Gap (Hautes-Alpes), envoyé spécial.
L’attente d’une descente ancrée dans l’histoire du Tour, fût-elle récente, a toujours quelque chose de dépréciatif. Celle de La Rochette, qui file à tombeau-ouvert en direction de Gap, fut le théâtre épique, en 2003, de la célèbre chevauchée de Lance Armstrong à travers champ, mais, surtout, de la terrible chute de Joseba Beloki, qui se solda par un abandon, un poignet, un coude et une hanche brisés, et une fin de carrière tronquée. Il était 16h50, hier, sous une canicule assommante, quand les coureurs s’essayèrent aux vertiges du vide. Bienvenu dans les Alpes, là où, d’ici samedi, le peloton affrontera des pourcentages déments. Entre Bourg de Péage et Gap (201 km), comme un prélude, les montagnes déchiraient l’horizon et leurs roches formaient des compositions insolites taillées telles des sculptures issues du fonds des âges.
Dans les rares odeurs de rhododendrons, l’avant-garde du
peloton était composée de vingt-trois échappés, bientôt dispersés par
l’escalade du col de Manse, principale difficulté du jour (2e cat.,
8,9 km à 5,6%). Nous retenions notre souffle, tout en nous respirait la crainte
devant l’imminence d’un accident qui ceint les spectateurs d’un halo de chaleur
angoissé. Dans le rôle des casse-cous absolus, l’Espagnol Ruben Plaza Molina
(Lampre), parti dans la montée, se montra le plus sérieux dans la descente et
remporta l’étape, avec, à ses trousses, le Slovaque Peter Sagan (Tinkoff), porteur
du maillot vert, dont les prises de risques nous souleva le cœur.
Le groupe maillot jaune, réduit à treize unités (sans
Gallopin, Rolland, Pinot, etc.), dévala la pente vingt minutes plus tard. Attaqué
par Contador (en vain) puis Nibali (qui récolta 25’’ à l’arrivée), nous
guettions Chris Froome se livrer aux fortunes bien ordonnées de son effort, toujours
entouré par ses boys-Sky. Puis nous les vîmes se couler à toute vitesse vers
Gap. Quand Warren Barguil en perdition projeta Geraint Thomas dans le fossé,
nous n’éprouvâmes rien d’autre qu’un sentiment de peur, comme dans ces minutes
si banalement gaspillées que le destin d’un homme peut en dépendre. Ce fut
presque un miracle que l’Allemand, hissé hors du ravin par des spectateurs,
puisse reprendre sa chevauchée. Cette troupe en file indienne, lancée à perdre
haleine dans les lacets, fut alors projetée vers l’avant comme lestée de plomb,
la route zébrée semblait heureusement vouloir leur frayer un chemin. En-bas, ils
étaient tous sains et saufs. A commencer par Froome, qui, toute la journée, se
contenta de suivre. Que voulez-vous, les Anglais ne tirent plus les
premiers !
Depuis la victoire en 2012 de Bradley Wiggins, premier
Britannique de l’histoire à remporter l’épreuve, le chronicoeur a troqué ses verres
à pieds pour une collection de mugs aux effigies des Windsor. La belle affaire.
Cette année, une étrange Guerre de Cent ans menace le Tour. L’odieux lancer
d’urine sur Chris Froome serait, selon les Britishs, l’œuvre d’une haine
ancestrale contre la Perfide-Albion. Le maillot jaune lui-même laisse planer le
doute : « Je dois reconnaître
que je suis submergé de soutiens dans le peloton, de la part de coureurs de
toutes les équipes, de toutes les nations, même de certains français... »
Avant-hier, un incident de course révéla d’ailleurs l’ampleur du malaise. Le
Britannique Sean Yates, directeur sportif de l'équipe Tinkoff, avait été mis
hors course après qu'un mécanicien présent dans sa voiture a lancé un bidon en
direction d'une moto de la télévision… française. « Il l'a manquée de peu », avait ironisé sur Twitter le
Russe Oleg Tinkov, patron de la formation. Ambiance.
Le manager de la Sky, Dave Brailsford, s’interroge lui aussi
sur ce qu’il appelle une « haine
culturelle », manière bien commode de ne pas répondre aux questions
qui dérangent. Quand il lui est demandé d’expliquer comment son leader a-t-il
pu développer 7,04 watts par kilo lors de sa montée vers La Pierre-Saint-Martin
(1), alors que la limite de 7 watts par kilo a toujours été dépassée par des
coureurs convaincus de dopage (Armstrong, Ullrich, etc.), Brailsford se contente
de dire : « Froome est spécial,
mais il ne triche pas. » Avant d’ajouter de l’hypocrisie à son arrogance :
« Ce ne sont que des estimations, et
puis je ne connais pas le poids de Froome. » Rappelons que le rapport
poids-puissance demeure une donnée de base pour juger une performance sur un
vélo. Le sociologue Georges Vigarello nous a jadis enseigné que « le Tour permet de mieux penser le
conflit entre une égalité de principe et une inégalité de fait ». Quoi
de mieux qu’une bonne lutte des classes physiologiques pour comprendre le
cyclisme de notre temps ?
(1)Barème
établi par le docteur en
physiologie, Pierre Sallet.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 19 juillet 2015.]
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