Il venait de se hisser plus haut que lui-même et d’abaisser la ligne d’horizon, et pourtant ce jour-là, au cœur du Paris de juillet, tout en bas des Champs-Élysées, sur un podium improvisé, venaient de s’atténuer les tempétuosités si hargneuses qui l’habitaient depuis toujours. La capitale était belle et rayonnante, le décor urbain avait pris les teintes tricolores que l’homme du jour ne renierait jamais, et devant cette bacchanale de sollicitations qu’il repoussait d’un geste du menton, comme un excès de fierté, le héros du cyclisme français, qui avait assis sa réputation et les lignes de son palmarès par un orgueil démesuré et un talent hors norme, décida de rester quasiment muet pour savourer intérieurement l’accomplissement total, scellé dans le crépuscule d’un âge d’or dont personne ne savait rien encore. Il appartenait désormais à l’histoire. À l’histoire seule.
Ce 21 juillet 1985, Bernard Hinault, dans la plénitude de ses 30 ans bientôt révolus, enfilait le dernier maillot jaune au terme de l’ultime étape. Il venait de remporter son cinquième Tour de France. La planète vélo n’avait d’yeux que pour lui. Des yeux lumineux, frénétiques et incontrôlables, où se lisaient l’admiration et l’émotion mêlées. Il y avait de quoi: cinq Grandes Boucles à son actif –ce qui le propulsait au niveau du grand Jacques Anquetil et d’un certain Cannibale–, auxquels il convenait d’ajouter trois Tours d’Italie, deux Tours d’Espagne, trois Dauphiné Libéré, un Tour de Romandie, un titre de champion du monde, deux Liège-Bastogne-Liège, un Paris-Roubaix, deux Tours de Lombardie, et tant d’autres exploits que des livres entiers ne suffiraient pas à les narrer dans leurs exactitudes. Plus de 200 victoires en 10 ans et un goût immodéré pour l’écrasement des adversaires, qu’il laissait souvent brisés sous ses roues. Un gagnant de la race des seigneurs, que seul le Belge Eddy Merckx, bardé d’un palmarès invaincu et inatteignable, lui conteste encore au panthéon du sport. Merckx le plus grand? Pourquoi pas. Hinault le plus impressionnant? Une évidence.
Son directeur sportif et mentor de 1975 à 1983, Cyrille Guimard, n’a pas de mots assez éloquents pour nous en convaincre: «Que les choses soient dites une bonne fois pour toutes: pour moi, Bernard Hinault est probablement le plus grand potentiel de tous les temps. Je dis bien qu’il possédait un quotient supérieur à Merckx et Coppi, et même supérieur, par beaucoup d’aspects, à Anquetil. La force lombaire d’Hinault était incomparable. Il arrachait tout.» Et Guimard d’ajouter: «Il aurait pu avoir le palmarès de Merckx. Mais les temps avaient changé. Et puis à quoi bon?»
Bernard Hinault était arrivé sous Giscard du temps de la fin des Trente Glorieuses et ce fut sous Mitterrand qu’il toucha au mythe, à la légende du sport et de la gloire nationale réunies. Tel Hercule, Hinault était le gardien d’un savoir scandaleux et incompréhensible, qu’il puisait dans un tempérament de feu. Comme le suggère l’écrivain Philippe Bordas («Forcenés», Fayard, 2008): «Hinault rêve d’une vie abolie dans l’instant présent. Ni légendes ni rêves, mais la perpétuité d’exploits renouvelés dans la simple immanence: je suis ce que je suis, je fais ce que je fais. Hinault resplendit l’état tautologique.» Dans les années 1970, deux de ses coéquipiers, Maurice Le Guilloux et Georges Talbourdet, avaient confessé au journaliste de «l’Équipe» Pierre Chany: «Hinault, c’est un blaireau.» Le lendemain, Chany écrivait: «C’est le Blaireau.» Un surnom pour définition. Hinault en personne l’admit: «Ça ne me dérange pas du tout. Surtout si on connaît l’animal, si on le chasse. J’ai eu les mêmes réactions. Quand on m’emmerde, je rentre dans mon trou. Mais quand je sors, je mords. Le blaireau, c’est le seul animal qui, quand tu lui fous un coup de pelle dans la gueule, il te la bouffe!» Hinault, c’était Tabarly sur un vélo. Il mordait d’abord; parlait ensuite; éventuellement.
Bernard Hinault était arrivé sous Giscard du temps de la fin des Trente Glorieuses et ce fut sous Mitterrand qu’il toucha au mythe, à la légende du sport et de la gloire nationale réunies. Tel Hercule, Hinault était le gardien d’un savoir scandaleux et incompréhensible, qu’il puisait dans un tempérament de feu. Comme le suggère l’écrivain Philippe Bordas («Forcenés», Fayard, 2008): «Hinault rêve d’une vie abolie dans l’instant présent. Ni légendes ni rêves, mais la perpétuité d’exploits renouvelés dans la simple immanence: je suis ce que je suis, je fais ce que je fais. Hinault resplendit l’état tautologique.» Dans les années 1970, deux de ses coéquipiers, Maurice Le Guilloux et Georges Talbourdet, avaient confessé au journaliste de «l’Équipe» Pierre Chany: «Hinault, c’est un blaireau.» Le lendemain, Chany écrivait: «C’est le Blaireau.» Un surnom pour définition. Hinault en personne l’admit: «Ça ne me dérange pas du tout. Surtout si on connaît l’animal, si on le chasse. J’ai eu les mêmes réactions. Quand on m’emmerde, je rentre dans mon trou. Mais quand je sors, je mords. Le blaireau, c’est le seul animal qui, quand tu lui fous un coup de pelle dans la gueule, il te la bouffe!» Hinault, c’était Tabarly sur un vélo. Il mordait d’abord; parlait ensuite; éventuellement.
Comme pour tout destin, toutes les épreuves légendaires sont façonnées par les récits qu’aime tant raconter le public à l’heure des bilans et des souvenirs augmentés.
Celle du Tour de France 1985 n’échappait pas à la règle. Rien n’y manquait. Une intrigue, un arc narratif, des arrangements, des rebondissements. Derrière son visage à la mâchoire serrée, Hinault n’avait alors qu’une seule ambition. Ramener le maillot jaune à Paris et gagner, enfin, son cinquième Tour, après deux années d’échecs. Puis fermer la porte à double tour. Sceller définitivement l’anthologie. Bref, écrire la dernière page du grand-livre des Illustres en clamant qu’on sera le dernier et pourquoi pas l’unique.
Celle du Tour de France 1985 n’échappait pas à la règle. Rien n’y manquait. Une intrigue, un arc narratif, des arrangements, des rebondissements. Derrière son visage à la mâchoire serrée, Hinault n’avait alors qu’une seule ambition. Ramener le maillot jaune à Paris et gagner, enfin, son cinquième Tour, après deux années d’échecs. Puis fermer la porte à double tour. Sceller définitivement l’anthologie. Bref, écrire la dernière page du grand-livre des Illustres en clamant qu’on sera le dernier et pourquoi pas l’unique.
Quand s’était profilé le départ, chacun avait compris que Laurent Fignon, double tenant du titre, ne serait pas là pour accorder au Blaireau la revanche espérée, après un Tour 1984 où ce dernier avait été «relégué» à la deuxième place, humilié par son cadet et ancien équipier de chez Renault. Depuis un certain temps, Fignon souffrait de la cheville gauche. Une tendinite avait laissé apparaître des nodules d’une grosseur telle qu’il fallait en passer par la chirurgie. Cette opération risquée se déroula au lendemain d’un Tour d’Italie durant lequel Hinault, en grande condition et sans adversaire à sa mesure, s’imposa face à Francesco Moser.
1984: Laurent Fignon écrase Bernard Hinault. |
Depuis la fin 1983, et le divorce consommé avec Guimard, le Blaireau avait voulu se donner les moyens de sa résurrection. Avant de quitter Renault, il avait demandé aux responsables de la Régie de choisir entre son directeur sportif et lui. Le constructeur automobile avait choisi Guimard et son nouveau leader, Fignon. Hinault avait donc signé avec La Vie Claire, l’équipe fondée par un certain Bernard Tapie. L’homme d’affaires réalisait l’affaire sportive du siècle: il récupérait à bas coût un Hinault blessé au genou qui menaçait de quitter la France pour achever sa carrière. Tapie n’était pas encore ministre, mais déjà le rapace aux dents blanches et aux cheveux «brushingués» qui rachetait tout ce qui passait sous ses yeux pour son propre profit, sans se soucier des tas de sable qu’il laissait derrière lui.
Hinault en bénéficia –même financièrement– sans comprendre qu’il commettait là un péché originel, qu’il agissait contre ce qu’il était: il redevenait avec Tapie le champion des champions, mais, par sa seule personne et ce qu’il symbolisait au plus haut point, il participait à la valorisation de ce qu’il détestait le plus au monde, le sponsoring, le m’as-tu-vu de la financiarisation galopante, l’artefact à usage publicitaire, la promotion des gagneurs sans lendemain. La question de la noblesse, la primauté de l’excellence, étaient mises en accusation. Le mode identificatoire des Géants de la route en prenait un coup. Ouvriers et salariés, ceux des pantalons à pattes d’éléphant et aux vêtements en Tergal qui croyaient encore en Mai 68 et en mai 81, étaient soudain placés hors champ.
Drôle de France que celle du mitant des années 1980, point de basculement entre deux époques et début de la fin d’un monde. Place à une France qui découvrait, meurtrie, la perte des illusions et l’avènement de toutes les désillusions. Celles des socialistes au pouvoir. Celles de Mitterrand trahissant ses engagements, choisissant le tournant de la rigueur et du réalisme économique. Celles de la casse de la sidérurgie. Celles de la fermeture de Manufrance. Celles des cyclistes devenus millionnaires dans les mains d’affairistes prêteurs sur gages.
L'Humanité du 22 juillet 1985. |
Durant ce Tour 1985, au sein de La Vie Claire, Bernard Hinault avait donc été placé au rang de leader et l’Américain Greg LeMond, que Tapie avait lui aussi piqué à Guimard à un prix démesuré (1 million de dollars sur trois ans, soit un salaire deux fois supérieur à celui du Blaireau!), avait hérité du titre de lieutenant prioritaire et provisoire, en attendant mieux (il prendra sa revanche en 1986). Sans Laurent Fignon, seul adversaire de taille pour Hinault, le danger ne pouvait venir que de son nouvel équipier, LeMond, avec lequel il avait dû concocter un pacte de non-agression. Les deux hommes devaient collaborer loyalement jusqu’au dernier jour. Le mieux placé des deux au terme des premières étapes clefs serait protégé. Le second se limiterait à suivre les attaquants, sans jamais les relayer. Sauf bien sûr en cas de défaillance de l’autre.
Hinault avait voulu l’ignorer, mais le cynisme de Tapie ne connaissait pas de bornes. «Avec LeMond, nous n’avons que des rapports de fric», déclarait-il. Pour le financier, les coureurs se divisaient en deux catégories: ceux qui pouvaient être associés «à des réalisations techniques ou industrielles» et qui disposeraient ainsi «d’importants revenus» et les autres, qui «ne symbolisent rien du tout, ceux qui ne sont porteurs d’aucune image, ceux qui considéreront que leur métier consiste à pédaler et c’est tout, alors ceux-là devront se contenter de leur salaire. Et ça ne sera pas beaucoup». La farce était lancée, celle d’une autre idée du cyclisme, réduit à un risque entrepreneurial. Aux gagneurs, le fric. Aux perdants ou aux malchanceux, diminutions de salaire ou menaces de licenciement. Tapie poursuivit ses tentatives de pillage chez Guimard – les frères Madiot, puis Poisson, Gayant, etc. – sans se préoccuper des entorses à la morale. La jungle du marketing avait remplacé les philosophies de vie.
Les circonstances de course auraient pu faire que tout ne se déroule pas comme prévu, et même finisse bien différemment pour Bernard Hinault. Après le contre-la-montre de Strasbourg (8 e étape), la hiérarchie était respectée: 2’34 ” séparaient le maître de son obligé. Idem jusqu’à Saint-Étienne (14 e étape) où, rebondissement, Hinault chuta lourdement. Traumatismes, nez en sang, points de suture: pour le rescapé, les Pyrénées à venir s’annoncèrent délicates pour sauver son paletot jaune. En direction de Luz-Ardiden (17e étape), LeMond, facile, accompagna Pedro Delgado et Stephen Roche. Mal en point, en recherche d’asphyxie et souffrant le martyre, son patron avait disparu des radars avec près de 5 minutes de retard! Tapie entra en action: l’encadrement de La Vie Claire minimisa l’écart et intima au jeune LeMond de réfréner ses envies. L’intéressé obtempéra et respecta la loi du milieu. Pas touche au leader. Le duel renvoya les autres coureurs au rang de spectateurs.
Hinault, lui, avait été fidèle à l’intention fixée, fidèle au dernier vrai rendez-vous d’une carrière fascinante. Il était le favori, il avait gagné, pénétrant sans se retourner dans la sacristie du vélo. Mais à quel prix, sinon celui du paradoxe d’une France qui ne serait plus jamais celle qui l’avait vu naître? En 1985, certains avaient encore une conscience et des yeux pour voir. Voir que le spectacle deviendrait bestial, que le sport et la société tout entière allaient bientôt danser sur un tas de fumier et que les socialistes fiancés à Tapie accompagneraient le mouvement. Hinault ne connaissait pas l’élégance de l’âme, mais uniquement l’esprit de la force. Il ne savait pas encore qu’il s’agissait de sa propre fin, qu’elle le gagnait peu à peu. Et nous aussi, par la même occasion. Pour le meilleur et surtout pour le pire.
[ARTICLE publié dans l'Humanité Dimanche, juin 2015]
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