Depuis Lille (Nord).
Il suffit de peu de chose, parfois, pour que les suiveurs reprennent goût à l’imminence du drame et à ce qui s’apparente, de près ou de loin, au surgissement d’un événement imprévisible à hauteur d’enjeu. Après trois jours d’extases populaires en Grande-Bretagne, le retour en France paraissait doux aux âmes fatiguées d’avoir siroté directement aux fûts les vapeurs de houblon, et malgré les rigueurs du climat, les premiers paysages du Nord se déposaient en couches fines sur nos rétines dans un calme bienveillant. Au petit matin, quand même, il y eut une première alerte : nous venions d’apprendre que le Luxembourgeois Andy Schleck (Trek), vainqueur de l’épreuve en 2010, avait renoncé à prendre le départ, touché à un genou. L’annonce se disloqua vite dans le train-train… Surtout qu’à 14 heures, Radio Tour crachota l’info du jour qui allait agiter jusqu’aux moins réveillés: «Chute du n° 1, Chris Froome!»
Entendons-nous bien. Les conséquences de cette culbute du boss seront peut-être anodines dans les jours qui viennent, les circonstances l’étaient en tout cas (un accrochage banal entre plusieurs coureurs), mais pas les commentaires. Une espèce de peur panique, irrépressible, s’empara de la caravane. Pensez donc, le grand favori et tenant du titre venait de tâter le goudron. Le pouls du Tour pouvait s’accélérer, car, à l’évidence, l’Anglais portait des traces visibles. Une hanche gauche passée à la râpe, un haut de cuisse meulé, et surtout deux poignets martelés, dont l’un nécessita l’intervention d’un médecin en course et la pose, acrobatique, d’une attelle. De quoi s’interroger?
Nous avons tous notre part de ténèbres, chacun tente de la domestiquer plus ou moins bien. Depuis le dernier Dauphiné, qu’il avait précisément perdu à cause d’une chute, Chris Froome tâte beaucoup le bitume. Il met son physique à l’épreuve. Et les suiveurs, forcément, guettent les marques du déclin. Derrière sa fragilité apparente du moment, Froome est pourtant un type formidable, croyez-nous. Il voudrait encore mettre la main sur le Tour comme on fait frire des œufs au petit déj’ de l’autre côté de la Manche, en retournant ses concurrents, pour bien les saisir. Disons qu’il est préparé de longue date pour ça, scientifiquement, au gramme près, et si sa peau, sèche comme un vieux tambour, donne à voir la fragilité diaphane d’un corps fin pâlissant, c’est d’abord l’extrême maigreur de tout son être qui a quelque chose d’inquiétant face à l’immensité alentour. D’autant que, aujourd’hui, le peloton va affronter un tout autre profil en filant sans frein vers Arenberg. Neuf secteurs pavés à franchir, et non des moindres, comme ceux du Carrefour de l’Arbre ou de Mons-en-Pévèle. Un mini-Paris-Roubaix et autant de vibrations et de souffrance à l’œuvre pour Chris Froome. Que se passera-t-il?
Pour un peu, on en aurait oublié l’étape du jour, qui fut belle, entre Le Touquet et Lille (163,5 km). Thomas Voeckler (Europcar) s’illustra longtemps, mais pour une vaine escapade. Et puis, tout rentra dans l’ordre, par un sprint massif, avec la troisième victoire de l’Allemand Marcel Kittel. Voyez. Même pour revenir à la réalité, il suffit de peu de chose, parfois…
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 juillet 2014.]
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