vendredi 25 février 2022

Représentativité(s)

La Ve République a-t-elle vécu ?

Défiance. Convient-il encore de mettre une majuscule à Histoire? Et avons-nous toujours «les moyens de la grande Hache», pour reprendre la célèbre interrogation de Régis Debray? Un républicain qui tient à l’universel et agit à l’échelle du monde, se réclamant de Descartes, «penser sans peur», et de Spinoza, «vivre pour la vérité», se doit de se poser une autre question tout aussi fondamentale: la Ve République a-t-elle vécu? Parvenu à ce point de crise démocratique et institutionnelle, le peuple français regarde la vérité en face. Notre régime du monarque-élu se trouve à bout de souffle et depuis l’arrivée de Mac Macron, du haut de sa verticalité jupitérienne poussée jusqu’à la caricature, le sentiment de grave fracture entre le chef de l’État et les citoyens a connu une aggravation si inquiétante que tout retour en arrière semble impossible. La défiance croissante n’atteint plus seulement la posture de l’Élu, mais bel et bien «la» politique en général – donc, en quelque sorte, tous les élus…

Cycle. Alors que nous nous apprêtons à élire nos représentants au suffrage universel, dans une séquence électorale décisive pour l’à-venir du pays, le bloc-noteur constate amèrement que le citoyen reste le grand absent des formes politiques contemporaines. Un paradoxe, puisque ledit citoyen se réalise dans la figure de l’électeur – lui-même défini non par la démocratie, mais par la forme électorale. Autant l’admettre, nous sommes au bout d’un cycle, «celui d’une démocratie représentative pensée à la fin du XVIIIe siècle, qui ne reconnaît au citoyen que la compétence d’élire des représentants qui vont vouloir pour lui», comme l’explique le constitutionnaliste Dominique Rousseau, auteur de Six thèses pour la démocratie continue (Odile Jacob). Ce dernier ajoute: «Un autre cycle s’ouvre. Il a pour principe la compétence normative des citoyens, c’est-à-dire leur capacité d’intervenir personnellement dans la fabrication des lois et politiques publiques.»

Non-retour. Sonner le tocsin paraît bien tardif. Et pourtant, la réalité a rattrapé Mac Macron, enfermé dans son pouvoir solitaire, alors que la gravité de la crise économique et sociale touche à l’incandescence, que les inégalités se sont accentuées, marquées par l’insolence sans limites des riches bien servis par un président à leurs bottes. De toute évidence, la Constitution, l’organisation des pouvoirs publics et donc de la démocratie ne correspondent plus aux attentes ni aux exigences de solidarité, de justice et à l’aspiration croissante à un nouveau mode de développement. Nous voilà au fameux point de non-retour: ces mots rouge et noir se dégustent comme des sucreries, d’autant qu’ils aident, comme disait Gracq en 1940, à «triompher de l’angoissant par l’inouï». Cet inouï se résume en quelques mots: les Français veulent s’en mêler. Et sans forcément en avoir pleine conscience, ils aspirent à une nouvelle République sans laquelle rien – ou pas grand-chose – ne se réorganisera de fond en comble. Dominique Rousseau appelle ainsi à un changement de Constitution au cours d’un processus délibératif. Mais il prévient: «L’histoire montre qu’une assemblée constituante n’est convoquée qu’après une révolution (en 1789 et en 1848), la chute d’une dictature (au Portugal en 1974), une crise politique grave (au Chili en 2019), ou une défaite militaire (en 1870).» Ainsi propose-t-il «la création d’un comité de réflexion sur la Constitution, composé pour moitié de citoyens tirés au sort et pour moitié d’experts, ce grand débat constituant, indépendant du gouvernement, devrait durer deux ans, dans les quartiers, les entreprises, les écoles, et déboucher sur un texte soumis à référendum». À terme, comment ne pas entrevoir la fin du présidentialisme et le retour à la primauté du Parlement, maître de son ordre du jour et à qui appartiendra d’investir le premier ministre et le gouvernement? Deux choses menacent une société: le chef et l’absence de réelle représentativité. Pour l’instant, l’éclipse pose souci majeur. Elle peut même donner de vilaines tentations…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 février 2022.]

dimanche 20 février 2022

Incompréhension(s)

Le pamphlet masculiniste d'Emmanuel Todd...

Problème. Les controverses intellectuelles arrivent parfois d’où on ne les attend pas et provoquent, en nous, des troubles si profonds que rien, pas même les tentatives d’analyses approfondies, n’offre un terrain propice à la raison. Seules demeurent les incompréhensions, pour ne pas dire la colère. L’état d’esprit du bloc-noteur se résume d’ailleurs en une question: mais qu’arrive-t-il à Emmanuel Todd? En 2017, nous l’avions laissé par la lecture attentionnée et plutôt endiablée d’Où en sommes-nous? Une esquisse de l’histoire humaine, sorti peu avant l’affaire Weinstein. Et voilà que nous retrouvons le célèbre anthropologue – à l’orée d’une échéance électorale majeure – avec la publication d’Où en sont-elles? Une esquisse de l’histoire des femmes (Seuil), sans bien savoir ce qu’il nous offre à la réflexion commune: un ouvrage scientifique ou un essai polémique? Le nœud du problème, en vérité. Car Emmanuel Todd, amateur du temps long, qui, jadis, nous éclaira de manière souvent prophétique (nous serons toujours redevables), se livre ici à un exercice périlleux. Il s’agit à la fois d’une critique savante du féminisme contemporain, mais, surtout, d’une relance aberrante, caricaturale et archétypale de la guerre des sexes.

Chute. Comme à chaque fois avec Todd, nous pouvons discuter de telle ou telle hypothèse conceptuelle et de l’interprétation qu’il en donne. Cette fois, il entend rien de moins qu’«expliquer» le «trouble dans l’émancipation» que constituerait l’histoire du féminisme, caractérisé par ce qu’il appelle «une conception antagoniste des rapports entre hommes et femmes». L’effet miroir entre les titres n’échappe pas aux critiques: «elles» seraient-elles à part, hors du «nous», comme s’il ignorait d’emblée que les femmes représentent la moitié de l’humanité? Au moins le spécialiste des structures familiales ne cache pas être un «historien androcentré typique», doté d’un «moi banalement masculin», lui le représentant d’une discipline «longtemps aveugle aux femmes». Bel aveu, pour un homme n’ayant visiblement pas – ou peu – consulté les grands textes féministes et singulièrement ceux de la dernière décennie. De même en vient-il à cette interrogation surréaliste: «Le féminisme est-il dangereux pour nos sociétés?» La réponse se trouve dans la question, puisque, selon Todd, la «société tertiaire très féminisée» aurait provoqué la chute du potentiel industriel. Vous avez bien lu… Le reste nous afflige autant qu’il nous accable. À l’en croire, les féminicides, en baisse, ne représentent pas réellement de danger pour les femmes. Le patriarcat? Il le balaie d’un revers de formulations aussi floues qu’invraisemblables. Pour lui, tenez-vous bien, la réalité anthropologique de l’émancipation des femmes se juge par le dépassement du niveau éducatif masculin, par l’accès au marché du travail, par les postes à responsabilité, etc. Et les inégalités? Circulez. Todd affirme même que cette «révolution» de l’émancipation des femmes aurait «entraîné l’effondrement final du catholicisme, et activé toute la mécanique idéologique des années 1965-2020», soit le recul du racisme, de l’homophobie («une affaire d’hommes», écrit-il), de l’essor de la bisexualité, de la théorie du genre et phénomène transgenre, etc. Bref, une «domination féminine émergente» qu’il nomme la «matridominance».

Histoire. Le clou du spectacle intervient quand Emmanuel Todd déclare: «Il n’y a pas eu d’opposition masculine à l’émancipation.» Les femmes de combat – incluant celles du XXIe siècle – apprécieront. Plus grave encore, lorsqu’il assène: «La fin de la prédominance masculine a entraîné la chute des idéologies collectives.» Todd oublie toute vision de classe et toutes les matrices et nuances que l’histoire du féminisme nous a enseignées, depuis Beauvoir et tant d’autres. Résultat? Le Figaro, Valeurs actuelles et Zemmour-le-voilà se frottent les mains et vantent les mérites de ce pamphlet masculiniste. «Où en sont-elles?» demande l’anthropologue. Nous lui retournons l’interpellation: où en es-tu, Emmanuel Todd?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 février 2022.]

jeudi 10 février 2022

Valeur(s)

Le monde du travail, ou l’atomisation contrainte des formes collectives.

Effritement. La question sociale revient donc en force, tandis qu’un vent mauvais souffle sur le modèle français – du moins, ce qu’il en reste. Un peu de mémoire. Au mitan des années 1990, nous portions le diagnostic prédictif d’un «effritement» généralisé du monde salarial pour caractériser les effets d’ensemble des transformations qui ne cesseraient de se généraliser: une société des «individus» s’installait massivement, avec son corollaire crépusculaire, la montée des incertitudes, jusqu’à l’édification d’une «société du risque» pour la majorité du peuple soumis aux aléas des temps incertains. À l’époque, certains doux rêveurs parlaient encore d’«effondrement» possible en prophétisant la fin du salariat (rien de moins), voire la fin du travail. Ces discours n’existent plus, seule reste une espèce d’hystérisation de la «valeur travail». Autrement dit, trente ans plus tard, nous sommes de plain-pied dans cette nouvelle réalité.­ Et cette constellation de risques s’organise essentiel­lement autour de la notion de «risque social» en tant qu’émiettement dramatique des structures du monde du travail. En 1995, nous pouvions et nous devions souligner l’importance de la précarisation des relations de travail qui était, avec le chômage de masse, la manifestation principale de la dégradation en cours des conditions salariales. Désormais, nous avons assisté à l’installation d’une précarité qui constitue un registre permanent des relations de travail. Une sorte d’infra-­salariat au sein du salariat lui-même.

Avenir. Le constat s’avère ainsi éloquent. Mais personne ne peut affirmer où s’arrêtera ce processus, à qui profitera cette forme d’atomi­sation contrainte des formes collectives, et surtout si nous traversons – ou non – une période charnière qui pourrait déboucher sur des moments de «destruction créatrice». Avenir imprévisible, de toute évidence. Transposons-nous un instant à la place des observateurs sociaux de la première moitié du XIXe siècle, au moment de l’implantation du capitalisme industriel en Europe occidentale, lorsque l’exploitation maximale des travailleurs paraissait s’imposer comme la contrepartie nécessaire de l’industrialisation. Le «paupérisme» d’alors était décrit et combattu, mais personne n’aurait imaginé un futur meilleur aux prolétaires, sauf à s’appeler Karl Marx et prôner la nécessité­ de détruire le capitalisme naissant et d’abolir le salariat. Rien ne se produisit. La Révolution n’a pas eu lieu en Europe de l’Ouest. Et le salariat n’a pas été éradiqué. En revanche, le prolétaire a arraché le statut de salarié protégé des années 1960. Conclusion: la construction de la société salariale fut une ruse de l’histoire du capitalisme, imprévisible un siècle avant qu’elle ne s’impose.

Classe. Le bloc-noteur constate amèrement que la nouvelle conjoncture de l’emploi au XXIe siècle, dans un espace globalisé et financiarisé à outrance, creuse les disparités entre les différentes catégories de salariés, au détriment des strates inférieures du salariat. Toutes les inégalités se sont creusées. Et les individus déjà placés « au bas de l’échelle sociale » ont vu s’accroître leur subordination. Une nouvelle inégalité a d’ailleurs surgi, celle entre salariés de même statut, qui a brisé les «solidarités intracatégorielles» qui reposaient sur l’organisation collective des travailleurs. Question dérangeante : cette transformation paraît-elle de nature à remettre profondément en cause la notion de «classe», en ce qu’elle entraîne une décollectivisation des conditions de travail et des modes de lutte des salariés? Ou, au contraire, aide-t-elle à une redéfinition totale du concept de classe en son évidence, qui appelle, sinon une Révolution, au minimum une transformation sociale radicale.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 février 2022.]

lundi 7 février 2022

L’exigence absolue de la vérité

Soixante ans après, les morts de «Charonne» le clament encore: un passé qui ne passe toujours pas.

Soixante ans, comme une trace de nos propres âmes, des taches de sang séchées, des vies sacrifiées. Les morts de «Charonne» le clament encore: un passé qui ne passe toujours pas, lui non plus. Quand le temps même, au nom de l’Histoire, donnait une chance, une grande chance, aux combats libérateurs, à la liberté sacrée, se réduisant parfois à l’élan de militants si engagés qu’ils s’exposèrent en première ligne.

Le 8 février 1962, un crime d’État était perpétré en plein Paris, aux abords de la station de métro devenue depuis tristement célèbre. Cruauté des dates. Le 19 mars, les accords d’Évian mettraient un terme à la sale guerre d’Algérie. Quarante jours de trop… Les victimes étaient toutes membres de la CGT, huit sur neuf des communistes – ce qui confirme avec éloquence la place des uns et des autres dans la lutte anti­fasciste, face au déchaînement et aux attentats de l’OAS, et pour l’indépendance de l’Algérie. Trois de ces martyrs travaillaient à l’Humanité. Six hommes, trois femmes. Le plus jeune avait 15 ans. L’un d’eux avait choisi la France quand il quitta l’Italie des chemises noires de Mussolini. Ce massacre, survenant moins de quatre mois après celui des Algériens, le 17 octobre 1961, acheva de faire basculer l’opinion publique dans le refus de poursuivre la guerre.

Inoubliables morts par la laideur des actes: matraqués, assommés, étouffés dans la maudite bouche de métro. Ignominie de leurs responsables: flics fanatiques aux ordres de l’odieux préfet Maurice Papon, ministres menteurs, gouvernement cynique, tous sous la présidence du général de Gaulle qui, avant de clore le chapitre, en prolongea parfois les pires méthodes au nom de la «supériorité civilisationnelle», idée abjecte qui resurgit, aujourd’hui, telle une matrice traditionnelle, au cœur même de la droite extrême…

Voilà pourquoi, soixante ans après, le travail de mémoire reste une épreuve et un enjeu hautement politique en tant que devoir d’Histoire. Nos gouvernants, souvent amnésiques, ne doivent jamais oublier que la réception d’un legs, avec ses pages sombres, se rappelle à nous quand nous procédons à sa négation. La reconnaissance des crimes d’État n’est pas abaisser la France, mais la grandir. Pour nous glisser dans les pas de l’exigence, qui ne souffre d’aucune lassitude. Cette exigence absolue: la vérité. 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 8 février 2022.]

vendredi 4 février 2022

Enfumage(s)

Selon le démographe Hervé Le Bras, la carte du vote pour l’extrême droite est bel et bien décorrélée de la présence de populations étrangères.

Statistiques. «L’immigration est beaucoup plus présente dans la tête des gens que dans leur existence quotidienne.» Ainsi parle Hervé Le Bras, dans un long entretien accordé au Monde à l’occasion de la publication de son nouvel essai, "le Grand Enfumage. Populisme et immigration dans sept pays européens" (éd. de l’Aube-Fondation Jean-Jaurès). Les derniers travaux du démographe documentent ce qu’une analyse constante des résultats électoraux nous montre depuis longtemps: la carte du vote pour l’extrême droite est bel et bien décorrélée de la présence de populations étrangères. Tout le contraire du discours des nouveaux réacs. Implacables statistiques. D’après Hervé Le Bras, «en 2017, en France, il y avait, selon l’Insee, 3,8% d’immigrés dans les communes de moins de 2500 habitants, alors que le vote pour Marine Le Pen y avait atteint 27% au premier tour de l’élection présidentielle». Plus éclairant, la situation des grandes villes. Dans celles «de plus de 20000 habitants, on comptait 15% d’immigrés et 14% de votes pour la candidate frontiste. À Paris, il y avait 23% d’immigrés et seulement 5% de votes pour Le Pen.» Deux autres exemples disent tout. «La Seine-Saint-Denis, département avec la plus forte proportion d’immigrés (30,6%), avait voté Le Pen à 13,6%. L’Aisne, département où le vote frontiste était le plus fort (35,7%), ne comptait que 4,4% d’immigrés.» Deux pôles d’une réalité électorale contre-intuitive. Que ce soit en France ou dans six autres pays d’Europe (Allemagne, Suisse, Autriche, Espagne, Italie, Royaume-Uni), jamais les deux cartographies ne se recoupent…

Manipulable. Thème chéri des Fifille-et-Zemmour-les-voilà, l’immigration reste le sujet qui les porte. Sauf que l’éventuel voisinage immédiat de cette population supposée n’existe pas. Pour le démographe, «c’est d’abord ce que l’on dit et ce que l’on montre des immigrés, telle une réalité fantasmée qui sert de carburant à l’extrême droite», elle-même accrochée à la fiction d’un peuple homogène et à une revisitation inventée d’un passé identitaire français. Cité par France Inter cette semaine, un récent sondage Ifop sur le vote dans les quartiers populaires avait permis à certains de conclure que les «pauvres» votaient majoritairement RN. À un détail près: il ne s’agit que des quartiers résidentiels populaires blancs. Conclusion, l’analyse du rapport immigration/vote d’extrême droite demeure extrêmement piégeuse et facilement manipulable…

Peuple. Après plus de trente années à vivre dans les quartiers populaires, le bloc-noteur n’est pas le plus mal placé pour le savoir. Les zones dites «difficiles», associées à des villes stigmatisées, ne ressemblent en rien à ce qui est décrit du matin au soir sur les chaînes de Bolloré. Des modèles de vie pacifiés se sont installés depuis des lustres, dynamiques, plutôt jeunes, ambitieux et fiers, de l’autre côté du miroir médiacratique: celui où les femmes et les hommes de toutes les couleurs, de toutes origines, ne veulent pas se laisser réduire à des gros titres racoleurs, mais vivent, saignent et souffrent, aiment et se mélangent banalement pour former un tableau que nous pourrions tout simplement intituler ''le peuple''. Là où la dignité collective possède encore un sens puissant. Là où, ne l’oublions jamais, se concentrent toutes les complications sociales de l’existence, toutes les mixités, mais là où, précisément, l’extrême droite est quasi inexistante. En somme, tout l’inverse des théories de l’archipélisation des démagogues hors cadre. Hervé Le Bras le répète: «La répartition du vote populiste renvoie à des découpages géographiques anciens.» Et il ajoute: «La crainte du “grand remplacement” est stupide. Nous sommes dans un fantasme entretenu par le mépris des statistiques, qui est inséparable du populisme, pour qui, systématiquement, le cas particulier devient le cas général.» L’opportunisme politique n’a pas de limites, quand le vieux monde, conservateur et réactionnaire, continue de sévir en s’adossant aux fractures immémoriales. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 février 2022.]

mercredi 2 février 2022

De la crise à la catastrophe

Dans le budget des familles, les frais en matière de logement représentent désormais 30 à 40% de la dépense, voire plus... 

À la fin des années 1980, les frais des ménages en matière de logement atteignaient en moyenne 12,5% du budget d’une famille: cela représente désormais 30 à 40% de la dépense des ménages, voire plus! A-t-on assez mesuré ce changement fondamental dans la structuration de la vie des Français? Selon les dernières statistiques de la Fondation Abbé-Pierre, tous les indicateurs affichent le rouge. De quoi nous alarmer. Plus de 4 millions de personnes souffrent de mal-logement ou d’absence totale de logement personnel. Au-delà de ces situations les plus révoltantes, un autre chiffre donne le vertige: 13 à 14 millions de personnes sont frappées par la «crise du logement», sans parler des 2 millions en situation d’impayés ou des 7 millions en «réelle fragilité». La crise du logement, pour beaucoup, s’est peu à peu transformée en catastrophe familiale qui ruine le quotidien et bride toute perspective… Pour l’association, «quand la crise sanitaire et la crise du logement se superposent», nous retrouvons «des ménages à bout de souffle», au bord du chaos. Alors que l’action d’Emmanuel Macron devait, soi-disant, relancer l’offre et la construction, nous assistons à un ralentissement général. La politique de l’exécutif, en ponctionnant les ressources du secteur HLM, a suscité un coup d’arrêt inédit, à un ensablement du secteur. Le prétendu «choc de l’offre»? Une grève de l’offre...

Plus grave, la réduction de nouveaux logements sociaux disponibles (80 000 de moins en 2020), la chute de la construction (au plus bas depuis quinze ans), et le blocage de la mobilité résidentielle qui en résulte dessinent les tendances d’un malheur collectif. Les choix, depuis cinq ans, sont désavoués par la réalité et les professionnels. Les chiffres se montrent têtus. Alors que le secteur pèse 25% du PIB, l’effort atteint à peine les 2% des richesses produites, contre plus de 5% il y a quarante ans. Une faillite politique.

Une société qui devient de plus en plus une «société des individus», renvoyés à eux-mêmes par l’incertitude, est d’abord le signe d’une société dans laquelle les régulations collectives font défaut pour maîtriser les aléas de l’existence, au seuil de l’atomisation sociale…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 2 février 2022.]