Pra Loup (Alpes-de-Haute-Provence), envoyé spécial.
Dans l’apprentissage du pays en élévation, les ascensionnistes recherche d’ordinaire quelque chose qui les dépasse et disposent d’un avantage hautement supérieur : ils osent se jouer du patrimoine solaire et tentent d’en domestiquer les dangers, d’en braver les frontières. Les cyclistes du Tour écrivent parfois des histoires dont nous faisons mémoire commune et qui, le soir venu, nourrissent les fins de repas. Hier, entre Digne-les-Bains et Pra Loup (161 km), par une fièvre de chaleur écrasante, le peloton a fondu à mesure que le goudron se décollait au passage des boyaux. Avec quatre cols et une arrivée au sommet, cette étape alpestre avait aussi le mérite de revisiter le patrimoine de cette francité effrontée qui condescend une fois l’an à honorer les exploits en tricolore. Cette France du Tour dessine alors les contours d’un Hexagone de salle de classe. Avec ses bordures. Ses reliefs. Et ses héros.
Pra Loup, juillet 1975. Ce fut ici, dans la vallée de l’Ubaye, qu’Eddie Merckx subit la plus incroyable – et la vraie première – défaite de sa carrière céleste, une sorte de chant du cygne vécu par tout un peuple hystérique. L’auteur de cette prouesse portait le nom d’un Bourguignon, un fils d’agriculteur, Bernard Thévenet, qui pénétra si profondément le cœur des Français qu’aujourd’hui encore il reste le « tombeur du Cannibale », celui par qui le cyclisme changea d’époque.
Pierre Chany, dans l’Equipe, écrivit ce jour-là : « Merckx n’avance plus, guère plus vite en tout cas qu’un bon facteur de campagne. » De son exploit dans les Alpes du Sud, Bernard Thévenet ne retient que « l’essentiel » : « Je n’étais pas bien au début de cette étape, puis j’ai commencé à écraser les pédales comme jamais. Quand je suis revenu sur Merckx, je l’ai déposé sans me retourner. » Le premier géant français des années Giscard, qui, mardi soir à Gap, partageait un bout de terrasse littéraire avec le chronicoeur, se souvient surtout de ses yeux de chimère en revêtant le maillot jaune. « L’émotion fut semblable à celle de ma prime jeunesse, quand, enfant de choeur, le prêtre de mon village avançait l'heure de la messe pour que nous puissions regarder les coureurs passer. »
Chris Froome brûle-t-il des cierges avant de s’endormir le soir ? Et subirait-il le même sort que le Cannibale ? Tandis qu’une véritable paranoïa s’est emparée de toute l’équipe Sky, par peur des « regards haineux de certains spectateurs dont on ne sait pas jusqu’où ça peut aller », selon Nicolas Portal, le directeur sportif, certains commentateurs en oublieraient presque la route du Tour et sa topographie exceptionnelle. C’était l’heure du goûter quand les premiers Forçats de cordée, au sein d’une longue échappée vite éparpillée, entamèrent l’ascension du col d’Allos (1re cat., 14 km à 6,5%) avec plus de neuf minutes d’avance sur le groupe maillot jaune. Depuis longtemps, Tejey Van Garderen (BMC), troisième du général, avait abandonné. L’Américain, visiblement malade, mit pied à terre à plus de 70 kilomètres du but et nous ne vîmes que détresse et larmes s’enfuir de son corps à la dérive.
Puis les coureurs confrontèrent le mythe et les fantasmes de la descente du col d’Allos (1) à la réalité de la course. Sa dangerosité conjuguée à l’esprit casse-cou des cyclistes ennoblissaient la performance, à flanc de ravin. Dans ces montagnes ensauvagées où chaque virage se prête à l’imprévu, Thibault Pinot tâta le bitume dans un virage en dévers, puis, visiblement tétanisé par la déclivité, ne put disputer à l’Allemand Simon Geschke (Giant) une victoire promise. A l’arrière, Gallopin, Bardet et Rolland avaient déjà disparu des radars et Alberto Contador fut retardé en raison lui aussi d’une chute (2’20’’ de passif sur la ligne). Quant à Chris Froome, il maîtrisa les adversaires encore à ses côtés (Valverde, Quintana, Nibali), sans jamais puiser dans l’approximation cycliste de la grâce. Rassurons-nous, tout va bien pour lui. Mardi, l’entraîneur des Sky, Tim Kerrison, a livré une série de chiffres afin d’« analyser la performance » de Froome lors de la fameuse montée vers La-Pierre-Saint-Martin. Le coureur Anglais, qui pèserait 67,5 kilos (à vérifier), y aurait développé 414 watts, soit une puissance moyenne de 5,78 watts par kilo, avec un braquet de 38x28 et une fréquence de pédalage de 97 tours par minute. Conclusion ? « Il n’y a rien d’inattendu par rapport à ce qu’il a fait depuis quatre ans », a commenté Tim Kerrison. Les ascensionnistes ne sont plus ce qu’ils étaient : ils ne cherchent plus systématiquement ce quelque chose qui les dépasse.
(1) En 1975, jour du triomphe de Thévenet, une voiture de l’équipe Bianchi s’était écrasée dans le ravin 80 mètres en contrebas. Il n’y eut que de deux blessés.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 juillet 2015.]
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