jeudi 15 novembre 2018

Souci(s)

A six mois des élections européennes, la gauche de transformation radicale a un souci. 

Peuple. Vous aussi, dans les tréfonds de vos pensées les plus évidentes, vous vous sentez inquiets pour l’avenir de la gauche, questionnant les postures des uns, des autres, ne sachant plus vraiment quoi penser, dans un moment pourtant propice aux réflexions de reconstruction collective, tandis que Mac Macron s’enfonce chaque jour un peu plus dans l’«itinérance», non pas mémorielle, mais de ses propres inepties? Congrès inédit des communistes dans une semaine, atermoiements de Génération.s, stratégie globale de la France Insoumise, sans parler des socialistes (mais lesquels?), etc.: à six mois des élections européennes, la gauche de transformation radicale a un souci. Celui de transformer radicalement le souci en souci de transformation radicale. Pour le dire autrement: la gauche de gauche (schématisons), ouverte mais ferme sur ses principes, n’a pas seulement le devoir de lutter contre ses démons, elle a l’impérieuse mission de recréer un espoir aussi crédible que possible, mais qui n’est pas de démentir le réel mais d’assumer une éthique d’humilité combative face à sa complexité, en proposant toujours des solutions conformes à l’intérêt général. Vite dit, n’est-ce pas, sachant que le peuple lui-même, ce souverain théorique de toutes nos décisions, est marginalisé, démobilisé, tétanisé, méprisé. Ce peuple, dont tout le monde revendique la légitimité, ne ressemble plus à ce qu’il fut. Jadis passionné et colérique, il oscille désormais entre sidération et profonde amertume, ce qui produit deux formes de cynisme civique: soit le retrait définitif de tout engagement véritable dans la cité, soit la tentation de ce que certains appellent (un peu vite) le «populisme», à savoir le «tous dehors», jamais bien loin du «tous pourris». Que cela nous plaise ou non, les schémas anciens ont volé en éclats et, en toute logique, il n’y a rien de plus censé que d’écrire que nous parvenons au bout d’un long cycle démocratique en tant que crise globale. Une crise d’une telle ampleur, d’ailleurs, qu’aucun modèle antérieur semble pouvoir y résister.

Idées. Partant de ce constat plutôt favorable aux extrêmes droites (Orban, Salvini et autres Bolsonaro), beaucoup théorisent le fait que, face à ce peuple, nous perdons trop de temps à vouloir canaliser les colères pour les guider, par le raisonnement et l’action, vers les repères classiques de la gauche et du mouvement ouvrier (ce qu’il en reste). Ainsi, puisque le divorce paraît définitif entre le «peuple» (ceux qui souffrent, etc.) et les «élites» (la caste, la supranationalité, Bruxelles, la mondialisation, le parti médiatique, etc.), devrions-nous suivre le fleuve des émotions populaires, nous y couler, quelles que soient les irrationalités politiques perceptibles, sans autre choix que d’accréditer toutes les colères. Seulement voilà, êtes-vous vraiment prêts à hurler: «À bas les impôts»? Ou plutôt: «Rendez l’ISF d’abord»? L’exemple n’est pas aussi caricatural qu’on voudrait le croire… Or, pour l’historien Roger Martelli, «les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance». L’affaire est sérieuse. Et potentiellement dangereuse. «Nous-le peuple et eux-les élites: telle serait la figure renouvelée du vieil antagonisme de classes qui opposa jadis le noble et les paysans, puis les ouvriers et le patron, écrit Roger Martelli. Le but, désormais, ne serait plus de rassembler les dominés, mais d’instituer un peuple dans les cadres de la nation.» Construit-on un peuple comme acteur politique majeur par une somme de détestations, non par de grandes idées d’espérance? Doit-on subordonner ces dernières à la première? Nous le savons mieux que quiconque. Dans cette gauche de transformation radicale, ce qui est épars ne se rassemblera pas, demain, d’un claquement de doigts et autour d’une vision à court terme, mais uniquement autour de valeurs et de combats communs. Parler dignement. Penser loin. Décider autrement. À suivre… 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 novembre 2018.]

Aucun commentaire: