dimanche 29 juillet 2018

Thomas ne laisse pas passer son Sky Tour

Geraint Thomas, franchissant la ligne
d'arrivée du dernier contre-la-montre.
Carton plein pour l’équipe Sky, qui remporte avec le Gallois Geraint Thomas son sixième Tour en sept ans, avec trois coureurs différents. Chris Froome a sauvé sa place sur la troisième marche du podium.

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
L’onomastique de la Grande Boucle, qui nous renseigne sur la nature de l’époque, nous trouble toujours parce qu’elle nous parle d’un pays proche et d’un monde lointain. Dans le petit monde de la Sky, la généalogie importe moins que la création de personnages à sa mesure, capables de perpétuer la seule chose dont soit capable cette équipe, avec son budget de quarante millions d’euros: la domination sans partage. La formation de Dave Brailsford a réussi, en sept ans, ce que Cyrille Guimard avait inauguré de manière spectaculaire dans les années 1970-1980, remporter le monument avec trois coureurs différents. Un exploit digne du Panthéon cycliste. A un détail près, que nous revendiquons haut et fort au point de le réécrire. Les Lucien Van Impe, Bernard Hinault et Laurent Fignon marquèrent l’histoire de leur sport; les Bradley Wiggins, Chris Froome et Geraint Thomas ne fortifient que l’histoire des Sky.

Hanté par la trace mémorielle du Tour en tant qu’épopée onirique qui dépasse ses héros eux-mêmes, le chronicoeur s’est souvent demandé: quel Tour de France laisserons-nous aux coureurs? Les circonstances l’incitent à reformuler la question: quels coureurs laisserons-nous au Tour de France? Une phrase nous instruit pour en comprendre le sens, d’autant qu’elle témoigne de l’impuissance des organisateurs. Elle a été prononcée par celui qui dessine le tracé depuis cinq ans, l’ancien coureur Thierry Gouvenou: «Je pourrais proposer n’importe quoi, une équipe qui domine autant s’adaptera toujours.» Pour rappel, souvenons-nous que Froome était lieutenant quand Wiggins triompha en 2012 et que Thomas a accompagné son «Froomey» avant de lui succéder. Et préparez-vous, le prodige  colombien Egan Bernal, 21 ans, fut déjà au premier rang durant ces trois semaines pour assurer la relève programmée. Le directeur sportif des Sky, Nicolas Portal, l’expliquait l’autre soir: «Le renouvellement a toujours fonctionné, sauf avec Richie Porte et Mikel Landa qui ont choisi de tenter leur chance ailleurs, chez BMC et Movistar.» Et nous repensons que Dave Brailsford, qui rêve polisson d’offrir un maillot jaune à la France, voulait débaucher de la FDJ le Français Thibault Pinot en 2016, sachant que ce dernier n’avait pas donné suite au pont d’or et au gage de réussite –au prix de quels sacrifices?– qui lui étaient proposés…

Pour Geraint Thomas, longtemps resté dans l’ombre en ruminant ses sentiments grégaires, tout débuta vraiment en 2014.
Cette année-là, Chris Froome avait choisi l’Afrique du Sud pour se préparer juillet, le pays où il fit ses études, un havre pour la faune sauvage et pour les athlètes qui y pratiquaient des manipulations de sang au début des années 2000. Le vainqueur sortant du Tour se croyait tranquille, mais une nouvelle lui parvenait depuis la France. Son coéquipier modèle Geraint Thomas venait de remporter Paris­-Nice, premier rendez-vous de la saison pour les grimpeurs, devant Alberto Contador et Richie Porte. Le team Sky, qui fabrique des champions à la chaîne, tenait un nouveau candidat. Le Gallois enfilait alors les pintes et chantait «Sex Bomb» en belle compagnie les soirs de fêtes. Il se montrait très peu sensible à la pression. D’ailleurs il jouissait des qualités pour briller en poursuite par équipes, sur la piste, comme en témoignent ses deux titres de champion olympique, en 2008 et 2012. Sa transformation physique fut par la suite un quasi-numéro de magie. Les scientifiques de Sky en décidèrent et l’annoncèrent: «Geraint possède la puissance et le moteur pour gagner un grand tour, ça prendra probablement trois ans», souligna l’entraîneur Shane Sutton. La méthode? Trop simple pour y croire. Thomas perdit huit kilos par rapport à sa première participation au Tour, en 2007, dont il garde un souvenir dramatique. «Quand je souffre sur le vélo, je pense à ce premier Tour et je me dis que ce n’est rien», disait-il encore cette semaine. Dans son autobiographie, «The World of Cycling According to G.», publiée en 2015, il racontait: «Je n’ai jamais connu une telle sensation d’épuisement total. J’étais bon pour le cercueil. Dans les hôtels, chaque soir, je bénissais les ascenseurs, j’étais incapable de monter les escaliers. J’avais l’impression d’avoir été brisé en mille morceaux. J’étais comme un Lego.»

Tel est le Tour. Ses héros doivent savoir se nourrir de la maturation saccadée de leurs tragédies. De blessures en abandons, Geraint Thomas dut attendre 2018, sa trente-deuxième année et sa neuvième participation pour réaliser l’impossible (1), alors que son meilleur classement ne fut qu’une place de quinzième en 2015 et 2016. Rod Ellingworth, le directeur de la performance chez Sky, résume l’homme en quelques mots: «Geraint était un jeune Britannique comme les autres, qui aimait boire un verre ou deux. L’hiver il prend toujours du bon temps mais il s’est marié, ce n’est pas non plus la folie. Il est sérieux, mais il est décontracté, aime la vie.» Le chronicoeur s’en contentera, mais n’oubliera jamais que, dans sa folie de juillet, le Tour repousse les frontières de l’honneur et de l’énergie, quand nous cherchons quelque chose d’inassouvi. Le Pays-de-Galles peut flamber de bonheur. Avec Geraint Thomas, il vient d’entrer dans cette noble histoire. 
 


(1) Seul le Néerlandais Joop Zoetemelk a mis encore plus de temps en remportant le Tour à sa dixième participation.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 30 juillet 2018.]

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Que ce cyclisme est triste, même s'il nous est conté avec talent.