dimanche 27 mai 2018

De la combativité

Mobilisations anti-Macron du samedi 26 mai: quand le mépris de classe va jusqu'à nier la réalité d'une belle mobilisation, partout dans les médias et ailleurs...
 
Curieux, à quel point les moments de combativité collective suscitent la haine, quitte à oublier la réalité objective en la noyant dans des considérations d’apothicaire. Que les thuriféraires des politiques macroniennes et de la casse des services publics se rassurent à bon compte: même les participants aux rassemblements du 26 mai auraient évidemment souhaité être encore plus nombreux dans les rues pour combattre la destruction de notre civilisation sociale. Mais quand même, soyons sérieux! Entre 250 000 et 300 000 personnes ont défilé, samedi, avec au cœur et à l’esprit une identique pugnacité. Est-ce une raison pour qualifier d’«échec» cette mobilisation, importante et presque historique en raison de son périmètre élargi, à savoir plus de soixante organisations politiques, syndicales et associatives, unies toutes ensemble dans le respect des uns et des autres? Plusieurs centaines de milliers de manifestants, cela ne compte donc plus, dans ce pays, qu’il faille écouter toute la médiacratie rabâcher leurs commentaires de classe sur ce «peuple de la rue» qui ose, oui, qui ose encore se dresser pour dire «non» à la société promise par le chef de l’État, alors même que des conflits sociaux fondamentaux pour notre à-venir continuent d’agiter la France… et l’opinion. 

Nous avons assez écrit, ici, que les combats sociaux en cours relevaient d’un enjeu politico-culturel (au sens gramscien du terme), pour ne pas répéter que, en effet, la bataille de l’opinion reste essentielle. Personne ne peut prédire ce qu’il se passera dans les toutes prochaines semaines, en particulier du côté des cheminots. Toutefois, certains feraient bien se méfier de leur orgueil mal placé. Ainsi en est-il d’Édouard Philippe, de plus en plus «droit dans ses bottes». Dans un entretien au JDD, celui-ci rappelle que, sur le fond de la réforme concernant la SNCF, il n’entend rien lâcher, ni sur l’ouverture à la concurrence, ni sur le statut, ni sur la transformation de l’entreprise. La loi votée «s’appliquera», affirme-t-il. Savez-vous pourquoi il le prétend de la sorte? La réponse vient d’un conseiller de l’Élysée qui, anonymement, déclare: «Le président pense avoir convaincu les Français. (…) Cette bataille est gagnée.» Vous ne rêvez pas… La morgue additionnée au mépris offrent toujours de la médiocrité. Les citoyens savent à quoi s’attendre. Ils savent aussi, surtout, que l’affaire n’est pas finie! 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 28 mai 2018.]

jeudi 24 mai 2018

Boccanera(s)

Un polar vif et enjoué de Michèle Pedinielli. Ou comment lire Nice autrement. Avec engagement et humour…

Nice. «J’aime le rouge, c’est ma couleur.» Ainsi s’exprime Ghjulia Boccanera, alias «Diou» pour les intimes qui peuplent son environnement proche, une détective privée d’origine corse comme vous n’en avez jamais lu, capable d’assumer ses névroses de quinquagénaire tantôt exubérante, tantôt taciturne, ses nuits blanches, ses béquilles pharmacopées quotidiennes, ses shoots à la caféine, ses lubies, ses passions radicales pour sa ville de Nice, ses éternelles Dr. Martens ou sa Vespa rouge, qu’elle surnomme sa «guêpe», et, surtout, sa détestation du monde tel qu’il devient, qui broie les humains solidaires et nuit gravement à l’urbanisme des vieux quartiers populaires qu’elle adule: «Ça ne va pas durer, les spéculateurs vont encore gagner et s’emparer de ce bout de ville pour le transformer en terrain de jeu dans la norme pour trentenaires pleins d’avenir.» Ghjulia Boccanera enquête comme elle vit. Avec engagement. Et si elle ne se situe jamais du côté du manche ni des puissants, elle éveille en nous ce qu’il y a de plus précieux dans un personnage romanesque: de la complicité. Voilà une «privée» aux méthodes singulières, dont l’univers mental paraît nôtre, immédiatement. Quelqu’un de la «famille» choisie, en quelque sorte, que nous comprenons (et soutenons) par ses agissements, ses doutes, ses intuitions, ses erreurs. Ses idées aussi, qui dictent la somme de ses actes. D’autant que, en l’espèce, l’intrigue ne relève pas du prétexte. Elle irrigue au contraire la narration au service exclusif des personnages (l’essentiel) qui sédimentent et charpentent le suspense. L’histoire? Un ingénieur homosexuel est retrouvé sauvagement assassiné dans sa villa. Les policiers pensent à un crime sexuel. Pas «Diou», recrutée par l’amant de la victime afin de retrouver le criminel. De meurtres en rebondissements, l’héroïne nous entraîne dans les fracas de ses investigations, sans jamais tourner le dos à cette humanité trop sortie de ses gonds à son goût, quitte à se mettre en danger physiquement…

Empathie. Avec «Boccanera» (Éditions de l’Aube, 210 pages), Michèle Pedinielli, dont il s’agit du premier roman, signe un polar vif et enjoué, moins léger qu’il n’y paraît, parvenant même, dans les relâchements du genre et de l’écriture, à jouer avec les pièges des clichés sans s’y abîmer. En toile de fond, l’envers et les travers de cette grande cité du Sud vampirisée par les touristes.

jeudi 17 mai 2018

Forfaiture(s)

Quand Mac Macron, au nom de la République, préfère défendre Aldolphe Thiers plutôt que la Commune, tout est dit…

Commune. Si Versailles lui était conté, le «roman national» version Mac Macron pourrait tenir lieu de définition politique et d’usage du pouvoir. Une phrase, passée quasiment inaperçue –sauf du côté des historiens!–, en dit si long qu’elle tourne en boucle, depuis, dans le cerveau fatigué du bloc-noteur. C’était dans le documentaire pour le moins bienveillant (sic) de Bertrand Delais, diffusé sur France 3, le lundi 7 mai. Au détour d’un échange surréaliste de complaisance, le réalisateur demande au prince-président si les fastes de Versailles pour accueillir Vladimir Poutine (on aurait pu ajouter les patrons des plus grandes multinationales) ne donnent pas des arguments à ceux qui dénoncent le monarchisme affiché de sa gouvernance. Mac Macron ne cille pas et répond: «Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée.» Sur le moment, nous aurions pu attendre qu’il nous explique, comme pour se défausser adroitement, que Mitterrand lui-même y avait tenu un sommet international en 1981, ou encore que Versailles est aussi le siège du Congrès chargé de voter les réformes constitutionnelles, etc. Mais non. Ce serait donc le haut lieu qui sauva la République. Sur le moment, la référence resta un peu en l’air, suspendue. Et puis, après réflexion, tout nous revint ; la sidération avec. Un seul événement historique correspond en effet à cette affirmation. La date est même archiconnue des spécialistes de la période: tout commence le 18 mars 1871. Cela ne vous rappelle rien? Premier rappel des faits. Au petit matin, ce jour-là, des troupes régulières dépêchées par le gouvernement d’Adolphe Thiers cherchent à s’emparer des canons de la garde nationale parisienne regroupés sur la butte Montmartre. Les Parisiens s’assemblent pour les en empêcher. La troupe fraternise avec la foule. C’est le début de la Commune de Paris. Dans l’après-midi, le gouvernement décide de quitter Paris, avec toutes les forces armées et les fonctionnaires. Le lieu de repli ? Versailles, pardi. Vous connaissez la suite. Le 2 avril, l’armée versaillaise lance l’offensive sur Paris. Du 21 au 28 mai, elle se livre au massacre des insurgés parisiens. Plusieurs milliers y perdent la vie lors de la «semaine sanglante»…


mercredi 16 mai 2018

Marée populaire

Des organisations politiques de gauche, syndicales et associatives appellent en effet à une «marée populaire» dans la rue,avec pour objectif clairement affiché d’élargir au maximum le périmètre de cet appel. La CGT y sera !

Face à l’urgence sociale absolue, la question de la participation et de l’expression du plus grand nombre de citoyens – ceux du moins qui ne peuvent participer aux actions revendicatives – reste essentielle et parfois problématique. La grève «par procuration» eut jadis son retentissement et ses raisons d’être, mais l’éclatement accéléré du «monde du travail» a ceci de réel qu’il épouse dorénavant toutes les formes d’aliénation et d’asservissement possibles. Puisque tout mouvement social aspire à l’élargissement de la contestation, en prise directe avec le pouls de la société, une date, celle du 26 mai, s’impose d’ores et déjà dans le paysage comme incontournable. Des organisations politiques de gauche, syndicales et associatives appellent en effet à une «marée populaire» dans la rue, à Paris et en région, avec pour objectif clairement affiché d’élargir au maximum le périmètre de cet appel. 

Suite à une consultation interne, la CGT a annoncé hier, dans un communiqué, qu’elle s’associait officiellement à cette mobilisation et qu’elle participait à sa construction active. «Il s’agit de rassembler la jeunesse, les retraités, les salariés en emploi et hors de l’emploi, les précaires ainsi que toutes celles et ceux qui, solidaires des luttes en cours, ne sont pas encore engagés dans l’action», explique le syndicat. L’événement a son importance. Car, dans le respect des prérogatives de chacune des organisations, l’élargissement souhaité se constate donc, depuis la toute première réunion début mai : Fondation Copernic, Attac, CGT, Droit au logement, Europe Écologie-les Verts, PCF, France insoumise, Génération.s, NPA, Snesup-FSU, Solidaires, Unef, etc. La liste est longue désormais…

Dire que les contre-réformes des derniers mois relèvent toutes d’une même logique – le recul de tous au bénéfice de quelques-uns – est un constat de plus en plus partagé. Le coup de force permanent de Macron et de son gouvernement, avec sa visée du «chacun pour soi» et son corollaire de moindres garanties et droits collectifs, nécessite un combat de tous les instants et une amplification des mobilisations, dans leurs spécificités. Cette lutte contre la destruction programmée d’une «civilisation» sociale, celle des services publics et d’une certaine idée de notre société, concerne tous les citoyens. Au nom de cette bataille sociale autant que culturelle, le mot «ensemble» est indispensable… et plus urgent que jamais.
[Editorial publié dans l'Humanité du 17 mai 2017.]

vendredi 11 mai 2018

Faillite(s)

Avec «Bilan de faillite», publié chez Gallimard, voici le testament littéraire de l’écrivain, philosophe et médiologue Régis Debray. Un livre moins pessimiste et désabusé qu’il n’y paraît…

Bénéfice. Attention, chef d’œuvre… dérangeant! Quelques-uns y verront une réponse littéraire à sa fille Laurence, ancienne banquière et trader, qui, à l’automne dernier, avait publié une sorte de «roman familial» dans lequel, sur un mode tendre et féroce, au point de tordre injustement l’Histoire, elle réglait ses comptes avec ses parents et toute une génération d’intellectuels engagés. D’autres découvriront uniquement le propos et l’objet du livre, à savoir une lettre de 154 pages à son fils, âgé de seize ans, qui lui demande quelle filière suivre après son bac, et auquel il répond pour l’«orienter dans les jungles de demain». Certains enfin, les plus mélancoliques d’entre-nous, liront ce qu’il convient d’être lu, un livre-testament, ni plus ni moins, d’une importance si capitale par les temps qui courent qu’il fera date comme l’un des piliers de nos réflexions à-venir. Avec «Bilan de faillite», publié chez Gallimard, Régis Debray touche à la perfection du genre littéraire : un essai qui dépasse l’essai et nous laisse pantois par son ampleur culturelle et politique. Rien d’étonnant. Le philosophe et médiologue, soixante-seize ans, ne prend jamais la plume au hasard ni pour passer le temps. «Quoique la rotation des étiquettes donne le tournis aux hommes de tradition, le bénéfice de l’âge m’autorise un état récapitulatif des pertes et profits, côté salut public et nobles causes», écrit-il. Défaitiste, Régis Debray? «Castriste à vingt ans et partisan de la lutte armée contre les dictatures d’Amérique latin, j’ai vu l’une après l’autre ces insurrections défaites.» Méchant avec lui-même? «Socialiste assagi et bon teint, j’ai vu s’épanouir à domicile un hypercapitalisme omnisports, en forme olympique, et les écarts de richesses se creuser partout alentour.» Acteur d’une faillite collective, donc personnelle? «Misant mes dernières cartouches sur le renouveau d’une République à la française, j’y ai vu prendre ses aises, sans complexe, une démocratie à l’anglo-saxonne, la relation client remplaçant un à un les services publics.» A moins qu’il ne soit victime de la fin d’une époque, au triomphe de «la langue de la gestion comptable et financière», lui qui rêvait tant que «le programme du Conseil national de la Résistance sorte un jour de l’oubli»?
 

vendredi 4 mai 2018

Spectre(s)

Nous connaissons le danger, venant de tous ces intellectuels rive-gauche toujours disposés à revisiter «Le Capital» à leur plus grand profit, nous imposant le retour à un Marx inoffensif, une domestication, une neutralisation de l’injonction révolutionnaire. Ils ont tenté. Mais ils ont échoué.
 
Cadavre? «Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit: ‘’je voudrais apprendre à vivre enfin’’. Enfin mais pourquoi? ‘’Apprendre à vivre.’’ Etrange mot d’ordre. Qui apprendrait? De qui? Apprendre à vivre, mais à qui? Saura-t-on jamais? Saura-t-on jamais vivre, et d’abord ce que veut dire ‘’apprendre à vivre’’? Et pourquoi ‘’enfin’’?» Pour les hommes de la génération du bloc-noteur, les premières phrases d’un des plus fabuleux livres de Jacques Derrida, «Spectres de Marx», publié en 1993, constituèrent bien plus qu’une onde de choc: une évidence, pour ne pas dire une espèce de révélation. Plutôt un rappel à l’ordre. Venant d’un philosophe qui s’honora toute son existence de « déconstruire » avant de s’engager, au point de l’inventer en concept, la leçon était brutale mais salutaire pour tous les héritiers marxiens, et le parti-pris de Derrida avait pour but de nous sortir d’un début de sommeil – qui aurait manqué de nous endormir collectivement. «Spectres de Marx» prenait pour point de départ la critique frontale d’un dogmatisme assez «moderne» propre à toute ses intolérances, que l’on pouvait alors résumer de la sorte: «Tout le monde le sait, sachez-le, le marxisme est mort. Marx aussi, n’en doutons plus.» Un nouvel «ordre du monde», fondé sur un ordo-libéralisme galopant, tentait de stabiliser son hégémonie dans l’évidence d’un «acte de décès», servi par toute l’aristocratie intellectuelle de l’époque, inventant à grands renforts idéologiques les prémisses de ce que nous vivons aujourd’hui à grande échelle. Le discours maniaque qui dominait avait la forme jubilatoire et obscène que Freud attribuait à une phase triomphante dans le travail de deuil. Jacques Derrida sauvait l’honneur pour dénoncer les incantations psalmodiées.
 
Témoins. Où en sommes-nous vingt-cinq ans après? Le diagnostic de Jacques Derrida est-il caduque et dépassé? A-t-il joué ce rôle subversif – avant l’heure – pour nous rattraper par la manche et par-là même participer à l’édification d’un «nouveau Marx» en devenir, qui ne manquerait pas, tôt ou tard, de resurgir des limbes mondialisées?