mardi 4 avril 2023

Lettre(s)

Retraites : quand les écrivains s’engagent.

Barricade. «La grandeur d’un pays se mesure aussi à la force d’engagement de ses auteurs», répétait souvent un professeur (jésuite) du bloc-noteur, qui portait Rousseau, Hugo et Bernanos en son cœur. La phrase, tel un invariant cher à la tradition française, trouve un singulier écho à la faveur de la crise sociale et politique actuelle. Le nombre de personnalités culturelles qui soutiennent les grèves et les manifestations pour réclamer le retrait de la loi sur les retraites se compte par dizaines, centaines. Parmi ces femmes et ces hommes, trois se sont particulièrement distingués, dans la mesure où il était difficile de manquer leurs propos salutaires au regard de leur statut respectif et de leur aura dans le monde des lettres. Réjouissons-nous de les retrouver – sans surprise néanmoins – du bon côté de la barricade ! Par exemple, qui a cosigné ce texte: «L’objectif, à rebours de l’histoire sociale, est de faire travailler plus et plus longtemps des femmes et des hommes qui aspirent au repos et à donner libre cours à leurs projets dans un moment privilégié de la vie»? Réponse: Annie Ernaux, prix Nobel de littérature, qui n’a pas caché sa «détermination à combattre ce projet de réforme archaïque et terriblement inégalitaire».

Colère. Pierre Lemaitre, prix Goncourt en 2013 pour Au revoir là-haut, s’exprimait pour sa part récemment sur France Inter. Après avoir certifié qu’il serait dans la rue pour manifester, l’écrivain ajoutait: «On vit dans une société qui est terriblement fracturée et qui est au-devant d’événements tellement majeurs: le réchauffement climatique, cette guerre en Ukraine. Mettre ce sujet à l’avant-plan aujourd’hui, c’est à la limite de la provocation et de la maladresse.» Ce n’était pas la première fois qu’il remettait en cause la politique – qu’il qualifiait en 2019 de «démocratie autoritaire» – de Mac Macron. À l’image de son dernier roman, le Silence et la Colère, Pierre Lemaitre ajoutait qu’il ne voulait «pas rester silencieux», qu’il n’était pas de ceux qui s’assagissent avec l’âge: «Plus le temps passe et plus ma colère se développe, en tout cas elle est intacte a minima. (…) Je vois une société qui ne me convient pas, avec une répartition des richesses qui est scandaleusement disproportionnée.»

Politique. Nicolas Mathieu ne fut pas en reste. Avant d’accorder un entretien à l’Humanité, le prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux avait donné un texte explosif à Mediapart dans lequel il assurait: «De ce pouvoir, nous n’attendons désormais plus rien. Ni grandeur, ni considération, et surtout pas qu’il nous autorise à espérer un avenir admissible. Nous le laissons à ses chiffres, sa maladresse et son autosatisfaction.» Et il interrogeait durement la posture même du prince-président: «Aujourd’hui, à l’issue de cet épisode lamentable de la réforme des retraites, que reste-t-il d’Emmanuel Macron, de ce pouvoir si singulier, sorti de nulle part, fabriqué à la hâte, “task force” en mission libérale qui a su jouer du rejet de l’extrême droite et de la déconfiture des forces anciennes pour “implémenter” son “projet” dans un pays où si peu de citoyens en veulent? Que reste-t-il de ce pouvoir, de son droit à exercer sa force, à faire valoir ses décisions, que reste-t-il de sa légitimité?» Avant d’évoquer les citoyens: «Avez-vous pensé à ces corps pliés, tordus, suremployés, qui trimeront par votre faute jusqu’à la maladie, jusqu’à crever peut-être? Avez-vous pensé au boulevard que vous avez ouvert devant ceux qui prospèrent sur le dépit, la colère, le ressentiment? (…) Avez-vous pensé à ce monde sur lequel vous régnez et qui n’en pouvait déjà plus d’être continuellement rationné, réduit dans ses joies, contenu dans ses possibilités, contraint dans son temps, privé de sa force et brimé dans ses espérances?» Comment décrire mieux ce que nous ressentons? Revint alors à notre mémoire les mots du philosophe Jacques Rancière, qui expliquait jadis que l’expression «politique de la littérature» implique que la littérature intervient en tant que littérature dans ce «découpage des espaces et des temps, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit». Autrement dit, dans ce rapport entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes «du dire» qui découpent un ou des mondes communs.

[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 31 mars 2023.]

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