dimanche 4 juillet 2010

Torpeur(s) : quand les Minotaures nous pourchassent

Universel. L’autre soir, lors d’une visite d’un musée national à la républicaine ambition, dans l’ambiance feutrée d’une assistance privilégiée mais attentive, des mots écrits en lettres d’or – «L’égalité unit» – se sont imposés à notre vue, réveillant, par l’éloge de l’universalité des hommes, notre inlassable requête de justice. Face aux Minotaures qui nous pourchassent tous, cette admirable gravure du XVIIIe siècle, exposée derrière une vitrine suavement éclairée, nous a rappelés en heure de lassitude avancée l’assignation la plus incroyable mais la plus nécessaire de notre temps: ne rien abandonner. Quoi que nous puissions entreprendre pour déchiffrer la vie aux avant-postes, nous sommes toujours cernés par les vautours. L’air fétide nous pique les yeux, comme les lacrymos dans les grandes manifs. Mordre la poussière les yeux rougis donne de l’orgueil, non?

Agir. La volonté commune, l’avantage de tous, l’effort général, le bien-commun, la citoyenneté: que sont ces mots devenus dans l’esprit de nos gouvernants? Au mieux, un souvenir… Il n’y a plus de préambules. Plus de morale. La pente est au nombril, au plus petit dénominateur, aux raccourcis. Quand les stratégies financières de classes prennent le pas sur les stratégies politiques d’égalité et de justice, quand tout est à l’« ici-maintenant » pour se gaver et parader, le sort de l’individu efface la société comme objet et détraquent les valeurs fondamentales. Tout dysfonctionne-t-il à ce point? L’initié, le pro, l’amateur naviguent à vue. Peur du feu contagieux qui embrase tout et asphyxie l’épart. Peur des chemins d’ombre aux crépuscules… Tandis que le citoyen doit s’adapter à un monde bouleversé où les frontières de la «normalité», qui pouvait s’apparenter jadis à un vivre-ensemble aisément acceptable, reculent tant et tant qu’elles transforment notre horizon partagé en collectivité-sans-collectif…

Ombre. Ce qui arrive à Eric Woerth est une démonstration éloquente de la faillite républicaine française et de la collusion insoutenable entre certaines élites et les milieux de l’argent. Autant le dire : si nous ne pratiquerons jamais la moindre chasse à l’homme, procédé qui nous fait horreur, nous devons à la vérité d’écrire que ce brave ministre a aussi failli par l’habitude, oui, la simple habitude d’évoluer dans un monde où l’argent domine tout, où l’on flirte si aisément avec les conflits d’intérêts, le trafic d’influence, le rapport de force monétisé, où l’on côtoie les puissants de l’ombre, les Bettencourt et les autres, le Fouquet’s et les yachts, où les épouses sont embauchées par cooptation et les décorations remises entre copains et coquins de la haute, dans une consanguinité assumée, avec, en prime, quelques petits chèques pour alimenter la cause… Stupéfiant!

Ministrion. Après avoir vanté la «méritocratie» à tous les étages et, par son propre exemple, popularisé jusqu’à l’orgie la société de la performance et de l’opulence, comment ne pas croire, en retour, que l’écœurement grandit contre la complicité de Nicoléon, à mesure que se révèlent les indélicatesses de cette classe dirigeante d’oligarques si éloignés de l’intérêt général? Le «cas» Woerth, symptomatique d’une crise profonde de gouvernance, est un concentré de l’indécence et de la décadence du régime. Car c’est le même homme qui exige des Français de plus grands sacrifices au travail et un droit à la retraite retardé. Entre nous: comment ce ministrion peut-il dès lors regarder les Français dans les yeux et leur demander des efforts? Ceux qui hésitent face au dossier des retraites, victimes du matraquage idéologique et de la propagande, se disent révoltés par le deux poids deux mesures ; quant aux non-convaincus de la première heure, ils sont encore plus enragés et haineux!

Démago. En pleine nuit, un ami demande au téléphone: «Quelles sont les deux principales victimes de tout cela? Le peuple et la politique.» Réveiller les soupçons, les bas-instincts et l’affect jubilatoire n’est pas sans conséquences... Anecdote inquiétante. Voilà quelques jours, les membres de l’Association des journalistes parlementaires ont reçu sous les ors du Palais Bourbon, sans trop s’en vanter, une certaine… Marine Le Pen. C’est la première fois qu’elle y mettait les pieds. Selon un témoin, «la salle était aussi pleine que pour François Hollande ou Michèle Alliot-Marie». L’homme raconte: «Beaucoup n’ont pas pu s’empêcher d’acquiescer de la tête à certains de ses arguments, toujours les mêmes… j’ai eu honte, car j’ai compris qu’elle n’avait qu’à se baisser pour ramasser les fruits pourris !» Question : qui a favorisé le terrain de la démagogie, des mensonges, de la xénophobie, de la division, depuis 2007?

Réveil. Se maintenir éveiller contre le triomphe du friable. Aucun effondrement de conscience. Aucun reniement de l’âme. Torpeur de l’été qui nous veille. Et toujours ce besoin de coucher sur le papier des mots d’insomnie entrés en résistance. Il est tard, très tard, le petit matin nous guette. Bientôt l’Heure des ouvriers, des percolateurs et des rues révoltées. La solitude va se briser dans les effluves d’après-rasage. Ne pas être seul. Jamais.
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 juillet 2010.] 

(A plus tard...)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Cette fin de chronique est une pure merveille. Merci à notre Huma de nous permettre de lire encore de telles plumes. C'est si rare de nos jour.
Jacqueline

Anonyme a dit…

joli. Jamais seul parce que tous ensemble.Patricia