vendredi 30 septembre 2011

Doute(s) : quand les scientifiques nous donnent une leçon de modestie...

Relativité. Puisque la possibilité pour un geste 
de ne pas arriver à destination est l’une des conditions du mouvement de désir qui autrement avorterait d’avance, il n’est pas anodin que, de temps à autre, les sciences elles-mêmes viennent nous confirmer que l’indécidable 
à cent pour cent est tout sauf paralysant ou négatif. Ce que viennent d’annoncer les chercheurs du CNRS et du Cern, l’organisation européenne pour la recherche nucléaire, près de Genève, soulève notre imagination et, métaphoriquement, élève notre conscience plus haut que la «réalité» communément admise… Soutenue par le squelette des habitudes, notre carcasse humaine a périodiquement besoin d’être secouée : c’est le cas ! Les scientifiques du plus grand laboratoire de physique du monde ont donc découvert que des particules pouvaient voyager plus vite que la lumière. Annonce si extravagante, si invraisemblable, qu’elle bouscule l’une des lois les plus ancrées dans notre imaginaire: la relativité selon Albert Einstein. Une relativité devenue toute relative. Qui aurait cru cela possible?

Temps. Ainsi, voyager plus vite que la lumière ne serait plus une idée sotte, uniquement soutenue par quelques illuminés férus de romans d’anticipation? L’équipe de physiciens, qui a passé six mois à tenter vaille que vaille 
de dénicher la moindre faille à leur découverte, sans y parvenir, a fini par croire en l’inimaginable. Oui, des neutrinos, ces particules fondamentales très légères qualifiées 
de «furtives», parties du Cern, sont arrivées 60 milliardièmes de seconde plus tôt que prévu à 730 kilomètres de distance, dans le laboratoire italien du Gran Sasso. Vous avez bien lu: 60 milliardièmes de seconde. Un souffle de rien du tout. Un infime espace-temps que seuls les érudits parviennent à quantifier. Et pourtant. Voilà un bouleversement retentissant aux conséquences inépuisables. Car aller plus vite que la lumière ouvre des perspectives prodigieuses, jusqu’à réactiver un rêve venu du fond des âges: l’abolition du temps…

Critiques. Cet excès de vitesse viole une vérité gravée dans le marbre selon laquelle rien ne peut dépasser une vitesse limite, baptisée «c», du latin celeritas, rendue célèbre par 
la formule qui relie énergie, masse et vitesse de la lumière dans le vide: E = mc2. Une vitesse élevée : 299 792 458 mètres par seconde. Forcément, les mots des premiers physiciens interrogés depuis une semaine laissent songeur. Exemple, Pierre Fayet, théoricien de l’École normale supérieure, qui déclare sans rire: «C’est vraiment… surprenant.» Avant d’ajouter: «La physique est une science expérimentale, donc, si un fait est scientifiquement établi, j’y crois. C’est ce qu’il va falloir vérifier avec minutie parce que cette observation défie l’entendement.» Face à cet éclatant apprentissage du «doute scientifique», variante importante du «doute méthodique», qui, pour tous les êtres pensants, ne devrait pas être une simple formule rhétorique, comment réagissent les scientifiques ayant mis au jour cette découverte? De la même manière. Ils disent ne pas comprendre et ne le cachent pas. Le directeur du Cern affirme en effet: «Lorsqu’une collaboration fait une observation aussi inattendue, sans pouvoir l’interpréter, l’éthique de la science demande que les résultats soient rendus publics auprès d’une plus large communauté, afin que ceux-ci soient examinés et pour encourager des expériences indépendantes.» Nous ne dirons jamais assez combien ces paroles forcent notre respect. Plutôt que d’asséner le fracas imbécile des certitudes – parfois ennemies de la vérité –, ces scientifiques ont préféré offrir à leur propre communauté tous les moyens critiques à disposition des savants. De nouvelles expériences seront menées, avant peut-être que ces pionniers finissent par élaborer de nouvelles lois… de la nature !

Intelligence. Une grande leçon de choses nous est ainsi offerte: la soif de savoir. Et une immense leçon de modestie: la volonté de se libérer des carcans idéologiques, sociaux ou économiques. Pour répondre à l’arrogance des vérités toutes tracées, voici la perplexité, le tâtonnement, la prudence. En ces temps de crise de civilisation, de replis, de peurs et de manichéismes, comment ne pas s’inspirer 
de cette liberté d’esprit? La fragilité et la fluidité des apparences qui ne cessent de s’abolir et de se remplacer ne doivent-elles pas nous obliger à l’humilité? Que nous l’acceptions ou non, toutes nos expériences sont frappées d’incertitudes, minées par une évanescence qui dénonce la faille ontologique de la vie humaine. Et si l’intelligence se mesurait parfois à la quantité de doutes qu’un esprit peut supporter?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 septembre 2011.]

(A plus tard...)

lundi 26 septembre 2011

Fête(s) : souvenirs de La Courneuve...

Les jours de Fête de l'Humanité restent longtemps en nous. Comme la trace de quelque chose qui nous dépasse... mais nous appartient à tous.

Fidèles. Puisqu’il n’est jamais trop tard, passons aux aveux. Même pour un citoyen engagé, l’irruption du génie collectif est toujours une sorte de commotion. De ces commotions réjouissantes parce que trop rares ! Osons l’écrire : par la Fête de l’Huma s’inventent des merveilles, s’érigent des résistances, s’élèvent des ambitions, s’expriment des rêves. Terre éphémère du nulle part ailleurs où il faut être orgueilleux (sous des 
tee-shirts frondeurs), hérétique (avec ses poings dressés), fidèle (en s’imaginant des apanages) et révolté (en revisitant ses mythologies d’émancipation)… Que dire encore, comment trouver les mots exacts, suggérer l’essentiel ? Et si la Fête, chaque année recommencée, ressemblait à un être aimé? Semblable et tellement différente à chaque retrouvaille. Évoquer un sentiment amoureux n’aurait donc rien d’une exagération ? Après tout, il n’y a que ceux qui n’y sont jamais venus qui 
ne connaissent pas la folie de la Fête, son inventivité populaire, 
son défi répété qu’elle seule s’impose, son ingéniosité créatrice à fendre l’âme, son impétuosité étincelante, comme une lumière qui frappe l’assombrissement d’une époque crépusculaire.

Paroles. Cette fierté de la Fête nous gonfle un peu. Et si l’on ne voit plus tout à fait ce que l’on voyait, on voit désormais en grand ce que les autres ne peuvent voir. Partout, la Fête nous offre à l’infini l’obsession de la différence en tant qu’elle exige 
de nous ce goût inné du commun. Si nous passons notre vie 
à établir les preuves de notre unicité, nous suons sang et eau 
à rassembler la réalité de nos multiplicités. Moments uniques. 
Où l’on croise la rumeur bruyante d’une France colérique. 
Où l’on hurle sa douleur d’un autre monde. Où l’on ose dire sans détour ce que l’on sait, pas seulement ce que l’on pense. 
«L’un des derniers espaces de liberté», confessa l’actrice Clémentine Célarié au public des Amis de l’Huma. «Un endroit où l’on sait partager plus pour partager mieux», ajouta l’écrivain Jean Rouaud, présent tout le week-end. «Un lieu où l’on comprend ce que signifie l’injustice sociale, celle de la classe des dominants et des puissances de l’argent», murmura 
un militant micro en main, qu'une foule attentive écouta, 
en silence, raconter son récent licenciement… Puis une femme déchira l’espace: «Les riches donnent, les pauvres partagent.» Une autre: «Je suis l’argent : hier quand on m’arrachait 
des pays pauvres, ça s’appelait du pillage, aujourdhui, 
ça s’appelle du business.» 


Indignés. Et une toute petite voix, de moins en moins seule, défia l’immensité du parc de La Courneuve: «En cette époque où l’individualisme et le consumérisme dominent, 
nous devons encore nous agrandir, tous autant que 
nous sommes, nous hisser au-delà de ce que nous imaginons, nous transformer pour que ce qui nous unit soit plus fort 
que ce qui peut nous diviser !» Eux savent que l’insouciance est devenue un luxe qu’ils ne gouttent guère. Eux comprennent que les nouvelles générations ont été accouchées dans la souffrance du mondialisme (la gouvernance globale) et la mise à l’échelle de la mondialisation (le partage des techniques sur tous les continents). Indignés par les stratégies financières et logistiques qui ont pris le pas sur les stratégies politiques jadis étayées 
sur les droits des citoyens. Alors? Comment «poursuivre» 
la Fête au-delà de septembre pour préserver en nous cette «trace» si éclatante qu’on voudrait qu’elle nous accompagne toute l’année ? Allégresse, devant l’exigence répétée d’un 
«autre monde» à bâtir, d’un «autre à-venir» à inventer et même d’un «changement radical de civilisation». Bonheur, aussi, 
des rencontres avec les lecteurs (merci !), tous tellement impliqués que la moindre phrase, le plus infime haussement 
de verbe semblent décortiqués, analysés, transmis çà et là...

Beauté. Pris dans nos songes parmi ce «peuple de 
la Fête», tandis que l’horizon formait des ourlets que seuls les songes pouvaient déplisser, comment pouvions-nous ne pas aimer le fond cidreux des nuages, les enluminures champagnées d’un soleil hésitant, les vapeurs des mots aux accents de grands crus lorsque tout enfin se désinhibe et que la surface des sentiments s’efface devant la profondeur du sens? Après une trentaine de Fêtes au compteur depuis l’adolescence, laissant filtrer, depuis, une intacte exaltation, le bloc-noteur sait que 
nous avons souvent tort du regret des choses passées. Car 
une chose est sûre, la Fête continue de vivre en se transformant. En elle, trois repères essentiels : la beauté des choses qui 
se terminent ; la beauté des choses qui naissent ou renaissent ; la beauté des choses qui durent. Dit autrement: comment résister à l’intemporelle fulgurance de sa poésie révoltée?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 septembre 2011.]

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jeudi 22 septembre 2011

Collectivités locales : un étranglement !

Victimes du sarkozysme et des banques, les collectivités locales sont asphyxiées…

Venue du fin fond des entrailles de la France, il est une réalité vécue par les citoyens «d’en bas» dont parlent peu nos fabulistes de la médiacratie : nos collectivités locales sont proches de l’asphyxie financière. Et le phénomène ne se limite pas à quelques exemples pris au hasard. À l’heure où le gouvernement, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2012, traque toutes 
les économies possibles, certains voudraient ponctionner encore un peu plus les collectivités territoriales, 
à hauteur de 2 à 4 milliards supplémentaires…

Emblématique de la crise financière, voici par exemple l’histoire des prêts «toxiques» vendus par la banque Dexia aux villes, département et régions. Des milliers de collectivités. Au plus fort de la bulle, Dexia avait distribué pour 25 milliards d’euros à ses «clients», qui, pour la plupart, ne savaient pas que ces prêts étaient indexés sur les résultats boursiers ou sur les taux de change entre monnaies. Ou comment les banques jouèrent les incendiaires, à l’image de ce qu’elles firent aux États-Unis avec les subprimes… Selon une estimation récente, le surcoût de ces seuls emprunts dépassait déjà les 4 milliards d’euros début 2010 ! Rappelons que Dexia, banque historique des collectivités, évita de peu la faillite en 2008 et fut sauvé par l’État – avec quelles contreparties ? – après une décennie de stratégie financière inqualifiable. L’addition en milliards d’euros sera donc à la charge des collectivités, alors que de grandes banques intermédiaires, en spéculant, ont dans le même temps engrangé des centaines de millions. Une punition sonnante et trébuchante pour les collectivités, qui s’ajoute à bien d’autres… Alors qu’elles assurent 71% des investissements publics, leur situation devient intenable. Et grotesque. Lorsque le franc suisse monte, les intérêts font de même, et ce sont moins de crédits pour les collèges, pour les crèches, bref, pour tous les services publics. Mais plus que les produits toxiques, c’est d’abord et avant tout l’assèchement du crédit qui affole les collectivités locales, d’autant que les effets de la récession sur leurs recettes comme sur leurs dépenses provoquent un effondrement de leurs finances. Face à cette situation, les différentes associations nationales de collectivités ont décidé de créer une agence de financement pour desserrer l’étau. Mais cela suffira-t-il ?

En cause, les politiques gouvernementales, qui ne cessent d’étrangler les régions et les départements depuis près de dix ans, d’abord financièrement, ensuite sur le plan institutionnel, avec 
la réforme des collectivités votée en décembre dernier. La suppression de la taxe professionnelle fut significative 
de ce mouvement de dépossession des exécutifs locaux. Sans parler des transferts de charges non compensés par l’État ou de la décision de geler sur trois ans la dotation globale de l’État aux collectivités, au prétexte de participation à l’effort de réduction des déficits, alors que les collectivités, comme la loi les y oblige, ne peuvent voter des budgets en déséquilibre! D’où l’effet ciseau. D’un côté, des recettes en diminution, de l’autre, des besoins, notamment sociaux, qui ne cessent de croître sous l’effet de la crise. Mais le choix de Nicolas Sarkozy de fragiliser les finances des collectivités locales n’est pas anodin. Le patron de l’«entreprise France» veut accélérer le processus de privatisation en généralisant les partenariats public-privé (PPP) pour financer des investissements aussi fondamentaux que l’éducation tout en éloignant encore un peu plus les Français des lieux de pouvoir. Le but? Éradiquer la vivacité des démocraties locales, qui sont souvent les derniers remparts contre 
les inégalités sociales dont sont victimes les citoyens…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 septembre 2011]

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lundi 19 septembre 2011

Cloaque(s) : quand la France se déshonore...

Époque. Face à l’actualité kidnappée par le cloaque des ambitieux dépourvus d’éthique, exprimons brièvement notre envie de transformer l’arène médiacratique en un théâtre d’ombres à ciel ouvert où le public – les citoyens – ne serait plus spectateur mais acteur. Pour ne plus seulement subir mais agir. Refouler la passivité de l’air du temps… L’autre soir, dans un espace clos où régnait une drôle de lumière, un écrivain mondain très «rentrée littéraire», prenant pour exemple 
la légèreté de son existence dorée, déclamait: «Et si c’était ça le bonheur, rien que l’instant présent, pas trop de rêves, surtout pas une promesse de lendemain.» Discours attrayant pour époque trouble et anxiogène. Toujours le même mal-être, parasite qui dévore le cœur et l’âme. Aucune progression sans rappel. Sentiment de crise en creux qui enserre dans les bras de l’abîme les victimes d’un monde rendu aux extrémités ?

Égout. «Le réel, c’est quand on se cogne», disait 
Jacques Lacan. Or le réel, à quelques mois d’une échéance électorale attendue et redoutée, ressemble à un égout pestilentiel dans lequel on voudrait nous noyer. Ici, un ponte local suspecté d’association de malfaiteurs. Là, un ancien président jugé pour emplois fictifs. Un peu plus loin, un ancien premier ministre accusé d’avoir réceptionné des valises et des tambours africains bourrés de billets de banque. À ses côtés, un «collègue» soupçonné d’avoir profité de rétrocommissions. Sans parler du reste. Un ex-futur-président qui aurait reçu des sommes en liquide de Bettencourt. La mise en examen d’un intermédiaire soupçonné d’avoir joué un rôle-clé dans l’affaire Karachi (la vente de sous-marins au Pakistan). Un ministre 
de l’Intérieur (n’ayant décidément rien pour lui) qui, quand 
il était secrétaire général au Palais, proposait ses «bons offices» dans certaines dictatures. Et même un ancien patron des RG ralliant la cause lepéniste… Face à cette fragrance fangeuse qui donne la nausée, nous sentons comme la fin de quelque chose que nous prédisons depuis si longtemps au royaume du prince élu, qu’il n’y a pas de quoi se montrer présomptueux : la faillite morale de nos institutions monarco-républicaines. Celle-ci atteint un tel degré d’incandescence que tout semble propice à un changement radical de République – qu’on l’appelle sixième ou, pourquoi pas, première, histoire de revenir à l’originelle… À ce propos. À ceux qui doutent encore que les Français soient désormais prêts à un tel bouleversement, est-il nécessaire de rappeler ici l’attachement viscéral de nos concitoyens à la politique, sans lequel ils crieraient depuis longtemps au «Tous pourris!» et se seraient déjà définitivement détournés de la chose publique. Ce que nous refusons de croire.

Barbouze. Le dernier épisode en date, pour le moins scabreux, provoque éclats et fureurs – et pour cause. 
Les accusations fracassantes de Robert Bourgi, alias «porteur 
de mallettes» et autres «valises», officiellement avocat d’affaires de profession (sic), ont de quoi en inquiéter plus d’un. Pour cet obscur serviteur des coups tordus de la droite version barbouze, Jacques Chirac et Dominique de Villepin auraient 
reçu des millions, entre 1995 et 2005, de la part 
de quelques chefs d’État de Françafrique. L’homme, qui s’excuse publiquement de n’avoir «aucune preuve» à fournir autre que sa «parole» (re-sic), élargit l’accusation à Giscard, Mitterrand, Pompidou et Le Pen, qui, selon lui, malgré son «discours xénophobe», aurait «fait le détour par Libreville et Abidjan avant les élections présidentielles de 1988»… Bourgi, qui travaille assidûment pour Nicoléon depuis 2005, a-t-il informé 
le prince-président de ces informations cataclysmiques? Et pourquoi la justice n’a-t-elle pas été saisie? À moins que ces révélations, pour l’heure impossibles à vérifier, ne finissent par mettre en relief l’une des faces cachées de la Sarkozye: en prétendant épargner Nicoléon et en jurant qu’«il n’est mandaté par personne», Bourgi a aussi jeté le soupçon sur le Palais. Car celui-ci, loin d’être un homme isolé (et Alexandre Djouhri, et Ziad Takieddine?), fut longtemps un protégé. En témoigne le discours de Nicoléon prononcé à huis clos en septembre 2007, lorsqu’il remit à l’intéressé la Légion d’honneur. Devant quelques ambassadeurs d’États africains, Nicoléon rendit hommage à «une amitié de vingt-quatre ans» et se félicita de «pouvoir continuer à compter» sur la participation de Bourgi «à la politique étrangère de la France, avec efficacité et discrétion». Reste trois questions. Quel crédit accorder aux déclarations de Bourgi, tardif repenti autoproclamé? En droit, aucun. Doit-on pourtant croire globalement ce qu’il déclare? Oui. Ses propos sont-ils le fruit d’une manipulation ? Oui. Un cloaque, on vous dit…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 septembre 2011.]

(A plus tard...)

vendredi 16 septembre 2011

Ferrat, entre texte et images

Voici l'article de Marion d'Allard sur l'un de mes nouveaux livres, celui sur Jean Ferrat, publié dans l'Humanité du 16 septembre 2011. Le livre est en vente en exclusivité au Village du Livre de la Fête de l'Humanité.

Par MARION D'ALLARD
Jean Ferrat s’en est allé le 13 mars 2010, nous laissant héritiers de sa musique, de ses luttes ardentes, de son humanité, refermant «l’un des plus beaux chapitres de notre histoire commune. Une histoire de profonde liberté d’agir et de penser», écrit Jean-Emmanuel Ducoin. Rédacteur en chef de l’Humanité, il signe Jean Ferrat, l’homme qui ne trichait pas. Un livre miroir, biographique et photographique, où l’image et le texte font corps, dans une valse de plus de 200 pages. On y rencontre Jean Ferrat, à chaque étape de sa vie, des plus joyeuses au plus douloureuses, de ce «petit Versaillais à l’air timide», à «l’artiste que vient voir et applaudir un public immense», de Jean Tenenbaum, à Jean Ferrat.

Un destin rare, jalonné de rencontres, structuré par les luttes, inspiré par l’amour de la poésie. Gamin des quartiers populaires, orphelin d’un père mort à Auschwitz, Jean Ferrat pansera ses plaies par les arts, en choisissant le théâtre d’abord, la musique, ensuite. Les débuts sont difficiles dans ce Paris des années cinquante ou fourmillent tant et tant de talents. «Persévérant et tenace, tels ces forçats de la scène qui tentent d’ouvrir toutes les portes, Jean finira par décrocher un engagement (…)», écrit Ducoin. Un droit d’entrée, guitare à la main, dans un de ces cabarets de la rive gauche. Une porte ouverte sur le monde de la nuit parisienne. Jean Ferrat y croisera le regard de Christine Sèvres, comédienne. Et les photos qui habillent le livre de Jean-Emmanuel Ducoin témoignent d’un bonheur sans faille.

Clichés noir et blanc, tout en sourire et en douceur de vivre. Au fil des pages, on retrouve entre autres, les visages d’Aragon, bien entendu, pour qui Jean Ferrat aura une admiration sans borne, et de sa femme Elsa Triolet. On se souvient des textes du poète, portés par la guitare du musicien. L’humanisme combatif de Ferrat sera la matrice de son œuvre. Et Jean-Emmanuel Ducoin écrit : «Avec le premier 33 tours qu’il sort chez Barclay, Jean Ferrat va frapper un grand coup et devenir pour toujours un géant de la chanson française.» Nous sommes en 1963 et Nuits et brouillard, échos au plan nazi Nacht und Nebel, devient le point d’ancrage de ses engagements, la thérapie aussi, de sa propre histoire. Des portes des usines, où il soutient les ouvriers en grève, aux pavés parisiens de Mai 68, Jean Ferrat ne cessera de défendre son idéal, un idéal communiste, loin, cependant, des réalités soviétiques.

La censure frappera fort. Ostracisé, le poète musicien verra l’interdit se transformer en piédestal et «ces entraves à la liberté d’expression participeront à la gloire de Ferrat, assurément», note Jean-Emmanuel Ducoin. Les succès s’enchaînent et Jean Ferrat trouvera à Antraigues, en Ardèche, le havre de douceur qui l’apaise et l’inspire, «une terre d’adoption». Une terre qui l’aidera à surmonter la perte de Christine Sèvres en 1981, une terre qui verra renaître l’amour, celui pour Colette qu’il épouse en 1992… Cette vie de tumultes et de luttes, d’engagements et de poésie, Ferrat, souvent blessé mais jamais abattu, l’aura vécue en se restant fidèle, et Jean-Emmanuel Ducoin nous invite au souvenir. Co-édité par Jean-Claude Gawsewitch et l’Humanité, ce livre est un morceau d’histoire de la chanson française, posée sur du papier glacé. La beauté des photos agit comme un révélateur à la simplicité précise du texte. L’histoire d’une vie d’exception, sublimée par le visage d’«un homme qui ne trichait pas».

(Jean Ferrat, l'Homme qui ne trichait pas, de Jean-Emmanuel Ducoin. Éditions Jean-Claude Gawsewitch/l’Humanité, 223 pages, 29,90 euros.)

jeudi 15 septembre 2011

Rentrée politique : besoin de changement !

Au lendemain d’une journée de «commémorations» des dix ans du 11 septembre 2001, événement qui, comme chacun le sait, bouleversa le monde autant par son choc émotionnel légitime que par ses conséquences de transformations géopolitiques, il n’est pas vain de s’y arrêter encore un bref instant. Mais en évoquant l’ici-maintenant, celui de 2011, qui donne lieu à maints retours d’expérience sur notre univers «mental»… Maintenus dans un climat de peur permanente par une stratégie de «terreur» justifiant tout, y compris des guerres, les peuples occidentaux ont compris que les effroyables attentats sur le sol états-unien avaient servi de prétexte aux politiques sécuritaires de contrôle des individus et de restriction des libertés. Nous ne sommes pas sortis de cet usage symbolique du désastre comme réaction archétypale. Ce réflexe consistant à survaloriser la nécessaire lutte contre le terrorisme possède son sens caché : nos dirigeants ont espéré affaiblir d’autres formes de luttes fondamentales pour l’avenir des citoyens. À commencer par la lutte des classes et l’indispensable rupture avec le capitalisme…

Depuis, deux conflits armés en Irak et en Afghanistan sont passés par là, sans compter les odieuses offensives menées par Israël au Liban et à Gaza, qui ne sont pas sans rapport avec «l’ambiance» anti-Arabe instrumentalisée au lendemain du 11 septembre. Longtemps s’imposa la théorie du «choc des civilisations» des Bush et autres Sarkozy, avec son cortège d’amoralités politiques que sont la torture ou les enfermements arbitraires, sans parler de l’incitation à la haine des autres, au racisme sournois et à la xénophobie, dont la droite française sarkozyste n’a pas fini d’user et d’abuser… Avec les mouvements arabes d’émancipation, qui ont fait voler en éclats certaines «vérités» d’hier, vivons-nous une fin de cycle? Dans un monde qui change et évolue vite, si vite, l’importance économique prise par les pays «émergents» est un signe. D’autant que, dans l’agenda de l’actualité, continuent de dominer les effets de la crise économique, symptôme avancé des drames sociaux du capitalisme globalisé.

La France n’y échappe pas. À la veille d’une année électorale primordiale, il convient de s’interroger sur les nécessaires volontés de ruptures radicales. Car le bilan du sarkozysme est accablant, affligeant. En moins de cinq ans, le pays a été entraîné vers un nouveau degré d’ensauvagement, mélange névrotique entre libéralisme économique et idéologie néoréactionnaire. Mais ne masquons pas la réalité : s’il s’agit de sortir le pays de l’emprise des puissances de l’argent de la Sarkozie-Compagnie, les changements «à la marge», synonymes d’aménagements du capitalisme et d’acceptation des politiques de rigueur et de «règles d’or», seraient non seulement une erreur tragique mais un contresens historique. Pour être à la hauteur des enjeux de civilisation de notre époque et tirer un trait définitif sur le monde destructeur de l’après-11 septembre, la gauche française doit réévaluer son ambition. C’est une révolution citoyenne par les urnes que nous devons préparer, pour bousculer l’hégémonie du PS et transformer le Front de gauche en un pôle de rassemblement populaire capable d’imposer un rapport de forces inédit. Car la gauche française a devant elle un défi de civilisation bien plus important qu’une question de simple alternance… Première étape pour y parvenir : les 16, 17 et 18 septembre à la Fête de l’Humanité. Le changement y sera à l’ordre du jour !

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 septembre 2011.]

 
(A plus tard...)

mardi 13 septembre 2011

Folie(s) : l'incroyable retour médiatique de DSK...

Actualité. L’attente – l’oubli. Des jours offerts au hasard, à la fugue, au vague à l’âme à peine dilué dans les petits frissons de l’été finissant. Après les faux-fuyants plutôt apaisés de semaines bien longues à tourner sa plume dans l’encrier de l’impatience, le désir du bloc-noteur, à la manière d’un précipité chimique agissant sur la volonté, sort comme renforcé du silence imposé. Nous parlons là du désir d’en découdre, désir en grand qui chasse la mélancolie et attise les braises, bref de ce concept de désir dont l’absence chronique explique en partie l’ampleur de la panne républicaine… Même les épreuves du temps et de la vie ne parviennent pas à noyer la brutalité comme les absurdités de l’actualité surgissante dont le rythme ne s’essouffle plus. Et il n’a pas fallu attendre longtemps pour que, en effet, brutalité et absurdités se conjuguent à tous les temps…

DSK. Le week-end dernier, la France médiacratique a vécu l’un de ces moments de folie qui nous font douter de l’existence d’une raison collective – sans oser évoquer un éventuel «bon sens» corporatiste. Le «retour» de Dominique Strauss-Kahn en France, comme chacun l’a constaté, fut l’occasion d’un cirque médiatique aussi improbable qu’affligeant. Caméras, photographes, rodéo automobile, directs en boucle, éditions spéciales : de l’aéroport de Roissy à son domicile de la place des Vosges à Paris (il y a pire comme dépaysement, non?), une véritable meute en action s’est déployée pour coller aux basques de l’ex-patron du FMI. Durant des heures, les «alertes» et autres «live blogging» firent virer au rouge toute la blogosphère et même Facebook… Comment une information (banale mais digne d’intérêt) a-t-elle pu se transformer en un «événement» capable de tout écraser, alors que, précisément, il n’y avait rien d’autre à en dire? D’ailleurs aucune annonce n’accompagna ce retour scénarisé. DSK lui-même ne parla pas. Ni Anne Sinclair. Tout juste posèrent-ils avec délectation pour les caméramans et les photographes, nonchalamment, comme de vulgaires starlettes rentrant d’un long séjour aux Seychelles… Du coup, cette journée de frénésie médiatique se résuma par un vide sidéral… et les images surréalistes d’une Peugeot fendant à vive allure la circulation parisienne sous une pluie fine.

People. Inutile de répondre à cette question : combien de Français avaient réellement envie que l’ancien favori des sondages pour 2012 mobilise ainsi nos antennes, nos écrans et nos journaux? Nous-mêmes avons fini par nous imposer le dilemme : comment parler d’une actualité semblable pour dire qu’on en parle trop ? Au passage, comment ne pas être étonnés de voir une majorité de nos confrères adopter avec DSK un comportement qu’ils dénoncent assez fréquemment quand il concerne la presse people, sans parler de la fascination (malsaine?) des médias et de leurs lecteurs pour Anne Sinclair, la «fidèle-outragée» (sic), que certains, probablement atteints d’américanisme aigu, verraient bien tôt ou tard s’engager en politique à la place de son faillible époux. DSK en Bill Clinton? Anne en Hillary? On croit rêver!

Classes. Au fond, que restera-t-il de cette actualité d’un dimanche qui aurait dû être comme les autres, quand chacun aura perçu à son juste niveau l’irresponsabilité d’un pseudo «journalisme» devenu fou? Oui, que restera-t-il quand une majorité de citoyens aura pleinement analysé cette séquence orgiaque? Ceci: juste une mise en scène jouée et surjouée par quelques protagonistes incapables d’admettre qu’ils ont quitté le champ politique pour se vautrer dans le roman-feuilleton pour voyeuristes décervelés, à commencer par le couple lui-même, qui aurait pu rentrer discrètement mais préféra à l’humilité le débarquement tonitruant. Qu’on pardonne au chronicœur son excès d’indignation, mais tout de même! À moins d’être totalement amnésique ou dépourvu du minimum de pudeur requise, comment ces «journaleux» et leurs hiérarchies pouvaient-ils oublier qu’il s’agissait là d’un homme – pas n’importe lequel – accusé d’agression sexuelle sur une femme? Certes, après l’abandon des poursuites pénales, DSK n’est désormais mis en cause que dans une procédure civile. Et alors? Cela n’empêchera en rien la nécessité d’une probable prochaine réparation vis-à-vis de Nafissatou Diallo… À ce propos. Que celle-ci ait menti sur certains points prouve-t-il que DSK est innocent? Que celle-ci ait pu nouer de peu recommandables amitiés suffit-il à la disqualifier ad vitam aeternam? Posées autrement: une femme pauvre et noire (pour ne pas dire une «domestique») peut-elle être victime d’une agression sexuelle? Au moins une chose est sûre. L’attitude des médias cette semaine vient de nous ramener aux fondamentaux : le mépris de classe existe toujours…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 septembre 2011.]

(A plus tard...)

dimanche 11 septembre 2011

À la découverte du philosophe Karl Marx, ou l’éblouissement d’un jeune homme...

Voici la critique d'un de mes nouveaux livres (celui sur Marx), par Charles Silvestre, publiée dans l'Humanité du 9 septembre 2011.

Par CHARLES SILVESTRE
À dix-sept ans, Karl Marx mène une double vie. À Trèves où il est né, il court la nuit les tavernes, boit et se bat. Il étudie le jour, lit l’hébreu, apprend des poèmes, se plonge dans la philosophie, analyse déjà le conflit entre déterminations «idéales» et «matérielles». Il résumera: «Le devoir, le sacrifice de soi, le bien-être de l’humanité, le souci de notre propre perfection»… À dix-sept ans, Jean-Emmanuel Ducoin part à la découverte de Marx. Il vient d’un «haut lieu scolaire», celui des jésuites qui «tenaient eux aussi le guichet de l’avenir, servaient des vers au comptoir de la poésie, ouvraient la porte aux émancipations». À la maison, il y a l’Humanité, le journal du «vieux parti du paternel et du grand père qui était encore une maison commune». Jean-Emmanuel se plonge dans Marx pour ne pas devenir une victime de plus de la génération Mitterrand, celle du renoncement à la promesse de changer la vie. Et là, c’est l’éblouissement!


Cette histoire de jeunes hommes, le second ressourçant son esprit critique dans le génie au travail du premier, est la trame passionnante du livre de Jean-Emmanuel Ducoin, rédacteur en chef de l’Humanité. Singularité du croisement : pour l’auteur, instruit par les pères jésuites, la première découverte est celle de la profondeur de la critique de la religion. «Ce sont les hommes qui ont créé dieu à leur image», dit Marx. Chez son lecteur, l’ébranlement idéologique est «considérable», mais va bien plus loin qu’une poussée d’athéisme. Car l’illusion religieuse «âme d’un monde sans cœur» a des racines sociales, elle repose sur l’organisation de la production matérielle. C’est donc celle-ci qu’il faut changer plutôt que de persécuter la croyance… L’autre choc est dans la lecture du Capital. De ce livre qu’il n’avait fait que parcourir, Jean-Emmanuel Ducoin écrit: «Je ne l’ai vaincu – en termes de compréhension globale – qu’en 1988 durant la campagne présidentielle» quand l’Humanité était devenue «mon quotidien, mon pouls, ma raison d’être». Voici donc le Capital avalé comme le Galibier, et la métaphore ne surprendra guère ceux qui suivent chaque été ce suiveur du Tour. Car on peut aussi lire ce livre sur Marx comme une grande course à étapes, bourrée de cols à escalader, des secrets de la plus-value à la mise à jour de la «révolte des forces productives contre les rapports de production»…

Nouveau sommet: le Manifeste du Parti communiste de 1848, rédigé avec Engels. Qui débute par sa célèbre formule: «Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme.» Ducoin se livre à son sujet à une véritable enquête sur les mots, leur contexte et leur postérité. Où l’on voit que les «nuances» dont il se recommande – il se veut marxien – peuvent venir aussi des auteurs eux-mêmes : «Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité…» Le grand mérite du livre est d’être ainsi une traversée de Marx, alerte, largement accessible, œuvre et vie mêlées, jusqu’aux pages bouleversantes sur la fin d’un homme poursuivant un rêve inouï pour l’humanité et poursuivi lui-même par une insigne pauvreté.

(À la rencontre de… Karl Marx, de Jean-Emmanuel Ducoin, avec une préface de Gérard Mordillat. Editions Oxus Littérature, 150 pages, 15 euros.)

Commune de Paris : Marx était un contemporain actif et vigilant...

Malgré ses doutes, l’auteur du Manifeste et du Capital rallie rapidement la cause des communards. Il exaltera l’exemple de 1871, tout en proposant un «bilan critique» inscrit dans la question de l’État.

Né en 1818, Karl Marx a la particularité d’être pleinement contemporain de la Commune de Paris. Plutôt circonspect pour ne pas dire hostile dans un premier temps à l’émergence des événements qui couvaient depuis plusieurs mois dans cette France belliqueuse, il écrit en février 1871: «La classe ouvrière se trouve placée dans des circonstances extrêmement difficiles, l’insurrection serait une folie désespérée.» Comment et pourquoi l’homme du Manifeste se montre-t-il si prudent face à la révolte grondante? Depuis une vingtaine d’années, le compagnon de combats de Friedrich Engels pense que la révolution ne réussira pas sans l’alliance des ouvriers et des paysans, des Parisiens et des provinciaux. Or, depuis la guerre de 1870, Marx reste convaincu que ces conditions ne sont pas réunies. A-t-il vraiment tort?

Le 19 juillet 1870, le régime, trop sûr de lui, victime des manœuvres de Bismarck, déclare la guerre à la Prusse. Le 2 septembre, le désastre de Sedan emporte tout sur son passage et provoque des manifestations anti-impériales à Paris, à Marseille, au Creusot et à Lyon. Le péril entraîne l’armement partiel de la population parisienne, sous la forme de la garde nationale, dont les ouvriers constituent l’ossature. Le 4, le Palais-Bourbon est envahi et Gambetta y proclame la République. Mais une fois encore, comme en 1830 et en 1848, le pouvoir se trouve immédiatement accaparé par un groupe de «politiciens républicains», les Jules Favre, Jules Simon, Jules Ferry, Émile Picard et même Adophe Thiers en coulisses, qui tous ne souhaitent qu’une chose : traiter avec Bismarck pour mieux contenir la poussée politique populaire. Comme pour amadouer la détermination de la population parisienne, ils annoncent aussitôt la République, sans jamais en préciser le contenu constitutionnel…

Profondément hanté par le souvenir des journées de juin 1848, Marx se sent intensément dans le deuil de «la prochaine» révolution, si ce n’est «la» révolution. Il le sait mieux que quiconque: l’aspiration française à la «révolution», toujours très présente au XIXe siècle, a quand même permis les Trois Glorieuses de juillet 1830 et la chute de Charles X, février 1848 et la chute de Louis-Philippe, et finalement le 4 septembre 1870 et la chute de Napoléon III… En somme, en quarante ans, les jeunes républicains et les ouvriers armés ont fait tomber deux monarchies et un empire. Voilà pourquoi Marx, considérant la France comme «la terre classique de la lutte des classes», a écrit ses chefs-d’œuvre que sont les Luttes de classes en France, le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte et la Guerre civile en France. Dans ce dernier texte, des générations entières liront: «Le Paris ouvrier, avec sa 
Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle.»

Pour en arriver là, Karl Marx vit la Commune au jour le jour. Tandis que le mouvement insurrectionnel et bientôt communaliste se propage à Lyon, Saint-Étienne, Marseille, Toulouse, Narbonne, etc., il désespère pourtant de ne pas voir le pays basculer dans la levée en masse et regrette que les insurgés refusent de s’emparer du trésor de la Banque de France, et, surtout, de fondre sur Versailles pour desserrer l’étreinte des troupes de Thiers… Car à Paris, comme redouté, le siège tourne à l’enfer. Le 30 mars, deux dirigeants communalistes, Léo Frankel et Eugène Varlin, réussissent à transmettre à Marx une missive secrète pour solliciter ses conseils sur «les réformes sociales à appliquer». Enthousiaste, Marx écrit le 12 avril (Lettres à Kugelmann): «Si tu relis le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, tu verras que j’affirme qu’à la prochaine tentative de révolution en France il ne sera plus possible de faire passer d’une main dans l’autre la machine bureaucratico-militaire, mais qu’il faudra la briser, et que c’est là la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de parti de Paris. (…) Merveille de l’initiative révolutionnaire des masses montant à l’assaut du ciel. (…) Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son État capitaliste est entrée dans une nouvelle phase.»

Sur le moment, Karl Marx propose un «bilan» de la Commune – qu’il sait pourtant condamnée – entièrement inscrit dans la 
question de l’État. Pour lui, pas de doute. La Commune de Paris est le premier cas historique où le prolétariat assume sa fonction transitoire de direction, ou d’administration, de la société tout entière, «la forme politique enfin trouvée qui permet de réaliser l’émancipation économique du prolétariat»… Marx en tire la conclusion – déjà formulée auparavant – qu’il ne faut pas «prendre» ou «occuper» la machine d’État, mais la briser. Comment y parvenir? Marx n’a hélas jamais écrit son grand livre sur «la Révolution et l’État», qui a tant manqué à tous les marxiens du XXe siècle, il se contente donc de prophétiser que «la Commune, début de la révolution sociale du XIXe siècle, fera le tour du monde» et sera «acclamée par la classe ouvrière d’Europe et des États-Unis, comme le mot magique de la délivrance. Si la Commune était battue, la lutte serait seulement ajournée».

Si la lutte des classes n’est pas seulement la lutte puis le soulèvement des prolétaires mais d’abord la lutte permanente du capital pour soumettre le travail, Marx avait compris très tôt que cette lutte, au cœur des sociétés en mutation avancée, n’était jamais aussi visible qu’au moment des grandes crises vécues ou prévisibles. Que le communisme s’affirme comme une piste majeure du vaste mouvement d’émancipation humaine est, à ses yeux, une exigence politique qui n’a rien d’un vague idéal mais procède d’un mouvement historique. Pour s’ériger en «classe dirigeante de la nation et devenir lui-même la nation», le prolétariat «doit conquérir le pouvoir politique». À une époque (le XIXe siècle) où la démocratie parlementaire est encore une exception en Europe, Marx et Engels envisagent cette «première étape de la révolution sociale» comme synonyme de «conquête de la démocratie» et d’établissement du suffrage universel. À ce titre, c’est donc logiquement que la Commune de Paris leur apparaît comme sa forme enfin trouvée, sorte de résumé à elle seule d’un pan entier du communisme dont rêve l’auteur du Manifeste. Marx le signe: «Que serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme?»

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 septembre 2011, dans le cadre
d'une série d'été consacrée à des acteurs de la Commune de Paris 1871.]

(A plus tard...)