels que soient leurs revenus. Un véritable racket qui touche les plus démunis et ceux – souvent les mêmes – qui sont contraints d’utiliser leurs véhicules juste pour vivre, ou travailler. Un jour, Macron déclare «assumer» le parti pris de l’écologie punitive en tabassant le pouvoir d’achat ; le lendemain, acculé par la grogne qui monte dans le pays, il promet une aide fiscale sous forme d’aumône, tout en réclamant la collaboration des régions. «Le carburant, c’est pas bibi», a-t-il lancé hier. L’homme donne vraiment l’impression d’être à côté de ses pompes.

Qui nous fera croire qu’une fiscalité punitive et injuste constitue la bonne méthode pour convaincre de la nécessité d’une transition énergétique? Car la politique de Macron, d’abord antisociale, est tout sauf écologiste. Taxera-t-il le transport aérien, ultrapolluant, ou le kérosène sur les vols intérieurs? Encouragera-t-il le report sur le rail? Supprimera-t-il l’exonération de la TICPE pour le transport routier? Mettra-t-il fin au scandale des milliards de bénéfices des sociétés d’autoroutes et de Total, en les mettant enfin à contribution? Non, quatre fois non…

Et pendant ce temps-là? Parti dans son «itinérance mémorielle» pré-11 Novembre, Macron vient de démontrer qui il servait en vérité. Son ministre des Finances, Bruno Le Maire, a en effet déclaré, hier, qu’il était «ouvert à un report de l’entrée en vigueur» d’un projet européen de taxation des géants du numérique, dont Google, Apple, Facebook et Amazon. L’annonce ne surprendra personne, Macron se couche devant les géants du numérique. Il porte décidément bien son surnom: le président des riches.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 novembre 2018.]

vendredi 2 novembre 2018

Peste(s)

Avec Jair Bolsonaro, les Brésiliens ont déjà ce goût âcre de l’apocalypse sur leurs lèvres. 
 
Dictature. «Il est des heures dans l’histoire où celui qui ose dire que 2 et 2 font 4 est puni de mort.» Mille citations se prêteraient à ce que vivent les Brésiliens, mais, allez savoir pourquoi, les mots de Camus, extirpés de la Peste, ont resurgi dans la mémoire du bloc-noteur telle une (ultime?) piqûre de rappel. La peste brune, jamais éradiquée. L’élection de Jair Bolsonaro n’a pas hanté nos dernières nuits au hasard d’une actualité hagarde, mais bien parce qu’il s’agit d’un événement majeur de notre histoire contemporaine, qui nous incite non plus à la vigilance, mais au combat actif. La citation de Camus résonne aussi en mémoire de tous ces abrutis (comment les nommer autrement?) faussement amusés par la situation annoncée là-bas depuis des semaines, qui ont trop longtemps pris ce personnage à la légère, peu au sérieux, le voyant en «petit Trump tropical», comme pour rabaisser sa dangerosité. Mais 2 et 2 font 4. Les Brésiliens concernés le savent, ils ont déjà ce goût âcre de l’apocalypse sur leurs lèvres. Appelons donc les choses par leur nom. Jair Bolsonaro n’est pas qu’un illusionniste sans scrupule vantant par simple provocation nostalgique la période dictatoriale du pays (1964-1985). Non, cet homme est un fasciste revendiqué, avec tous les attributs afférant à l’ignoble descendance. «Celui qui ose dire que 2 et 2 font 4 est puni de mort.» Un peu de dignité et de courage: personne ne pourra dire qu’il ne savait pas, qu’il n’avait pas entendu le bruit de la terreur annoncée. Alors que les discours anticommunistes des militaires brésiliens auteurs du coup d’État en 1964 légitimaient leur action au nom de la démocratie (sic), le discours de Bolsonaro se justifie aujourd’hui au nom de la dictature! Évoquant les «gauchistes hors la loi», le nouvel élu d’extrême droite n’a-t-il pas déclaré que ces derniers devraient choisir «entre la prison ou l’exil», ajoutant: «Ce sera une purge comme jamais le Brésil n’en a connue.» 
 

jeudi 25 octobre 2018

Injustice(s)

Jean-Luc Mélenchon et le «sacré».

Choc. Après avoir théorisé, dès 2010, l’entrée dans «la saison des tempêtes», ce qui justifiait à ses yeux la stratégie du «bruit et de la fureur» en tant qu’acte politique de combat permanent résumé en une seule formule: «Qu’ils s’en aillent tous!», Jean-Luc Mélenchon est-il allé trop loin, lors des perquisitions conduites dans les locaux de la France insoumise, à son propre domicile ainsi qu’à ceux d’une dizaine de ses collaborateurs? Désireux de la justesse des termes dont use l’ex-candidat à la présidentielle –particulièrement lui, eu égard à ses talents d’orateur que personne ne méconnaît–, le bloc-noteur s’est interrogé en l’entendant, ceint de son écharpe tricolore, hurler aux policiers: «Ma personne est sacrée», «la République, c’est moi!». Formellement, l’élu de la nation –surtout le législateur– peut revendiquer une sorte de statut «sacré», symbolique et concret. Oui, la République, c’est aussi l’élu, il en «représente» une bonne part comme corps constitué, mais un corps collectif et non individualisé… En s’adressant aux policiers et au procureur, Jean-Luc Mélenchon parlait-il en son nom ou au nom de la représentation nationale dont il est l’un des maillons? Chacun possède désormais sa propre interprétation sur le sens de cette phrase –«la République, c’est moi!»– éructée autant par émotion légitime que par colère, au point que certains se demandent si cette éventuelle ultrapersonnalisation –moi contre tous– se raccorde bien avec les idées de quelqu’un qui aspire à un changement profond de nos institutions, à commencer par une déprésidentialisation de notre République. Nous comprenons le choc subi: une perquisition est une mesure de police à la fois brutale et éminemment attentatoire aux libertés individuelles – droit au respect de la vie privée, droit au respect du domicile, droit de propriété notamment. Or, les perquisitions dont il s’agit n’ont sans doute pas été spectacularisées par hasard: ampleur de la mobilisation policière, cadre de l’enquête préliminaire qui ne permet pas l’exercice des droits de la défense et qui est entièrement sous le contrôle du parquet, lui-même dépendant de la chancellerie. Le leader de la FI avait-il tort de dénoncer une «offensive politique»?

dimanche 21 octobre 2018

Ces « auxiliaires »…

Les accompagnants, unis au sein d’un collectif "AESH-AVS, unis pour un vrai métier", savent de quoi ils parlent.

«Ce vote, j’en suis convaincu, vous collera à la peau comme une infamie.» Chacun se souviendra longtemps de la colère froide de François Ruffin, le 11 octobre. Le député FI, qui défendait une proposition de loi relative à l’inclusion des élèves en situation de handicap portée par le Républicain Aurélien Pradié (comme quoi) et soutenue par toute l’opposition, prête à améliorer son contenu, fustigeait ainsi les élus la République en marche pour avoir rejeté le texte sans même participer aux échanges. Une petite «motion de rejet préalable» et, pour les députés macronistes, il n’y avait rien à débattre. Handicap ou pas handicap, circulez!

Odieux, le procédé témoignait de l’incapacité de la majorité à regarder le monde réel sans cette dose de profond mépris – qui lui vient de si haut. Oui, une infamie. Ne pas vouloir discuter d’une scolarité inclusive, qu’il s’agisse de la question du handicap  ou non, c’est refuser de débattre de l’accueil de tous les enfants sans distinction à l’école de la République. Les accompagnants, unis au sein d’un collectif "AESH-AVS, unis pour un vrai métier", savent de quoi ils parlent. Ils témoignent dans l’Humanité et dénoncent la «grande mascarade» du gouvernement, les promesses non tenues du président et l’irresponsabilité des discours. La réalité du terrain ne ment pas. Accompagnants non ou mal formés, avec des contrats précaires  permanents, sans parler de ces milliers d’élèves sans soutien réel. Conditions de travail dissimulées; manque de prise en charge minimisé…

Une statistique permet de comprendre ce qui se passe. Plus nous progressons dans le parcours scolaire, moins nous trouvons dans les classes d’enfants  en situation de handicap. En 2017-2018, il y en avait 320 000 en milieu ordinaire, seulement 96 884 au collège, 31 128 au lycée, tandis que nous ne dénombrons que 25 000 étudiants identifiés… Les moyens manquent cruellement. Quant à la situation professionnelle  ultraprécarisée des «auxiliaires» et des «accompagnants» (les mots en disent long parfois), elle ne suscite plus guère de vocation, et pour cause. Tout cela méritait – et mérite toujours – un grand débat parlementaire. Et bien plus: de vraies décisions. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 octobre 2018.]

jeudi 18 octobre 2018

Salaud(s)

Éric Zemmour, l’Action française revisitée. 

Histrion. Ainsi donc, en moins d’un mois, l’ignoble Éric ­Zemmour aura monopolisé l’usage polémique de la parole obscène. La mécanique? Bien huilée. La dialectique? Machiavélique et faussement savante. Le propos? Souvent ordurier et insupportable, mais surtout ultrapolitique. Continuant de se sentir porté par des vents crépusculaires, identitaires et xénophobes dont il cherche à attiser la puissance, le porte-parole des nationalistes et de l’extrême droite aspire toujours au statut de «Maurras du XXIe siècle», abusant de tous les codes mis à sa disposition, en particulier quand il publie un nouveau livre. Quelle meilleure publicité que l’outrance et le chaos de la pensée? Souvenons-nous de ce qu’il écrivait dès 2014 dans "le Suicide français" (Albin Michel): «Maurras exalta jadis les quarante rois qui ont fait la France; il nous faut désormais conter les quarante années qui ont défait la France.» Mais de quelle France parle-t-il? Outre sa quête fanatique du n’importe quoi historique –ce qui le classe chaque jour un peu plus dans la ­catégorie des «histrions», ce que démontrent fréquemment de nombreux historiens–, outre qu’il raconte n’importe quoi sur l’immigration, outre qu’il exalte une fois encore la figure de Pétain au point de le réhabiliter entre les lignes, tout lui semble permis dans Destin français (Albin Michel), qui s’arrache actuellement dans les ­librairies. Ne nous trompons pas. Éric Zemmour n’est plus l’ultraréactionnaire que nous connaissions jadis. Il est dorénavant un collabo de l’extrême droite. Vous connaissez le refrain. La France se meurt, la France est morte… Voici le petit fascicule du petit homme au service d’une France fantasmée, destinée à provoquer la peur, toutes les peurs.

dimanche 14 octobre 2018

Horloges détraquées

Qui peut nier que nous assistons à une crise gouvernementale d’ampleur? Or, entre la crise gouvernementale et la crise politique, il n’y a qu’une frontière: la crise de confiance. Nous y sommes.

Au cas où vous l’auriez oublié –soit par lassitude, soit par désintérêt–, nous devrions connaître en ce début de semaine le nouveau casting gouvernemental. Ce lundi? Mardi? Un peu plus tard? À ce niveau de suspense et d’attente, nous ne savons que penser, sinon que, à l’évidence, la «volonté de faire au mieux», brandie par l’exécutif, masque mal les épouvantables difficultés de ressources humaines du côté de la start-up nation… Après deux semaines de tergiversations, de rumeurs et d’informations contredites, Emmanuel Macron et Édouard Philippe n’avaient pas «complètement calé» le dispositif, hier, selon des indiscrétions venant de l’Élysée. On nous affirme que le maître des horloges assume de prendre son temps. Mais le maître ressemble à un apprenti retardataire peinant dans la recherche du temps perdu; quant aux horloges, elles paraissent bien détraquées pour qui se prend pour Jupiter et prétend gérer les affaires de l’État avec «le devoir de faire vite».

Vu que nous n’attendons rien de neuf de nouvelles têtes au service absolu d’un pouvoir personnel, nous pourrions nous amuser de cette situation surréaliste et nous rassurer joyeusement en nous disant qu’une chimère politique est définitivement en train de s’effondrer. Le symptôme est pourtant grave. Qui peut nier que nous assistons à une crise gouvernementale d’ampleur? Or, entre la crise gouvernementale et la crise politique, il n’y a qu’une frontière: la crise de confiance. Nous y sommes. Et même au-delà. L’illusion du «et de droite et de gauche» a vécu et avec elle s’estompe progressivement l’escroquerie politique et intellectuelle du macronisme. Début octobre, le président déclarait: «J’observe, j’écoute, j’entends», ajoutant qu’il admettait ne pas être «parfait» au point de vouloir se «corriger». Deux semaines plus tard, la correction est sévère. Colmater les brèches gouvernementales ne renversera pas l’injustice à tous les étages qui caractérise ce quinquennat… et encore moins l’opinion des Français.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 15 octobre 2018.]

vendredi 12 octobre 2018

Lignée(s)

L'Histoire majuscule : le legs de Michel Vovelle.
 
Perte. Octobre avance et le soleil se consume dans le ciel comme une explosion de chagrin, disloqués aux tréfonds de nos êtres par la disparition de celui grâce auquel nos vies changèrent, non pas dans les marges de nos apprentissages les plus fondamentaux, mais en leurs cœurs mêmes. Michel Vovelle a donc pris la tangente, à l’âge de 85 ans, rejoignant les feux sacrés de ceux qui nous brûlent de bonheur depuis si longtemps. Puisque l’histoire n’est pas seulement une science du passé mais aussi une connaissance du présent avec l’épaisseur du temps, l’immense tristesse qui ne nous quitte plus ne s’explique pas que par la perte de l’ami, du camarade communiste (depuis 1956), du «père» spirituel (il détestait l’idée), du «maître» comme il y en eut si peu au fil de nos trajectoires respectives. Ce qui prend fin et nous retourne l’âme, ce que l’immense historien Michel Vovelle emporte avec lui, ce n’est pas ce que nous aurions partagé avec incandescence à un moment ou à un autre, ici ou là, dans le secret jalousé des lectures abondantes de son œuvre monumentale, c’est le monde même, une certaine origine du monde, la sienne sans doute mais celle aussi du monde dans lequel nous avons vécu, dans lequel nous nous sommes formés et battus, dans lequel il nous a transmis un savoir vital, et partant, c’est «notre» origine du monde en quelque sorte, une origine unique. Oui, une part de nous-mêmes vient de disparaître; de manière irréfutable. Comme nous semble irréfutable la possibilité qu’un monde différent apparaisse aux vivants – dans la mémoire et la fidélité de son legs.

vendredi 5 octobre 2018

Chiffrage(s)

Connaissez-vous la valeur de votre vie, évaluée officiellement? 3 millions d’euros…
 
Calcul. Nous nous surprenons parfois à être insensibles aux coups de pointe reçus de ceux qui maintiennent bien au chaud l’«ordre social établi», habitués que nous sommes à retourner les attaques contre ces adversaires, visages et voix débordant de fraternité bénigne, puissants aux mains blanches parce que d’autres travaillent pour eux. Nous savons tout –ou presque– de la lutte des classes, des conflits d’intérêts, de l’antagonisme profond entre le travail et le capital, qui projettent sur nos existences ce que Jack London nommait déjà en son temps «le Talon de fer», chef-d’œuvre publié en 1908. Le romancier visionnaire, qui avait si bien anticipé à la suite de Karl Marx le règne totalitaire de l’oligarchie par la globalisation capitaliste, n’imaginait sans doute pas que, quatre ou cinq générations plus tard, en Occident, calculer le prix d’une vie humaine deviendrait aussi banal qu’une vulgaire cotation en Bourse. Vous ne rêvez pas. Chers lecteurs, soyez les bienvenus dans le monde réel, et sachez que, en France, la «valeur» de votre vie est, d’après un rapport très officiel du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, évaluée à 3 millions d’euros…

lundi 1 octobre 2018

Comme ils disent

Macron-le-sage serait sur la bonne voie. Non seulement il admet ne pas être «parfait» et vouloir se «corriger», mais l’hôte du Palais souhaiterait passer d’une posture «jupitérienne» à un président «du quotidien».

Cette fois –parole d’Emmanuel Macron–, nous allons voir ce que nous allons voir! «J’observe, j’écoute, j’entends», a donc déclaré le chef de l’État au journal le Monde, lors de son retour d’un voyage aux Antilles, évoquant tout de même la «mission» pour laquelle il a été élu: «Le devoir de faire.» Car voyez-vous, Macron-le-sage serait sur la bonne voie. Non seulement il admet ne pas être «parfait» et vouloir se «corriger», mais l’hôte du Palais souhaiterait passer d’une posture «jupitérienne» à un président «du quotidien». Et nous devons le croire. Affaibli par des sondages en berne, accusé d’être distant et méprisant, l’homme serait en train de redescendre sur terre au point de reconsidérer sa posture et à se réformer lui-même. «Aidez-moi», a-t-il par exemple lancé, en direct des Antilles, «j’ai besoin de vous, journalistes, population, élus». Quel bel élan, n’est-ce pas? Quel altruisme, quelle générosité, quel esprit d’écoute en effet… sauf quand il précise que, s’il a «besoin» de tant de monde, c’est bel et bien pour expliquer l’action de l’exécutif. Bref, Emmanuel Macron, devenu son principal ennemi, cherche des volontaires pour son service après-vente. La petite musique devient habituelle: le problème c’est la forme, pas le fond. «Pé-da-go-gie», clame-t-on à l’Élysée. 

Seulement voilà, la forme c’est toujours du fond qui remonte à la surface. Ses petites phrases, comme «traverser la rue», «pognon de dingue» et tant d’autres, ne viennent jamais de nulle part. Elles reflètent trait pour trait la politique conduite et sont évidemment perçues pour ce qu’elles sont: l’expression verbale des injustices subies par les contre-réformes. Voilà ce qu’il y a de fondamental! Dire que Macron sombre dans les sondages uniquement pour son manque de maintien est une explication un peu sommaire. Même Alain Minc, l’un des très proches visiteurs du soir, prend acte du «bonapartisme» du chef de l’État et met en garde contre un «risque de giscardisation». On croit rêver. Vous connaissez la formule: changer pour que rien ne change. Surtout l’essentiel.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 2 octobre 2018.]

jeudi 27 septembre 2018

Frère(s)

Kanaky, l’éblouissant livre de Joseph Andras consacré à la figure de Alphonse Dianou, militant indépendantiste tué lors de la prise d'otages de la grotte d'Ouvéa, en 1988.

Dianou. Il y a deux sortes de livres: ceux que nous lisons; et ceux qui font mémoire. Dès les premières phrases de "Kanaky" (éd. Actes Sud, 300 pages), nous pénétrons dans cet ailleurs de la littérature qui nous arrache de l’ordinaire et maintient en vie ce haut lieu de l’écriture majuscule: «Dire l’homme dont on dit qu’il n’en est plus un. Cerner le point de bascule, l’instant où l’espèce tombe le masque et décanille, la bave aux lèvres et le poil dru. S’en aller à la frontière, pister la borne, sonder l’âme des nôtres en disgrâce, destitués, révoqués.» L’auteur, Joseph Andras, manie la plume avec d’autant plus de solidité et d’excellence qu’elle ose embrasser une vaste réflexion sur l’histoire, débutée en 2016 avec "De nos frères blessés" (Actes Sud), hommage au militant communiste Fernand Iveton, guillotiné pendant la guerre d’Algérie. Cette fois, Joseph Andras nous plonge dans les creux et les reliefs de l’affaire de la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, fruit d’un travail d’enquête dont on ne saurait qualifier l’origine tant elle remonte à la genèse référencée du genre. Avril-mai 1988: qui, d’âge raisonnable, ne se souvient de cette action menée par un groupe d’indépendantistes qui se solda par une intervention militaire d’une rare brutalité, et d’un bilan en forme de catastrophe pour la France, vingt et un morts, dont dix-neuf Kanak? Parmi les victimes, Alphonse Dianou, 28 ans, musicien, ancien séminariste, admirateur de Gandhi et militant charismatique du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste). Terroriste ou martyr, Dianou? Français ou «barbare» kanak? Pacifiste ou assassin? Chrétien ou communiste? «Un songe-creux envoûtant et égaré, au mieux; un dingue doublé d’une brute, au pis», écrit Andras. 



jeudi 20 septembre 2018

Tremplin(s)

Après le succès éclatant du week-end dernier, et si l'on décrétait la «Fête de l’Humanité permanente»!

Cœur. Les voix fondamentales de l’Histoire ne changent pas – seuls changent ceux qui les écoutent. Au milieu de l’effondrement physique et moral généralisé à quoi se résume le vieillissement supposé de certaines de nos idées (pour ne pas dire «nos idéaux»), il reste un moment, un lieu, une réunion collective si puissante qu’elle apporte à elle seule le témoignage irrécusable de la persistance du caractère, des aspirations, des désirs, des inventions inouïes, de tout ce qui constitue nos personnalités singulières et pourtant réunies au-delà de l’imaginable: la Fête de l’Humanité. Réalisons bien! Si l’Humanité, le journal, est de manière avérée et reconnue, ce bien précieux qui nous hante et nous dépasse autant par l’épaisseur du temps que par son horizon infranchissable, la Fête de l’Humanité, elle, est son expression corporelle, son cœur battant une fois l’an, et lorsque nous sommes trop lâches ou trop indécis dans nos existences quotidiennes pour, encore, saisir l’engagement à bras-le-corps de peur que la vie ne reprenne ses cartes, il y a ces instants-là, vécus pour «faire les choses», entrer dans un bonheur possible, avec cette sensation utile et douce que quelque chose peut avoir lieu, à condition de se montrer digne du don qui nous est offert – digne, avec joie et fatigue, tout sauf neutre… Déjà presque une semaine d’écoulée et l’imprégnation de la Fête, telle une mémoire vive, refuse de se dissiper. Au contraire même, prend-elle un relief plus évolutif à mesure que le spectacle du retour à la vie «ordinaire» nous propose et nous impose les fracas d’une actualité – martelée n’importe comment – qui disperse et lasse les consciences collectives les plus avisées, à la hauteur de ce dont sont coupables les tenants de la médiacratie dominante, à la fois exercée pour ignorer et mépriser l’événement festif, culturel et politique de la Fête (une habitude dorénavant), mais également capable aussi (plus grave) d’en détourner le sens si besoin. La meilleure prophylaxie pour eux consiste à faire le vide, à essayer de faire le vide, pendant les tonnes d’heures de «cerveaux disponibles» qui leur sont accordées. Le bloc-noteur, comme vous chers lecteurs assurément, n’aime pas ces gens-là, leur égoïsme naturel et systématique, leur arrogance ignorante, leur méconnaissance originelle des lois essentielles qui régissent une République digne de ce nom, leur immoralité foncière et presque toujours (pour eux-mêmes) infructueuse. L’immense succès de la Fête les gêne? Oublions-les. Soyons plus forts que «ceux-là». Pour une raison simple. Le Peuple de la Fête porte une exigence que «ceux-là» ne soupçonnent pas, une sorte de «message»: de quelle société voulons-nous, refusant l’alternative absurde qui consiste à nous enfermer soit dans le monde mondialisé et globalisé, soit dans la nation archaïque…



lundi 17 septembre 2018

Un rappel

Une question hante après pareil succès de la Fête de l'Humanité 2018. Comment «poursuivre» la Fête? Plus précisément, comment en préserver cette démesure humaine remplie d’espérance que nous-mêmes, peut-être, n’évaluons-nous pas à sa juste valeur? C’est dire…

Quand les malins dominent (et pensent vraiment ordonnancer le monde et nos sociétés), nul ne nous interdit (c’est même indispensable) de trouver réconfort, grandeur et force dans ce moment vécu (aussi éphémère et éblouissant soit-il) avec celui que nous pouvons nommer le «peuple de la Fête de l’Humanité». Plus que ces dernières années sans doute, ne le cachons pas, l’après-Fête diffuse encore en nous de la mémoire vigilante et ce bien inestimable et rare, le «partage». Il nous hisse au-delà de nous-mêmes, nous contraint à une exigence neuve et nous impose de ne pas rompre la chaîne dont nous sommes tous les maillons, celle d’une conscience collective si puissante qu’elle nous dit quelque chose de différent…

Plus de 500 000 personnes. Et l’envie de prolonger. Comme si nous ne voulions pas en sortir… La participation solidement à la hausse de cette Fête 2018 participe évidemment de notre enthousiasme. Mais pas seulement. La majorité des visiteurs ont encore la tête dans les souvenirs vifs de ces trois jours vécus en apnée, fatigués mais comblés, vides mais remplis de courage. Pas étonnant. L’horizon qu’ils ont dessiné ensemble forme des ourlets que seule l’imagination collective déplisse à l’image de leur ambition. Pas que du rêve. Du concret.

Une question hante néanmoins chacun d’entre nous après pareil succès. Elle nous hante tant et tant que la poser provoque presque des tremblements: comment «poursuivre» la Fête? Plus précisément, comment en préserver jusque dans les moindres détails à la fois sa diversité, sa richesse et son intelligence, mais aussi son esprit de débats politiques et toutes ses audaces créatrices, bref, cette démesure humaine remplie d’espérance que nous-mêmes, peut-être, n’évaluons-nous pas à sa juste valeur? C’est dire…

La Fête fut un concentré vivant de l’Humanité comme idéal plus vaste. Des idées; de la nouveauté; de la maturité; et de la jeunesse. Plus qu’un espoir en vérité, un rappel. Jean-Jacques Rousseau l’écrivait en son temps: «Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point.» Prouvons que cette raison d’être n’a rien de chimérique.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 septembre 2018.]

jeudi 13 septembre 2018

Mondialité(s)

Sarah Wagenknecht.
Être de gauche face à l’immigration, c'est assumer la mondialité du développement et l’universalité des droits – l’internationalisme en somme. 

Migrants. Ainsi donc, une partie de la gauche européenne dite de « transformation sociale » ne cacherait pas son inclination pour l’Allemande Sahra Wagenknecht, l’une des principales figures de Die Linke et à l’origine d’un nouveau mouvement, Aufstehen («Debout»), qui, certes, ambitionne de pousser les partis à replacer la question sociale au cœur des débats, mais en s’appuyant, en grande partie, sur la question de l’immigration pour y parvenir. Passons sur la visée politique consistant à ne pas laisser ce terrain idéologique aux extrêmes droites –cela répugne le bloc-noteur–, venons-en au sujet de fond. Car celui-ci semble hanter Sahra Wagenknecht. Ne dénonçait-elle pas, en 2016, «l’ouverture incontrôlée des frontières»? Et si elle continue de s’opposer au durcissement du droit d’asile, elle estime néanmoins que «plus de migrants économiques signifient plus de concurrence pour décrocher des jobs dans le secteur des bas salaires» et qu’«une frontière ouverte à tous, c’est naïf». Cette vaste problématique polémique, qui lui valut d’être désavouée par Die Linke, a depuis dépassé la frontière. Une interview dans l’Obs de Djordje Kuzmanovic, conseiller de Jean-Luc Mélenchon, le confirme. L’orateur national de la France insoumise y déplore ainsi «la bonne conscience de gauche» qui empêcherait «de réfléchir concrètement» à la question migratoire. Son objectif affiché: «Ralentir, voire assécher, les flux migratoires» par le recours au fameux «protectionnisme solidaire». Et il ajoute: «Lorsque vous êtes de gauche et que vous avez sur l’immigration le même discours que le patronat, il y a quand même un problème.» L’historien Roger Martelli, dans une tribune publiée sur le site de Regards, dénonce l’argument en ces termes: «N’est-on pas en droit de s’étonner plus encore quand, se réclamant de la gauche, on tient des propos qui pourraient être taxés de proches du discours d’extrême droite?»
 

Migrations. Mais que se passe-t-il? Tenter de (re)conquérir l’électorat populaire perdu à l’extrême droite, pourquoi pas. Mais de là à croire que le mouvement social critique parviendra à enrayer la poussée des pires idées identitaires en flirtant avec une part de ses discours...

dimanche 9 septembre 2018

Intervention citoyenne

Nicolas Hulot a porté un nouveau coup à l’illusion macronienne en expliquant dans le détail ses échecs. Mais il ajoutait: «Qui ai-je derrière moi?» C’était une critique franche et massive envers la société tout entière, une sorte d’appel au secours qui aura eu le mérite de relancer les mobilisations. 

L’avenir de la planète, de l’écosystème et du vivant – donc de la place des êtres humains et, partant, de leur responsabilité anthropologique – est tout sauf un sujet neutre. Des dizaines de milliers de citoyens, réunis dans de nombreuses villes de France, viennent d’en apporter confirmation. Quelle que soit son opinion sur le passage controversé de Nicolas Hulot au gouvernement, au moins sa démission aura-t-elle donné du crédit à la formule populaire: «À quelque chose malheur est bon.» D’autant que les manifestants défilaient derrière une banderole témoignant à elle seule que ce sont bien les raisons du renoncement de l’ex-ministre qui importaient: «Changeons le système, pas le climat!»

Oui, nous vivons dans un monde malade d’un système: le capitalisme, intrinsèquement incompatible avec les préoccupations d’écologie de transformation sociale. Disons la vérité. Alors que l’homme blessé Nicolas Hulot portait un nouveau coup à l’illusion macronienne en expliquant dans le détail ses échecs, il ajoutait: «Qui ai-je derrière moi?» C’était une critique franche et massive envers la société tout entière, une sorte d’appel au secours qui aura eu le mérite de relancer les mobilisations. Inutile d’épiloguer. Sans l’intervention des peuples, rien ne nous fera croire que les États seuls – nous parlons là des mieux intentionnés – résoudront la crise écologique. Par ailleurs, comment ne pas constater que le mot «écologie» délivre parfois tous les passeports pour ne rien changer, que ce soit l’écologie libérale inscrite au cœur du marché, l’écologie actrice de compromis inopérants, sans parler de la social-écologie, cette sorte de fusion avec une partie de la social-démocratie et ses cortèges de renoncements. À commencer par le principal: la rupture avec le capitalisme et la finance…

Nous sommes meurtris par les égoïsmes systémiques des maîtres de l’économie globalisée, leur immoralité foncière, leur méconnaissance des lois humaines fondamentales qui les poussent dans les logiques destructrices du capital. Bâtir un nouveau monde – un vrai – suppose une nouvelle ère de l’humanité. Se développer autrement, produire autrement, consommer autrement. Et puis éradiquer les inégalités sociales et environnementales.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 10 septembre 2018.]

vendredi 7 septembre 2018

Effondrement(s)

Lorsqu’il laisse transparaître ce que nous pouvons considérer comme un cynisme complet, en particulier dans ces passages relâchés où il avoue tout uniment son mépris du peuple et de l’esprit français, nous voyons chez lui un effondrement moral généralisé à quoi se résume son pouvoir suprême.
 
Défiance. Fin, recommencement, prolongation et/ou perpétuation de quelque chose… Toute «rentrée» génère ses troubles et ses imperfections, quand vous reprend méchamment par la manche l’ardeur d’une actualité affligeante que vous aviez mise à bonne distance, moins par irrespect que par autoprotection passagère. Illusion. Le spectacle de la Macronie, pour tout scrutateur patenté, lasse autant qu’il réjouit l’imagination au cœur du réel. L’écrivain Philippe Besson –récompensé comme il se doit par un titre de consul, le croyez-vous?– avait sans doute raison: Mac Macron n’est qu’un personnage de roman, pour ne pas dire de fiction. Et si, dans le registre de l’ancien monde ou du siècle passé, voire du précédent, il nous fallait le caractériser, nous penserions à coup sûr aux pires personnages qui hantèrent jadis nos lectures adolescentes. Alors nous réaliserions qu’entre lui et «son» peuple (vu du haut vers le bas, bien entendu) plus rien n’aurait lieu, que plus rien ne pourrait jamais avoir lieu, que la vie (du bas vers le haut, cette fois) reprendrait ses cartes et ne laisserait de place ni pour l’enthousiasme, ni pour la croyance et la foi. Seules subsisteraient la résignation douce et cette pitié réciproque et attristée, auxquelles nous ajouterions le point ultime du désamour: la défiance. Une défiance totale envers l’homme, ses pratiques et même ses idées… 

mercredi 5 septembre 2018

Le doute

Voulez-vous vraiment que votre employeur devienne votre percepteur, avec des risques conséquents de rétention ou de fraude et, ait accès, de surcroît, à vos données personnelles?

Les grandes décisions régaliennes ne se prennent jamais à la légère. Surtout quand il s’agit de nos impôts, l’une des prérogatives sacrées de l’État républicain. Le psychodrame politique auquel nous avons assisté concernant le prélèvement à la source n’a rien d’anecdotique. Il est même essentiel et témoigne de l’ampleur du trou d’air qui frappe l’exécutif. L’affaire a donc été tranchée par le président. Fin de la cacophonie, peut-être. Fin des inquiétudes, sûrement pas. Car cette réforme à haut risque, qui s’inscrit parfaitement dans les canons de Macron bien qu’elle fût initiée par son prédécesseur, possède désormais une double particularité: elle est à la fois synonyme de dangers et de doutes. Dangers, dans ses logiques mêmes. Doutes, dans la tête des citoyens contribuables, dont on mesure mal les effets psychologiques.

«Modernisation» et «simplification» sont les maîtres mots des thuriféraires de ce big bang fiscal aux vices cachés. Contrairement aux affirmations gouvernementales, le prélèvement à la source n’apportera aucune efficacité supplémentaire quant au recouvrement de l’impôt sur le revenu, celui-ci étant aujourd’hui recouvré à hauteur de 99% par l’administration, dont près de 70% au moyen des prélèvements mensuels. Mais, il y a plus grave, car cela touche aux principes d’organisation de la société républicaine: c’est à l’État de lever l’impôt. Voulez-vous vraiment que votre employeur devienne votre percepteur, avec des risques conséquents de rétention ou de fraude et, ait accès, de surcroît, à vos données personnelles? Ce ne sera rien d’autre qu’une privatisation de la mission publique de recouvrement. S’ensuivra une probable fusion de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée, ce qui pourrait mettre en péril la progressivité de l’impôt. Rappelons aux oublieux que les services de la Direction générale des finances publiques ont perdu plus de 30 000 emplois en dix ans ; d’autre sont déjà programmés. Et pendant ce temps-là? Toujours aucune annonce afin de lutter contre l’évasion fiscale, qui prive les comptes publics d’environ 80 milliards d’euros…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 septembre 2018.]

dimanche 29 juillet 2018

Thomas ne laisse pas passer son Sky Tour

Geraint Thomas, franchissant la ligne
d'arrivée du dernier contre-la-montre.
Carton plein pour l’équipe Sky, qui remporte avec le Gallois Geraint Thomas son sixième Tour en sept ans, avec trois coureurs différents. Chris Froome a sauvé sa place sur la troisième marche du podium.

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
L’onomastique de la Grande Boucle, qui nous renseigne sur la nature de l’époque, nous trouble toujours parce qu’elle nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain. Dans le petit monde de la Sky, la généalogie importe moins que la création de personnages à sa mesure, capables de perpétuer la seule chose dont soit capable cette équipe, avec son budget de quarante millions d’euros: la domination sans partage. La formation de Dave Brailsford a réussi, en sept ans, ce que Cyrille Guimard avait inauguré de manière spectaculaire dans les années 1970-1980, remporter le monument avec trois coureurs différents. Un exploit digne du Panthéon cycliste. A un détail près, que nous revendiquons haut et fort au point de le réécrire. Les Lucien Van Impe, Bernard Hinault et Laurent Fignon marquèrent l’histoire de leur sport; les Bradley Wiggins, Chris Froome et Geraint Thomas ne fortifient que l’histoire des Sky.

Hanté par la trace mémorielle du Tour en tant qu’épopée onirique qui dépasse ses héros eux-mêmes, le chronicoeur s’est souvent demandé: quel Tour de France laisserons-nous aux coureurs? Les circonstances l’incitent à reformuler la question: quels coureurs laisserons-nous au Tour de France? Une phrase nous instruit pour en comprendre le sens, d’autant qu’elle témoigne de l’impuissance des organisateurs. Elle a été prononcée par celui qui dessine le tracé depuis cinq ans, l’ancien coureur Thierry Gouvenou: «Je pourrais proposer n’importe quoi, une équipe qui domine autant s’adaptera toujours.» Pour rappel, souvenons-nous que Froome était lieutenant quand Wiggins triompha en 2012 et que Thomas a accompagné son «Froomey» avant de lui succéder. Et préparez-vous, le prodige  colombien Egan Bernal, 21 ans, fut déjà au premier rang durant ces trois semaines pour assurer la relève programmée. Le directeur sportif des Sky, Nicolas Portal, l’expliquait l’autre soir: «Le renouvellement a toujours fonctionné, sauf avec Richie Porte et Mikel Landa qui ont choisi de tenter leur chance ailleurs, chez BMC et Movistar.» Et nous repensons que Dave Brailsford, qui rêve polisson d’offrir un maillot jaune à la France, voulait débaucher de la FDJ le Français Thibault Pinot en 2016, sachant que ce dernier n’avait pas donné suite au pont d’or et au gage de réussite –au prix de quels sacrifices?– qui lui étaient proposés…

Pour Geraint Thomas, longtemps resté dans l’ombre en ruminant ses sentiments grégaires, tout débuta vraiment en 2014.

samedi 28 juillet 2018

Même dans le chrono, Thomas résiste au temps

Tom Dumoulin.
Dans la vingtième étape, un contre-la-montre sélectif entre Saint-Pée-sur-Nivelle et Espelette (31 km), victoire du Néerlandais Tom Dumoulin, une toute petite seconde devant Chris Froome, qui récupère sa marche sur le podium. Troisième de l’étape, le Gallois Geraint Thomas remporte son premier Tour de France.

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
D’abord il plut sur les routes du pays basque, ensuite l’asphalte se réchauffa avant de sécher sommairement comme pour favoriser les meilleurs, partis en derniers, puis l’humidité regagna alternativement du terrain et nous eûmes bien de la peine à voir leurs chairs se partager. Que nous nous tenions à hauteur d’homme, que nous nous perchions en surplombs choisis ou que nous traquions leurs traces devant les écrans de télévision de la salle de presse, c’est toujours la métaphore organique qui vient à l’idée des observateurs quand les forçats se soumettent à l’épreuve du contre-la-montre individuel. Le règne des rouleurs. Plus ou moins agiles ou toniques. Le royaume de la puissance qui abolit la souplesse d’âme et ruine toutes velléités dilettantes. Enclin aux petites dévotions cyclistes, dans les moments d’inspiration efficace, le chronicoeur mime avec un certain bonheur les altières silhouettes des champions, non sans un brin de mélancolie teintée de réalisme. Plus que jamais sans doute, voici venue l’heure des «forts» du pédalier qui écrasent les poids plumes. Le combat entre Geraint Thomas, Tom Dumoulin, Primoz Roglic et Chris Froome condamnait les «purs» grimpeurs aux seconds rôles, là comme ailleurs. Voilà le résumé du Tour de France 2018, et au-delà: à l’image des quatre cadors du peloton, seuls les rouleurs transformés en grimpeurs peuvent prétendre au sacre suprême.

Ensuqués d’embruns portés par les vents d’ouest, ils bravèrent la grisaille aveuglante dans la succession des bosses qui parsemaient ce chrono tracé dans le territoire basque du Labourd. Le morceau de choix fut le petit col de Pinodieta, posé à 172 mètres d’altitude, auquel ils accédaient à la sortie de Souraïde par le chemin de Kostatzu, une route d’un kilomètre à 10% de moyenne et jusqu’à 21% au pied. Un traquenard, ce raidard réservé jusque-là aux cyclotouristes. Le «match» se résuma donc, comme prévu, au mano à mano des quatre leaders du classement – le reste n’étant, hélas, qu’accessoire…