mercredi 7 juillet 2010

Sous les pavés, le Tour redécouvre l'envers du Nord

Depuis Arenberg-Porte du Hainaut (Nord).
Nul folklore. Ici, le débrayé et la dégradation des usages n’ont pas leur place. Ici, on redresse le menton pour circonscrire l’émotion déjà saisie, pour que les mots fassent délivrance. Ici, contre les afféteries de l'âge tentant de se masquer, les visages rincés, labourés, éprouvés ou exaltés disent la beauté des efforts collectifs. Le Tour visite souvent le Nord, plus rarement sa mémoire minière. Territoire de l’inconnu aux obscurs désastres. Hors-là des entrailles aux sortilèges humains. Même affublé de passion cycliste, personne n’échappe aux clichés d’emprunt, preuve d’une généalogie plus forte que tout. Quand vous pénétrez dans l'alignement rectiligne de «l'ancienne cité» minière d’Arenberg, non loin de la mythique tranchée éponyme, où la forêt domaniale montre sauvagement sa masse immobile, un frisson d’Histoire vous remonte jusqu’au cœur.

Tout a vraiment commencé à Ormeignies, kilomètre 128, premier des sept secteurs pavés à surmonter. On avait tant et tant fantasmé sur l’intimité de cette journée à la topographie mouvementée, que les caméras s'incrustèrent presque sans pudeur sur les plaies ouvertes entre villages et campagnes, laissant apparaître des ornières plantées en désordre, plus ou moins béantes. C’est là, à l’endroit même où le bitume disparaît sous les pavés, à l’orée d’un bois, à la lisière d’un outre-monde, que le peloton moins sept échappés du matin a donc surgi du haut de la pierre à l'heure où le coeur des champs du Nord cesse de cultiver sa mélancolie. Une odeur de Paris-Roubaix. Petite conjugaison de démesure à tous les temps, de quoi redorer la silhouette télé-acidulée des Géants de la route.

Sur ces aérolithes de la «plus belle des classiques», pierres taillées issu du chaos célestes par des mains calleuses, les favoris tentent de se protéger comme ils le peuvent. Tous avaient repéré les lieux. Mais dans l’enchaînement des secteurs, Hollain, Rongy, Sers-et-Rosières, puis Tilloy, Wandignies et enfin Haveluy, avalés à folle allure, le bras de fer vire à l’éparpillement redouté et prend même une tournure dramatique pour le Luxembourgeois Franck Schleck (Saxo), fracassé sur le pavé. Le contraste s’impose entre les « spécialistes » du genre, les rugueux au poids lourds, et les autres, contraints à la modestie d’un exercice d’équilibre impossible. Ça pousse. Ça fore. Ça creuse. Et les raidillons cèdent les uns après les autres, à 40 km/h, sans hésitation. Contador tente de limiter les dégâts (1’05’’) sur un groupe mené à l’avant par Fabian Concellara, Cadel Evans et Andy Schleck. Le maillot jaune Chavanel, lui, se perd dans la poussière entre chute et crevaisons, sans vraiment combattre pour son bien, qui échoue sur les épaules de Cancellara. Quand à Armstrong, piégé et grimaçant, il se lance dans un contre-la-montre improbable et lâche 2’32’’. La promesse de chaos a été tenue. A l’arrivée, Thor Hushovd (Cervelo) l’emporte. La belle affaire pour Schleck et Evans.

Pour la énième fois, nous revoilà groggy au pied du Chevalet figé d’Arenberg, où se polisse la légende des mots et des maux de la trouée. Quelques vieux mineurs regardent le spectacle les larmes aux yeux. Prévoyants, ils ont vidé les bouteilles apportées par caisses, avant d’aller faire fonctionner les pompes à bière dopée au Picon. «C’est quand même pas aussi dur que d’aller au fond, hein?», dit Edmond à son voisin, qui répond: «Heureusement qu’ils ont fermé le trou. Sinon, j’en serais mort…» Et la trouée? «Son développement était directement lié à l'évolution de la mine, sa seule raison d’être», narre André, ancien charpentier au puits. «Mais depuis la fermeture du puits en 1989 (1), le schiste noir qui servait aux hommes à refaire la route pour passer à vélo a disparu avec le temps. Mon père était mineur, comme moi. On m'a fait une préretraite. Mais ma vie, elle, est restée au fond.»

Comme s'ils voulaient assumer les altérités d’un lieu qui ne se mesure pas qu'à la force du hasard, mais ne pas en rester aux métaphores guerrières, l’«Enfer du Nord» devient pour eux «l’envers du Nord», ce qui change tout. Car sur cette terre noire ensemencée au mâchefer, l’honneur des gens n’a donc rien à voir avec la vulgarité des «enferdunordologues». La souffrance et la vie sont ici le murmure des fracassés en forçats, moitié mineurs moitié coursiers, gueules noires réunies des abimes. D’accord, l’Enfer ne se franchit plus en boyaux de soie. Et les mineurs ne descendent plus. Mais le lieu vit, aussi par la mémoire…

Hier, en salle de presse, au-dessus de nos têtes, des dizaines de bleus de travail d'anciens minueurs étaient suspendus à des fils de fer, comme à l’époque des petits matins muets, le nez dans la chicorée fûmante. Le suiveur devait quitter les lieux, avec en bandoulière l’amour de la mémoire ouvrière et du vélo conjugué. Il reniflait.

(1) Arenberg fut le dernier puits en activité du Valenciennois.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]

(A plus tard...)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Admirable texte. Ca, c'est du journalisme. On parle de vélo et bien plus que de vélo. Chapo !!!

Anonyme a dit…

Merci pour votre rubrique, c'est excellent et j'ai mis votre blog en lien sur le mien : http://pcfcuers.over-blog.com où j'essaie modestement en tant que cycliste amateur de donner un avis sportif et au-delà. Encore merci pour cette rubrique autour de la petite reine et pour votre style dentellé.

Anonyme a dit…

Pure merveille d'écriture, de sensibilité, d'intelligence et de journalisme au fond. Vous faites honneur au journal de Jaurès, Monsieur Ducoin : comment faites-vous ? Mes félicitations.