mardi 27 décembre 2022

Reste-t-il un «chemin» entre chrétiens et communistes?

Au XXe siècle, les relations entre chrétiens et communistes ont oscillé de l’anticléricalisme à la main tendue. Mais, entre la vision d’une nouvelle société terrestre et celle d’un paradis des cieux, de réelles zones de convergence existaient.

«L’amour du prochain que prêchait le christianisme antique, que certains reconnaissent comme la réalisation du communisme, est une des sources d’où découle l’idée des réformes sociales.» Quand il s’agit d’embrasser l’Histoire, Karl Marx a toujours réponse à tout. De fait, le christianisme fut dès son origine une sorte de «religion» des esclaves, des opprimés, des originaux, des exclus et de ceux qui, sensibles à la crise du monde antique, recherchaient une nouvelle façon de vivre. Dès lors, de nombreux communistes du XXe siècle, singulièrement en France, théorisèrent ainsi le rôle potentiellement révolutionnaire du christianisme. Avaient-ils tort?

Nous nous souvenons comment, avec une étonnante audace théorique et pratique, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, dépassa l’anticléricalisme avec son appel «à la main tendue», en 1936. Dans la même logique matricielle, le philosophe et dirigeant communiste Jean Kanapa déclarait, dans les années 1970: «Nous ne parviendrons à construire le socialisme en France que lorsque nous saurons intégrer réellement les données positives de la culture chrétienne à celle du marxisme.» Sur cette base, et parce que beaucoup y virent comme les «fils» d’une même histoire et d’un «patrimoine» de valeurs nullement figées, il existerait toujours un parcours, une expérience spécifique «à la française» par la formation de l’identité nationale, un curieux mélange où cohabiteraient Jeanne d’Arc et son inspiration religieuse, mais aussi la Révolution française et les Lumières, mais aussi la démocratie du peuple et le club des Jacobins, la Commune, les combats ouvriers, etc. Bref, l’improbable rencontre d’une France «fille aînée de l’Église» et d’une France où, plus que partout ailleurs, les luttes de classes sont poussées jusqu’au bout pour ouvrir des voies inédites, spécifiques, originales, vers une société à concevoir et à construire.

Le philosophe André Moine, l’un des artisans du dialogue entre chrétiens et communistes depuis le concile de Vatican II, n’hésitait pas à écrire: «Dans les fondements, les communistes seraient-ils des chrétiens sans le savoir et sans le vouloir? Et les chrétiens fidèles au Christ seraient-ils des communistes sans le savoir et sans le vouloir?» Et il ajoutait, singeant presque Marx: «Le rêve chrétien des premiers siècles d’une société fraternelle et égalitaire ne peut-il pas trouver, dans le socialisme, une certaine incarnation terrestre, laissant à chacun ses motivations propres, son éthique, éventuellement ses espérances dans un au-delà, sa foi ? Tout cela au nom des combats acharnés contre les misères du monde et les injustices, vers l’espérance innée, inaltérable, en un monde meilleur.»

Cette tradition «sociale» mena au combat des générations entières, comme celles de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), organisée sur une base de classe ; sans parler des prêtres-ouvriers liés aux organisations populaires, héritiers d’un Jésus «primitif», fidèles à un Christ «des pauvres» n’admettant pas le triomphe et la richesse d’une Église «établie».

Tout ne date pas de la théologie de la libération ou de Vatican II, quand, enfin, l’Église ne prétendait plus s’imposer sans exclusive au monde mais se déclarait servante de l’humanité, ici sur Terre. À y regarder de près, ne soyons donc pas étonnés des références au Christ ou aux évangiles chez les philosophes et nombre de révolutionnaires, comme du reste dans le domaine de la production, les références se font au droit romain. Rousseau et d’autres philosophes tentent de transformer des idéaux chrétiens en une sorte de religion civile: Dieu se transfère dans la Raison! Comme si les thèmes de la Révolution – liberté, égalité, fraternité –, aux fondements philosophiques, avaient une « reconnaissance » chrétienne dont les sources vont jusqu’aux Écritures. Cité par Jean Jaurès, Robespierre n’assure-t-il pas: «La lumière du Christ n’était que l’aube annonçant la lumière divine de la liberté»? Et dans son «Histoire de la Révolution française», Jaurès observe: «C’est jusqu’au bout le mélange de libre exaltation chrétienne et de ferveur révolutionnaire.»

Friedrich Engels disait: «Comme les autres grands mouvements révolutionnaires, le christianisme est l’œuvre des masses.» Reste-t-il un «chemin» commun entre chrétiens et communistes, ou doit-on désormais conjuguer cette histoire au passé? Comme un symbole, n’oublions pas la figure de Chris Hani, compagnon de Nelson Mandela, martyr du mouvement de libération en Afrique du Sud. Dans le pays de l’apartheid vaincu, il était chrétien et secrétaire général du Parti communiste.

[ARTICLE publié dans l'Humanité Magazine du 22 décembre 2022.]

SOS Médecine !

Pour les soignants, le «nouveau monde» ressemble furieusement à celui d’avant… en pire!

Les années passent et notre système de santé continue de s’effondrer. Alors que nous traversons une triple menace, celles d’une diffusion à haut niveau du coro­navirus, d’une épidémie de bronchiolite aiguë et de grippe, plusieurs collectifs appellent donc à la grève les médecins libéraux jusqu’au 2 janvier, dans le but, notamment, d’obtenir une revalorisation des tarifs de leurs consultations de 25 à 50 euros. On pensera ce qu’on voudra de ces motivations, mais ces fermetures de cabinets, en pleines fêtes, augmentent évidemment la pression sur les centres hospitaliers, déjà exsangues, et aggravent une situation proche de l’apoplexie. D’ores et déjà, les passages aux urgences sont en forte hausse, de 20 à 30% par rapport à la normale.

Tel un cruel révélateur, l’inquiétude des autorités face à cette nouvelle épreuve sanitaire en dit long sur l’ampleur du moment. Tandis que le ministre de la Santé, François Braun, parle d’«un cap difficile à passer», l’urgentiste Patrick Pelloux évoque pour sa part une situation «jamais vue», même au plus fort de la crise du Covid. Et il avertit: «Nous ne sommes pas au bord de la saturation, nous sommes totalement saturés.» En vérité, partout sur le territoire, les conditions d’accès aux soins ne sont plus tenables et deviennent dangereuses patients, plus ou moins mis en danger selon les circonstances.

On ne dira jamais assez la respon­sabilité des gouvernements successifs et le manque d’anticipation de l’actuel exécutif. Depuis mars 2020, date du premier confinement, non seulement rien n’a changé, mais tout paraît plus encore sombre et en voie de démembrement accéléré. Une affligeante constatation s’impose : pour les soignants, le « nouveau monde » ressemble furieusement à celui d’avant… en pire! Soyons sérieux. Le problème vient-il de l’afflux de patients dans les services, ou du manque de places dans les hôpitaux ? N’oublions pas que 100 000 lits ont été supprimés en vingt-cinq ans et que, aujourd’hui en Île-de-France, environ 30% des lits restent désespérément fermés par manque de personnel. L’idée d’un pays «déclassé» ne vient pas de nulle part, quand bien même la protection de la santé figure dans notre Constitution. En sommes-nous toujours dignes? 

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 27 décembre 2022.]

lundi 26 décembre 2022

Haine(s)

Les insultes faites à Annie Ernaux…

Nobel. En vérité, nous nous attendions à des réactions d’une grande hostilité, pour ne pas dire de malveillance brute, bête et méchante. Mais à ce point de haines (qu’il convient d’accorder au pluriel), encore aurait-il fallu imaginer que la France des Lettres s’était quelque peu oubliée dans la décrépitude des déclinologues et autres réactionnaires de la pire espèce, capables de tout justifier pour distiller leur poison d’une certaine idée de la «nation». Ainsi donc, notre prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, depuis une consécration mondiale qui ne plaît pas à tout le monde, se voit dénigrée, insultée jusque dans son art, niée dans ses engagements de toujours. On lui reproche tout et son contraire, avec une constance assez infâme : moqueries sur son «absence de style» (sic) ; railleries sur ce prix nullement «mérité», qui ne serait que le «fruit de circonstances féministes mondiales» ; accusations d’antisémitisme, en raison de son soutien au mouvement de boycott d’Israël, de racialisme, de séparatisme, etc. Tout est prétexte à cette sorte de «grand chelem» de la Réaction, comme si la littérature elle-même n’était plus l’objet de la discussion et des disputes, comme si le Nobel en question était une littérature sans littérature, presque une anormalité, une monstruosité… Et pourtant, en devenant la première Française à obtenir l’éminente récompense, l’autrice de la Place a offert à notre pays son seizième Nobel de littérature, confortant un peu plus la terre de Mauriac, de Sartre et de Camus dans son enviable statut de pays le plus primé, devant les États-Unis. De quoi se réjouir? Bien sûr que non. Les charognards ne manquent pas…

Cabale. Tous s’y sont mis. Finkielkraut, Zemmour, Valeurs actuelles, le Point, l’Express… et même le Figaro Magazine, qui osa titrer: «Annie Ernaux, prix Nobel de littérature : et si c’était nul?» Comme par hasard, la violence des propos, qui s’apparente à une cabale coordonnée, nous vient de la droite et de son extrême, dans la plus folle des expressions. Dans Causeur, le «chroniqueur» Didier Desrimais affirma même que «le choix de la romancière par l’Académie suédoise» était «moins littéraire que politique, voire politiquement correct». Retour de la fameuse expression fourre-tout : politiquement correct. Et l’homme d’ajouter: «Annie Ernaux, prix Nobel. C’était prévisible. La platitude autobiographique, l’absence de style, la bien-pensance gauchisante, la simplicité du binarisme sociologique à la Bourdieu appliqué à la littérature la plus décharnée et l’égocentrisme camouflé derrière un misérabilisme social devenu un fonds de commerce littéraire étaient déjà les gages d’une reconnaissance de la caste médiatico-littéraire.» Vous avez bien lu.

Forçats. Ce Nobel dérange? Tant mieux! D’autant que le bloc-noteur perçoit bien les conséquences de l’assignation domestique aperçue plus haut, par laquelle les femmes doivent rester à leur place – même par le talent. Annie Ernaux n’a jamais été domestiquée, ni en littérature ni dans sa vie de citoyenne: voilà son tort, son grand tort. D’ailleurs, recevant son Nobel, elle osa déclarer qu’elle écrivait «pour venger ma race et mon sexe». De quoi surprendre le quarteron de mâles blancs, non? Cette phrase, précisa-t-elle, fut «écrite il y a soixante ans, dans mon journal intime, (…) elle faisait écho au cri de Rimbaud : “Je suis de race inférieure de toute éternité.” J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale». Rimbaud, bien sûr, «le Poète prendra le sanglot des Infâmes, la haine des Forçats, la clameur des Maudits». Magnifique et audacieux. Annie Ernaux confessa aussi: «Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance.» Et enfin: «Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.» Merci, Madame! 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 16 décembre 2022.]

vendredi 2 décembre 2022

Exil(s)

La main tendue de Régis Debray.

Flamboyance. «La gravité est une maladie de jeunesse. L’ambition aussi.» Par ces mots moins anodins qu’il n’y paraît, Régis Debray situe d’entrée le «cadre» de son dernier livre, l’Exil à domicile (Gallimard), aussitôt rehaussés par cette autre formule: «Un rescapé du monde d’avant a beau s’être répété que “la France ne peut être la France sans la grandeur” parce qu’il a lu les bons auteurs, le petit buveur, petit joueur et tireur de petits coups en vient assez vite à décapiter les lettres capitales. À se fondre, sans tristesse ni remords, dans le juste milieu d’une très moyenne condition humaine.» Le philosophe et médiologue, comme à l’accoutumée, écrit ici, avec la flamboyance qui sied à sa propre histoire littéraire, en volant haut et loin de notre époque – en apparence. Depuis plusieurs livres, nous sentons chez Régis Debray la tentation de «conclure». Sans s’y résoudre, Dieu merci. Il suggère néanmoins: «L’époque est inhabitable? On peut s’en choisir une autre plus accueillante. (…) La condition, bien sûr, pour pouvoir serrer aujourd’hui la main qu’un grand poète ou un dramaturge nous tendent à travers les siècles, c’est que leur langue puisse encore chanter ou résonner en nous.» Et ajoute: «D’où peut venir une inquiétude, car une langue dont les locuteurs n’écrivent plus de poèmes ni de pièces de théâtre est une langue qui se meurt, ou déchoit en dialecte. Autant dire une communauté en partance, qu’on traitera bientôt de collectivité, en style préfectoral.»

Partageux. L’avertissement est brutal mais nous «parle». Amer, Régis Debray? Sans doute: «Le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays ; c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.» Lui qui théorisa la mort de l’intellectuel à la française dès 1979 dans le Pouvoir intellectuel en France, puis dans i.f. suite et fin (2000), voilà qu’il se sent désormais «obsolète». Surtout quand il pointe à quel point le décor compte dès que nous parlons d’idées: «Une pensée nonobstant pour les barbudos d’antan, ces Latinos épiques qui, au gros cigare capitaliste, opposaient le Cohiba du rebelle – dont on peut retrouver une boîte ouvragée et fleurant bon le santal à Colombey-les-Deux-Églises, bien en évidence dans le salon du général.» Le pied de nez ne s’arrête pas là. Il poursuit ainsi, tel un cours magistral: «Un seul regret : que, sur la liste des espèces à sauvegarder, à côté des animaux à fourrure, ne figurent pas nommément l’archéo-jacobin, le socialiste d’antan, le vieux compagnon de route, le planificateur au chômage, l’anarcho-syndicaliste de haute époque, le partageux des temps jadis, l’ingénieur des âmes au rancart et tant d’autres laissés-pour-compte de notre marche en avant.»

Retouches. Rassurons-nous. Dans sa fervente revendication et réaffirmation des bases solides en voie de dislocation collective, Régis Debray n’en reste pas à une sorte de « c’était mieux avant » qui, par lui, n’aurait évidemment aucun sens quand bien même il lui arrive de sur-jouer cette illusion. Tout au contraire parvient-il, par la provocation ou la convocation de la plus haute philosophie, à envoyer des messages à la postérité. La plus belle qui soit : celle de nos engagements en tant que fidélité totale. L’Exil à domicile questionne en effet «tous ces malentendus qui bout à bout finissent par faire une vie». «Pourquoi ceci demeurera plutôt que cela?» demande-t-il d’ailleurs, nous rappelant l’un de ses derniers livres, D’un siècle l’autre (Gallimard, 2020), dans lequel il regardait la page se tourner avec lucidité: «Je parle d’un temps révolu, celui des Humanités, où les chiffres n’avaient pas encore pris le pouvoir.» Il citait alors Marx, comme un retour de flamme: «Il ne s’agit plus d’interpréter le monde mais de le transformer», confessant au passage la pire des vérités: «On n’a rien changé, mais on s’est mis au propre. J’ai fait mon temps, mais n’ai rien fait du temps qui m’a fait.» Cette fois, il écrit: «Le Livre des morts qui ne meurent pas est fait d’inlassables retouches.» Une invitation à ne pas renoncer, en somme. Régis Debray tend la main – à ceux qui voudront bien la saisir. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 décembre 2022.]