Les champions cyclistes restent d’épouvantables mélancoliques qui ne cherchent que le regard d’autrui dans la performance avérée. Voyez comme leurs yeux passent de l’exorbitation à la bouffissure, comme sporadiquement ils s’avancent puis se replient sous les meurtrières de leurs paupières, tellement bien camouflées par des lunettes high-tech que nous ne devinons que rarement l’ampleur de leurs tourments. Derrière le mur assourdissant de leur apparence, ils portent néanmoins en eux une fragilité qui fascine et les enveloppe, chaque fois que leurs corps chétifs sont jetés à une vindicte qui n’a plus rien de populaire, quand certains rêvent secrètement de les voir jetés au sol. Même Jacques Anquetil et Eddy Merckx, pour ne citer qu’eux, connurent jadis la haine de spectateurs qui ne supportaient pas leur écrasante domination et cette forme d’arrogance inhérente à la performance d’exception…
Entendons-nous bien. Nous n’irons pas jusqu’à comparer Chris Froome, le leader de l’intrigante équipe Sky, avec les monstres sacrés de la Petite Reine.
D’autant que ce n’est pas la première fois, dans la période récente, qu’une odeur d’urine pue sur le Tour de France (1). Seulement voilà, depuis samedi et l’étape entre Rodez et Mende, quelque chose qui tient du surgissement de l’événement prévisible a peut-être profondément modifié la relation entre le Tour et son Peuple. Dans un décor magistral entre Aveyron et Lozère, où rien ne manquait, ni le relief ni la beauté d’un théâtre naturel exceptionnel, le porteur du maillot jaune reçut le pire des affronts, l’un des plus humiliants qu’un individu puisse en faire subir à un autre : un jet d’urine. «J’ai vu le type de loin, expliqua le Britannique samedi soir. Il avait un gobelet dans la main et je me doutais que c’était quelque chose d’étrange. Quand je suis passé à sa hauteur il l’a lancé sur moi et a crié “dopé”. Pas de doute, c’était de l’urine. C’est inacceptable.» Ne le cachons pas, le Tour a bel et bien basculé dans un climat étrange. Mardi dernier, dans la désormais célèbre montée de La Pierre-Saint-Martin, où Froome réduisit la concurrence à grand feu, son coéquipier Richie Porte fut victime d’un coup dans les derniers kilomètres de l’ascension. Le lendemain à Cauterets, le même Australien s’était déjà vu affubler du mot «dopé», crié à plusieurs reprises. Des canettes de soda et des bouteilles de bière auraient même été jetées en direction des coureurs de Sky, tandis que deux d’entre eux ont essuyé des crachats… L’ambiance de défiance et de crispation est telle «autour» de la formation dirigée par Dave Brailsford, que, hier matin, au départ à Mende, des policiers cernaient le paddock du bus Sky pour prévenir tout débordement. Des barrières et des cordons de sécurité façon herses sont déjà dressés depuis des années entre les bus des coureurs et les spectateurs, vous verrez que, bientôt, de véritables mâchicoulis seront disposés pour tirer à vue. L’époque mute d’une étrange manière. Il n’y a pas si longtemps, une telle présence en uniforme nous aurait indiqué l’imminence d’une perquisition afin de dénicher des poches de sang ou des produits cachés dans le double fond des réservoirs. Que voulez-vous, les youkounkouns n’intéressent plus personne… Le patron du Tour, Christian Prudhomme, s’émeut de la situation délétère et juge «inacceptable» et «intolérable» toute «atteinte à l’intégrité du maillot jaune». S’il en appelle au « respect » dû au leader de son épreuve, il souffle toutefois le chaud et le froid: «Il y a une sorte de frustration que vivent beaucoup de gens depuis plusieurs jours et la victoire frappante, marquante, de Christopher Froome dans la première étape pyrénéenne, et le fait que ceux que l’on présentait comme ses rivaux n’étaient pas à leur place. Cette frustration est augmentée par les propos de certains experts ou pseudo-experts qui font que les journaux, les radios et les télés sont remplis de doutes et de suspicions.» Prudhomme parle donc d’une victoire «frappante» et de rivaux «pas à leur place», mais les médias seraient coupables d’un «grand écart insensé» entre ce qui se passe sur le terrain et «ce qu’on peut lire et entendre par ailleurs». Les temps changent, pas les arguments hypocrites. Pendant que Froome expectore les démons de l’effort, son évidente facilité devient non seulement suspecte mais surtout injuste, presque violente. Le chronicœur le sait: la lucidité des spectateurs peut devenir une forme supérieure de la critique. À condition de ne pas renvoyer les cyclistes au rang d’âmes maudites pour la pratiquer.
(1) En 2013, Mark Cavendish avait été arrosé d’urine au lendemain d’un sprint tumultueux.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2015.]
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