jeudi 21 décembre 2017

Villa(s)

À propos du chef-d’œuvre de Robert Guédiguian…
 
Lien. Souvent, quand tout commence tout finit… L’ultime bloc-notes de l’année 2017 (déjà) se devait d’être côté cœur en tant qu’expression d’engagement sublimé, comme une germination en chacun d’entre nous. L’idée vint en relisant quelques lignes du philosophe Abdennour Bidar : «On a oublié une évidence dans notre société: la fraternité s’apprend. On ne naît pas fraternel, on le devient.» Par vagues, aussitôt, les images du dernier film de Robert Guédiguian inondèrent la mémoire. Comme un rappel à l’ordre. Une injonction. Bref, une évidence, qui tient en une question solennelle quoique définitive: quand la vie se démonte, en soi ou autour de soi, comment rester fidèle à l’héritage de lutte et à l’idéal de justice auxquels nous aspirons ? Voilà le thème central de "la Villa", vingtième opus du réalisateur, l’un des plus magistraux par son ampleur philosophique et humaniste, surtout, l’un des plus urgents par les temps qui courent. Nous avons tellement besoin de nous sentir relié à toute l’humanité par un lien de cœur et de chair, à le regarder avec considération, bienveillance et confiance, sans prévention, présupposé ni défiance d’où qu’il vienne et quelle que soit son apparence. Ce lien, à la fois raisonné et ressenti spirituellement, ne serait-il pas, par hasard, une manière «politique» de vivre avec autrui?
 
L’argent. La première scène ouvre sur un nouveau monde. Un vieil homme, le patriarche, contemple la vue depuis son balcon en grillant une cigarette qu’il sait peut-être fatale, puis il est soudain frappé par une attaque. Il ne meurt pas, mais tombe en léthargie. L’imminence de sa mort suscite les retrouvailles de ses trois enfants. L’histoire commence. 

mercredi 20 décembre 2017

La guerre fiscale selon Trump

Les baisses d’impôts, estimées à 1.450 milliards de dollars sur dix ans, seront à sens unique. Les 1% les plus riches économiseront 60 milliards dès 2019.
 
Certains ont les références qu’ils peuvent: pour pousser sa stratégie du «réveil américain», l’illuminé de la Maison-Blanche, Donald Trump, vient de remporter une «victoire» politique en parvenant à faire adopter par le Sénat son hallucinante «réforme» fiscale, qui s’apparente à l’aggiornamento le plus important mené depuis celui infligé au peuple états-unien sous l’administration de Ronald Reagan, en 1986… Les baisses d’impôts, estimées à 1.450 milliards de dollars sur dix ans, seront à sens unique. Les 1% les plus riches économiseront 60 milliards dès 2019, tandis que les entreprises, en particulier les multinationales, réaliseront une formidable affaire puisque l’une des mesures les plus spectaculaires vise à baisser l’impôt sur les sociétés de 35% à 21%! Ajoutons par ailleurs qu’un dispositif permettra de rapatrier aux États-Unis les bénéfices réalisés par les entreprises américaines à l’étranger, conséquence de quoi nous pourrions assister à la relance d’une «guerre fiscale» en Europe – certains États se préparent déjà à s’engouffrer dans la brèche.
 
Et pour les plus pauvres, soit près de 23% de la population américaine? Rien. Et même pire que rien. Car, dans les interstices de ce texte qui creusera un peu plus les inégalités, il est prévu la suppression de l’amende pour les citoyens qui ne souscrivent pas d’assurance-santé, ce qui pourrait mettre à terre l’Obamacare, ce dont rêve Trump depuis son élection. Sans être devins, nous pouvons prédire l’avenir: le déficit budgétaire va se creuser et les décisions qui suivront se traduiront par une nouvelle saignée dans les dépenses publiques, à commencer par les programmes sociaux.
 
Les puissants, eux, sablent le champagne. Depuis le vote du Sénat, Wall Street flambe. Pensez donc, les premières projections montrent que les bénéfices des grandes entreprises – à leur zénith depuis la crise de 2008 – bondiront en moyenne de 10% à 30%, et bien au-delà dans certains secteurs comme l’aérien, la banque ou le raffinage. L’argent coule toujours vers l’argent. Et le ruissellement artificiel imposé par Trump profitera, encore une fois, au sommet de la pyramide. 
 
[EDITORIAL publié dans l’Humanité du 20 décembre 2017.]

jeudi 14 décembre 2017

Indistinction(s)

Johnny, ou cette « journée particulière ». 

Show-biz. «Ce monde tourne carré, je ne comprends plus rien aux gens», dit l’une. «Nous y participons d’une manière ou d’une autre, les gens, c’est nous», lui répond l’autre. ­Intranquille, la société française en tant qu’entité collective porte en elle, ces temps-ci, tous les symptômes d’une dislocation d’autant moins visible qu’elle reste sournoise, tapie dans les entrelacs d’une actualité dont nous subissons les assauts, de même que ses apparences imposées. Le désamour de la vie quotidienne habite chacun d’entre nous. Et le verbe «aimer», dans toutes ses acceptions, nous rappelle cruellement leur foncière incomplétude, leur irréparable inachèvement. À peine sortis de la «séquence Johnny», qui a tout écrasé, déjà devons-nous la déconstruire, prendre du champ, sinon de la hauteur. Le bloc-noteur ne se dédira pas et assume ce qu’il a écrit la semaine dernière, à savoir que le chanteur n’était «pas qu’un monstre sacré» mais aussi et surtout une singulière «passion française» à laquelle il convenait d’accorder de l’importance. Mais après? «La confusion mentale est pathologique quand on est seul, normale quand est plusieurs», disait Valéry. Et puis, dans le Monde daté du 12 décembre, Régis Debray, dans un long texte intitulé «Une journée particulière», est venu d’un trait de plume saisissant verbaliser, soumettre des idées qui ­dérangent, devancer, attiser le débat. Les philosophes – les authentiques – sont là pour ça. Et Régis Debray, qui n’a rien contre Johnny Hallyday et encore moins contre le peuple massé dans les rues de Paris, y va fort. Pour lui, l’hommage rendu par le président de la République marque une sorte de conversion à «l’institutionnalisation du show-biz, nouveau corps de l’État, sinon le premier d’entre eux», voyant, dans ce fait même, l’avènement d’une France américanisée où les «héros» sont des stars et non plus des combattants: «Combattre étant devenu honteux, analyse-t-il, le héros n’est plus celui qui se sacrifie pour sa patrie ou pour une cause, mais celui qui se fait voir et entendre de tous, devenant milliardaire du même coup.» En somme, dis-nous qui tu honores et comment, je te dirai où en est ton pays et son rapport à sa propre histoire, passée, présente et à venir…

Prix. Solennel, Régis Debray nous invite à bien réfléchir. «Cette journée marquera nos annales, tel un point d’inflexion dans la courbe longue d’un changement de civilisation», écrit-il. Rien de moins.

mardi 12 décembre 2017

La « bulle » bitcoin

Ce qui n’était au départ qu’une énième tentative de lancer une monnaie électronique alternative un brin « libertaire » et/ou « socialiste » afin de court-circuiter les banques excite désormais la convoitise de Wall Street. 
 
Aristote définissait une monnaie par ses trois fonctions essentielles: unité de compte, réserve de valeur et intermédiaire des échanges. Celles-ci, au fond, ont assez peu varié. Si ce n’est bien sûr la dématérialisation progressive des supports monétaires eux-mêmes. En 2009, au lendemain de la grande crise financière globalisée, le «code source» d’accessibilité du bitcoin était officiellement publié. Cette monnaie numérique aux mécanismes complexes et à la finalité obscure, crée par un mystérieux Satoshi Nakamoto – le pseudonyme d’une personne ou d’un groupe –, ne vaut alors que quelques centimes. Elle disparaît plus ou moins des radars, resurgit de temps à autre à la faveur de son principe, qui intriguent: le bitcoin est une monnaie à émission limitée, 21 millions d’unité, ce qui signifie que son cours ne peut que progresser, lentement mais inexorablement. Deux pas en avant, un pas en arrière. Et puis, brutalement, chacun a voulu être de la fête. En six mois, leur nombre a doublé. La valeur a explosé de +3000% en trois ans, jusqu’à dépasser, lors de sa première cotation sur Chicago Board Options Exchange (CBOE), les 18.000 dollars...
 
Une sorte de folie boursière. Car voyez vous, ce qui n’était au départ qu’une énième tentative de lancer une monnaie électronique alternative un brin «libertaire» et/ou «socialiste» afin de court-circuiter les banques excite désormais la convoitise de Wall Street. Cette «technologie monétaire» laisse entrevoir aux grands argentiers de nouvelles frontières du profit, ils ne s’en privent pas! Du coup, deux questions légitimes se posent. Assisterons-nous à une – improbable – intégration de cette monnaie virtuelle «libre» dans le système officiel? Ou plutôt à l’éclatement programmée de sa «bulle», simple symptôme supplémentaire? Un actif financier reste toujours soumis aux vents du capitalisme... Au XVIIe siècle, la tulipe, dont le bulbe coûta jusqu’à plusieurs milliers de florins, fut le miracle financier des Pays-Bas. Cela ne dura qu’un temps, tout s’effondra du jour au lendemain. Une indication en dit long sur l’actuelle ruée vers cette crypto-monnaie: les fonds spéculatifs multiplient les placements en bitcoin…
 
[EDITORIAL publié dans l’Humanité du 12 décembre 2017.]

jeudi 7 décembre 2017

Exception(s)

Johnny n’était pas qu’un monument français… 


«Adoration». À chacun son Johnny: voilà la seule explication rationnelle, celle qui, à la faveur du temps long, transforma l’idole en icône. Ce Belge au pseudonyme américain n’était pas qu’un monument français ayant traversé l’existence en calmant tout le monde par ses rebonds successifs, maîtrisant tous les styles (rock, blues, country, jazz, variétoche, etc.), chevauchant toutes les modes, arborant tous les costumes et épousant les hauts et les bas d’une société française suiviste, contradictoire, excessive, révoltée ou conformiste. Non, ce Français nommé Johnny était d’abord et avant tout une exception… française. Et pas la moins intéressante. Peu de disparus, partagés par tous ou presque pour mille et une raisons, entrent en effet dans nos légendes intimes en fracassant tous les cadenas de nos passés. On a beau s’énerver, se dire «mais non», «pas Johnny quand même», quelque chose qui tient plus de l’évidence intuitive que du respect raisonné nous rattrape par la manche. Un monstre, un totem, qui aura nourri à lui seul une passion française aussi durable qu’irrationnelle en tant que genre. Aucune définition ne lui colle vraiment à la peau, pas même celle du «riche» exilé fiscal ayant pour la chose politique (et publique) des idées si superficielles qu’il les assuma face à Giscard, Mitterrand, Chirac ou Sarkozy – c’est dire. Beaucoup se sont essayés au décryptage savant, dans l’exaltation légitime d’une performance musicale ou d’une rencontre privilégiée. D’Elsa Triolet, littéralement subjuguée dès 1964 par la performance scénique et vocale du gamin (un texte admirable des Lettres françaises en atteste), à Daniel Rondeau, qui recueillit ses confessions pour le Monde en 1998, des dizaines de portraits, tous différents les uns des autres, furent écrits en creux et en relief pour tenter de percer l’origine de cette étincelle qui irradiait les yeux du chanteur par sauts cumulés de générations. Le bloc-noteur lui-même doit passer aux aveux: en 2009, il s’en fallut de peu qu’il ne publie un pamphlet consacré à «l’adoration Johnny», si incompréhensible parfois et si unanimement célébrée qu’elle aurait mérité une mise en examen et une déconstruction. Las. Un ami cher s’y opposa de manière si véhémente qu’il provoqua une sorte de renoncement consenti. Aucun regret en vérité: l’ami en question évita sans doute au journaliste de l’Huma de sombrer dans le ridicule. Règle d’or: quand on ridiculise Johnny, il en sort toujours plus populaire (demandez aux créateurs des Guignols ce qu’ils en pensent)… De même, quand on chante à côté de Johnny, vous êtes réduits à néant par sa présence et sa voix de stentor dont l’aspérité et l’ampleur auraient mérité tous les tréteaux d’opéras… Rideau.

«Normal». Non, pas rideau! Avec ce vagabondeux de toujours, aux nuits plus longues que nos jours, le dernier mot ne peut pas être bref. 


mardi 5 décembre 2017

Salaire très minimum

Un groupe d'experts conseillent au pouvoir de supprimer la revalorisation automatique du salaire minimum. En somme, de mettre fin à l’indexation…

Ils osent tout. Voilà maintenant que le «groupe d’experts sur le Smic», consulté en amont d’une réunion de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), prévue le 18 décembre, s’essaie à des préconisations pour le moins explosives dont on croirait qu’elles ont été piochées dans le bréviaire du Medef sinon dans les têtes pensantes du macronisme ordinaire. Le cas est plus sérieux qu’il n’y paraît, car le rapport du groupe susnommé, dévoilé hier, donne le ton de la politique salariale qui risque de caractériser le quinquennat. Résumons : lesdits experts conseillent au pouvoir de supprimer la revalorisation automatique du salaire minimum. En somme, de mettre fin à l’indexation… Connaissant la composition monocolore (relevant du libéralisme économique) de cet aréopage, habilement remanié en août dernier, inutile de s’étonner. Y compris des arguments avancés. Voyez-vous, ces braves gens constatent une «embellie» de l’économie française mais d’une «ampleur moindre que celle observée dans l’environnement économique immédiat de la France». Du coup, face à ces «fragilités manifestes», nos experts en diable recommandent de «s’abstenir de tout ‘’coup de pouce’’ au 1er janvier 2018» afin de «ne pas fragiliser les améliorations en cours». Il y a plus intéressant encore. La «rapidité de la croissance du Smic», qui n’a pourtant connu aucun «coup de pouce» depuis 2012, serait «coûteuse pour les  finances publiques» du fait des exonérations de cotisations sociales consenties depuis les années 1990 pour «réduire les effets préjudiciables d’un Smic élevé sur (...) l’emploi des personnes les moins qualifiées»… On atteint des sommets!

Au prétexte que notre Smic est jugé par nos grands penseurs comme «élevé comparé à ses homologues étrangers», il s’agirait donc de le transformer en variable d’ajustement afin de tirer les rémunérations toujours plus vers des fonds abyssaux, sachant que les seuils d’exonération sont déjà des trappes aux bas salaires. Le Smic ne deviendrait alors qu’une question technique et plus du tout une affaire sociale et politique. Les experts, nous le savons, sont souvent des alibis. Macron a trouvé les siens pour accréditer l’idée de modération salariale globale. Attention danger!
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 décembre 2017.]