Amiens (Nord), envoyé spécial.
En mélancolie cycliste, les jours de pluie et d’impression de froidure s’offrent aux méditations dignes d’un requiem. Hier matin, à Arras, avant de filer vers Amiens pour une étape plate comme le Pas-de-Calais et la Somme réunis (189,5 km), les suiveurs ont découvert un ciel si bas et si relâché qu’ils se sont demandé si les dieux du vélo n’avaient pas été exclus dans la nuit pour fait avéré de tricherie. A force de nous habituer à la canicule, la chute des températures étaient telles, environ treize degrés, qu’il devenait presque difficile de se projeter vers l’avenir. Les questions ne manquent pourtant pas, afin d’y voir plus clair sur le caractère de cette édition 2015.
Première question. Qui, dans les jours qui viennent et
surtout à partir des Pyrénées, créera un style sous l’égide de la domination
active ou passive? Sera-ce vraiment Froome? Nibali?
Contador? Quintana? Deuxième question. Un quasi inconnu
parviendra-t-il à leur voler la vedette? Uran? Mollema? Van
Garderen? Troisième question. Un Français empruntera-t-il les pas de la légende,
trente ans après la dernière victoire d’un Français, Bernard Hinault?
Autant le reconnaître, les premiers jours ont laissé un goût ferreux dans la
bouche des supporters tricolores. Sachant que Pierre Rolland et Thibault Pinot
ont pratiquement perdu tout espoir de podium – classés respectivement à plus de
dix et six minutes! –, sachant que Romain Bardet et Jean-Christophe
Péraud ont déjà montré des limites à la hauteur des premières souffrances
endurées, il semble que seul Warren Barguil, le petit coq de l’équipe allemande
Giant-Alpecin, soit en mesure de se hisser au-delà de ses propres rêves. Ce
gamin de 24 ans brille en montagne, dans les bordures et même sur les pavés. En
le voyant si constant, certains montrent des yeux plein d’éclats chromés
d’espoir. Et pourquoi pas.
Après réquisition de
pulls et de k-way, c’est donc sous une ondée vivifiante que les 191 rescapés
ont quitté la ville de Robespierre, sans se retourner et sans même savoir qu’eux
aussi auraient grand besoin d’une révolution pour devenir pleinement ce qu’ils
devraient être. Passons. Jacques Goddet disait que le Tour était «un monde en marche avec l'étonnant enchevêtrement de toutes ses
composantes, ses drames et ses rires, ses triomphes et ses catastrophes».
Et il ajoutait cette phrase à valeur magique, qui a longtemps hanté le
chronicoeur: «Le coureur
du Tour est un être fabuleux.» Surtout quand il cristallise la
détresse. Le sprinter de Cofidis, Nasser Bouhani, ne nous démentira pas. Physiquement
entamé depuis sa culbute spectaculaire lors des Championnats de France, le
cycliste français le mieux payé du peloton (1,3 millions d’euros) a de nouveau
tâté du bitume, hier après seize kilomètres sur un sol détrempé, embarqué par
l’une des très nombreuses chutes collectives. Fatale pour lui. Ambulance,
abandon. Le sort s’acharne décidément, de quoi se sentir atteint de
paraphrénie. Le matin même au village-départ, il affirmait que les douleurs
qu’il ressentait depuis dix jours s’estompaient enfin, «mais pas encore à 100%».
Nasser Bouhani
n’aura donc pas participé au premier sprint massif depuis le départ – il en
était l’un des favoris –, remporté par l’Allemand André Greipel, porteur du
maillot vert. Il n’aura pas participé, non plus, à la célébration de la Somme
comme lieu mémoriel. Si le Tour s’enorgueillit de sa fièvre romantique,
il a aussi des souvenirs et n’hésite jamais à la procession historique
monumentale. Comme l’an dernier, il a de nouveau honoré la figure en martyr des
combattants de 1914-1918, pionniers d’un siècle de plomb, d’autant que les
Géants de la route ne furent pas épargnés par ces chemins des drames. Ils payèrent
même un lourd tribut, par le sang et la mort. Comme François Faber, Octave
Lapize, Lucien Petit-Breton… et tant d’autres héros de la Petite Reine,
ensevelis par le monstre froid de l’inhumanité.
Les coureurs de 2015 ont ainsi suivi la ligne de front de cette
Somme martelée à l’acier lourd, ces labours qui ourlent une terre riche,
parsemée de bois et de prés moutonnants sous le ciel lourd, qui fut le théâtre
d’une des plus épouvantables batailles de l’histoire et de terrifiants carnages,
dont il n’est pas sûr que les coureurs connaissent l’existence. Près de 450.000
soldats ont péri ici. Alors croyez-le: quand le peloton est passé devant l'Historial
de la Grande Guerre de Péronne (km 99,5), par-delà les brumes et l’épaisseur du
temps, c’était comme si le refus de l’oubli valait toutes les mélancolies, tous
les requiem.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 juillet 2015.]
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