Pinot savoure. |
Et voilà un moment de grâce, comme nous en avons vécu trop peu durant trois semaines. C’était l’heure du goûter et des sucreries, quelques nuages blancs crémaient le ciel bleu et nous aurions presque aperçu, au-delà des cimes, le corridor des Grandes Rousses et même le pic du Lac Blanc, au-dessus de l’Alpe d’Huez. Thibaut Pinot, seul au monde, fendait le destin et les rangées de spectateurs. Dans un effort qui n’avait plus de prix, sinon celui d’un esprit supérieur, nous vîmes son vélo osciller harmonieusement entre ses jambes, comme si la douleur s’effaçait à chaque mètre. Il allait avec heurts mais s’appliquait férocement à dissimuler ses douleurs pour que personne d’autre que lui-même n’en tirât avantage. Au terme d’une étape souveraine, de celles qui rangent les héros dans le livre des Illustres, le Français de la FdJ retrouva sa puissance légendaire et imposa à la vue de tous cette sorte de dandysme décalé que les cyclistes offrent parfois à l’Histoire.
En signant le plus beau de ses triomphes dans les pentes de l’Alpe
d’Huez, Thibaut Pinot venait d’écrire un scénario épatant. Le chronicoeur ne
put détacher son regard de cette silhouette à la peau lustrée et parfois si translucide
qu’elle semblait cristalline sous le bronzage de trois semaines intenses. Son
effort dans toute sa brutalité ressembla à un écorchement, tantôt effrayant,
tantôt élégant, qui repoussait et attirait à la fois. « Cette montée me faisait rêver, c'est une étape que tout le monde
coche, déclara le vainqueur du jour. C'était
beaucoup de stress. Je n'avais aucune information sur les écarts durant toute
la montée. J'ai eu beaucoup de malchance dans ce Tour, mais j'y ai toujours cru…
C'était ma dernière chance. »
Troisième et meilleur jeune du Tour l'an dernier, le Français, âge de 25 ans, a enlevé son deuxième succès d'étape, trois ans après s'être révélé en pleine lumière à Porrentruy, en Suisse. Il avait ensuite pris la 10e place du classement final, pour sa première participation. Le coureur de Mélisey (Haute-Saône) a apporté à la France son troisième succès d’étape, après ceux des deux coureurs d'AG2R La Mondiale, Alexis Vuillermoz à Mûr-de-Bretagne (8e étape) et Romain Bardet à Saint-Jean-de-Maurienne (18e étape).
Après le col de la Croix de Fer (escaladé pour le troisième fois en trois jours), le Français, irrésistible, avait abordé la montée finale vers la station de l'Oisans (1850 m, 13,8 km à 8,1%) avec un peu plus d’une minute d’avance sur les contre-attaquants et près de quatre minutes sur le groupe des favoris. A sept kilomètres du but, Pinot distança définitivement le Canadien Ryder Hesjedal, restant néanmoins jusqu’au bout sous la menace de Quintana, impressionnant dans la montée, venu échouer à dix-huit petites secondes. Le Colombien l’avait annoncé le matin au village-départ: «Je vais essayer à nouveau d’attaquer Froome, ce sera le tout pour le tout.» Comme prévu donc, Quintana harcela le maillot jaune et il s’en fallut de peu que la victoire finale ne basculât, puisque le Britannique concéda 1’26’’ sur la ligne d’arrivée, ne préservant que 1’12’’ au général. Avouons-le : quand le Colombien reverra le film des Alpes à l’envers, il pourra nourrir des regrets éternels. S’il avait attaqué plus tôt, vendredi ou ce samedi, la victoire finale lui aurait tendu les bras. Il ne lui aura manqué qu’un peu de stratégie et d’audace, et pour dire la vérité l’aide d’un directeur sportif à la hauteur de l’événement…
Froome en souffrance. |
Alpe d’Huez: cette montagne mythique du cyclisme contemporain
– bien qu’esthétiquement assez moche – reste pour jamais associée au grand
Fausto Coppi. En 1952, le Tour en était à sa trente-neuvième édition quand,
pour la première fois, le parcours offrait un nouveau défi, les 21 virages menant
au sommet, dans décor si «ouvert» et favorable à l’amoncellement
des spectateurs qu’il ressemblait déjà à un stade à ciel ouvert s’élevant sur
près de mille mètres de dénivelé. Cette étape, partie de Lausanne, longue de
266 kilomètres, fut d’ailleurs la toute première arrivée au sommet de l’histoire
de la Grande Boucle. L’Italien Fausto Coppi y laissa une marque indélébile. Non
seulement il vaincu l’Alpe, mais il endossa par la même occasion le paletot jaune
et remporta le Tour quelques jours plus tard. Les scribes de l’époque accusèrent
le choc, sans masquer leur émotion mêlée d’admiration. Coppi n’y était pas pour
rien. Il fit preuve de tant d’aisance que les organisateurs eux-mêmes crurent
que la côte tant redoutée n’avait rien de diabolique.
Lisons dans les archives ce qu’écrivit le reporter de l’époque
Max Favelelli: «Si vous vous
étiez trouvés sur les pentes abruptes qui conduisent à l’Alpe d’Huez et que
vous aviez vu passer Coppi, bien droit sur son vélo, les mains en haut du
guidon, vous auriez pu dire: tiens, mais on m’a raconté des histoires, la
route est parfaitement plate!» (1) Le campionissimo y
construisit une victoire brute, dépourvue de tout sentiment, laissant les insolents
– Robic et Géminiani, excusez du peu! – s’épuiser. Le coureur André Leducq,
aux premières loges, témoigna par ces mots: «Je le regardais monter dans les lacets alors que Robic, qu’il
venait de rejoindre après l’attaque de ce dernier au début de la montée, était
dans son sillage. Il avait les joues roses, le regard clair, la jambe légère.
En dessous de lui, il n’y avait déjà plus que des hommes qui peinaient. Ce doit
être fantastique, cette sensation de planer, d’avoir tout le monde à sa merci.»
Jamais le chronicoeur ne comparera quiconque au roi Coppi. Mais
ce samedi 25 juillet, dans les vingt-et-uns virages d’une pente devenue stade à
grand spectacle, il était impossible de ne pas avoir une pensée émue pour l’Italien.
Et pourquoi pas une autre pensée à valeur prophétique: Thibaut Pinot,
dans l’Alpe d’Huez, n’a pas seulement sauvé son Tour du naufrage, il a surtout
signé un exploit digne des Forçats et des Géants. Un exploit annonciateur d’un
avenir en jaune. Le chronicoeur prend date.
(1) Extraits du Guide
du Tour 2015, de François Thomazeau, éditions l’Archipel.
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