mercredi 11 juillet 2018

Cornegidouille, voilà les côtes bretonnes !

Peter Sagan.
Dans la cinquième étape, entre Lorient et Quimper (204,5 km), victoire en puissance du Slovaque Peter Sagan (Bora). L’étape a traversé le Morbihan et le Finistère, avec cinq côtes au programme où les favoris étaient enfin invités à se montrer... mais invités seulement !
 
Quimper (Finistère), envoyé spécial.
«Cornegidouille, je suis peut-être le roi!», se serait écrié Ubu (1) en les voyant débouler dans la côte de Menez Quelerc’h, avec ses passages à 16% (troisième cat., 3 km à 6,7%), son air vivifiant remontant à plein nez de la baie de Douarnenez, ses biscuits au beurre salé et son langage vélo qui emprunte des mots à la grande tradition. «Ici, la mémoire cycliste coule dans nos veines, comme le vent, la pluie, les naissances et les morts», narre un pseudo mémorialiste du cru. Quand la parole devient chair. Quand l’espace mythique du Tour prend une place telle qu’il lui garantit une présence des esprits pouvant irriter tout rationaliste de Juillet. «Si vous vivez vélo, si vous respirez vélo, vous devenez la terre, la mer, la nature, les arbres et le feu.» Autour de lui, nous vîmes des regards scintillants d’un éclat noir dont la brillance intérieure n’appelait aucune réfutation. Plus qu’ailleurs sans doute, la structuration de la Légende trouve une part de ses origines en Bretagne, territoire dévolu à la Petite Reine qui rend perceptible, sur un mode onirique, la grande idée de Michelet, fille de la Révolution, selon laquelle la France est une personne.

Donc, la côte de Menez Quelerc’h, ardue, rectiligne et si étroite qu’on aurait cru franchir un goulet asphalté d’étranglement. Cette difficulté n’était pas la première de la journée, le peloton ayant déjà escaladé trois raidillons du même type. Entre Lorient et Quimper (204,5 km), par un temps de chaleur propice au grand large, les suiveurs découvrirent en effet une étape au magnifique profil de classique ardennaise. La Grande Boucle entrait dans le vif électrique, dans le «dur» en somme, devant une foule assez considérable. Nous entendîmes des cris d’effroi enfantés dans la douleur, nous découvrîmes, dans une ambiance de kermesse ensoleillée, l’amour du Peuple du Tour à l’heure du chouchen. Pour la première fois depuis le départ de Vendée, la tenaille à plaisirs nous enserrera. Le chronicoeur aime tellement le Tour: il aurait pu être breton. Et chercher, comme tous ici, son Hinault, son Tabarly sur un vélo...
Les coureurs ne démentiraient pas. Depuis le kilomètre 103, un homme seul: Sylvain Chavanel venait de fausser compagnie à ses six compagnons d’échappée, parmi lesquels trois autres français (Calmejane, Gesbert, Edet). Et dans la côte de Menez Quelerc’h, placée à 45 bornes du but, la bataille d’observation débuta vraiment, mais façon train soutenu consistant à éprouver les faiblards. Quelques sprinteurs, perdus à l’arrière, tiraient la langue. Et ce n’était pas fini. Plantée à 23 kilomètres de l’arrivée, la côte de la montagne de Locronan (2,2 km à 5,9%) provoqua un semblant de poussée d’adrénaline, après quoi les derniers fuyards du jour, héros furtifs, rendirent un à un les armes, avalés par une meute furieuse. Pour trembler, il fallut attendre le final et les ultimes hectomètres, taillés comme un estuaire, sinueux et parfois pentus. Aux avant-postes, un goût de Liège-Bastogne-Liège. Nous discernâmes Alaphilippe, Froome, Valverde, Gilbert et même le maillot jaune, Van Avermaet. A ce petit jeu de puissance athlétique, le Slovaque Peter Sagan (Bora) se montra imbattable. Deuxième victoire d’étape pour le maillot vert. Nous aurions pu parier à l’avance…

A midi, le chronicoeur s’accorda une halte à Concarneau, constituée au Moyen Age à partir  de la «ville close» située dans l’embouchure du Moros et rehaussée de prestige par Vauban, bardée de canons et de couleuvrines. Devant les conserveries et les échoppes de produits variés, bien adossés aux pierres centenaires, les autochtones attendaient le peloton, les yeux amourachés déjà bordés de reconnaissance. Certains parlaient de «la maison de Didier Deschamps, là-bas sur la corniche» (2), d’autres évoquaient l’enfant du pays, Jean-Paul Ollivier, alias «Paulo la science» du cyclisme. En fin d’après-midi, rôdant autour de la salle de presse, le même chronicoeur aperçut de loin les remparts du vieux Quimper et, déchirant l’horizon, la cathédrale Saint-Corentin, transformée en «temple de la Raison» pendant la Révolution (n’en déplaise au commentateur de France Télévision, Franck Ferrand, qui nous abreuve chaque jour de sa réécriture catholico-monarchiste de l’histoire de France). Des crêpes dentelles passaient de main en main, tandis que Peter Sagan venait quérir le bouquet du vainqueur. Grâce à cette Bretagne fétichiste du Tour, une forme d’allégresse retrouvée prit corps. Pas de doute, dans ces moments-là, le capital symbolique du Tour donne encore à lire une certaine idée du genre, un résidu du rêve, une fabrique à ramener l’enfance. Et tout cela recommence ce jeudi, avec l’arrivée à Mûr de Bretagne. Cornegidouille!, nous sommes les rois peut-être!

(1) « Ubu roi », d’Alfred Jarry (1896).
(2)L’épouse de Didier Deschamps est concarnoise.
 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 12 juillet 2018.]

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