Primoz Roglic. |
Laruns (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
Sous un soleil de plomb et une chaleur caniculaire à ne pas mettre un cycliste dans une pente, débuta un long mano à mano avec la fébrilité des cimes. L’ultime étape de montagne de l’édition 2018 proposait un enchaînement Aspin-Tourmalet-Aubisque, si sublime pour le bonheur des yeux rêveurs, que le chronicoeur pensait y retrouver un paysage digne des annales. Dans sa grandeur, le Tour perpétue au moins une tradition : il fait seulement semblant de dépendre de ses champions, mais c’est lui qui crée les mythologies en dominant ceux qui l’incarnent. Quand les 146 rescapés plantèrent leurs roues dans le col du Tourmalet (17,1 km à 7,3%, HC), une première sélection s’était opérée. Des fuyards à l’avant, l’écrémage régulier à l’arrière. Deux de nos héros de ce mois de juillet vivaient d’ailleurs des fortunes opposées. Le Français Julian Alaphilippe, merveilleux attaquant régulier qui mériterait de recevoir tous nos lauriers, franchissait en tête les cols d’Aspin et du Tourmalet, accrochant définitivement sur ses épaules le maillot à pois, avant de laisser filer ses compagnons d’échappée, devoir accompli. Le Slovaque Peter Sagan, en perdition depuis sa chute il y a deux jours, luttait, lui, pour rentrer dans les délais et rapporter à Paris son maillot vert. Dans le Tour, pas de sentiment. Telle est sa loi, celle qui avive l’intérêt du spectacle en tant que genre, comme si la morale chevaleresque n’était que le risque d'un aménagement possible du destin.
Ce fut là, ensuqués par la chaleur, juste après les rampes mortifères du Tourmalet, que nous nous frottâmes très fort le visage pour être sûr du spectacle qui s’agitait devant nous. Pour un peu, nous n’y croyions plus. A l’avant, l’Espagnol Mikel Landa et le Français Romain Bardet, l’un et l’autre en quête de rachat, tentaient le coup de force, accompagnés par le Polonais Rafal Majka. A l’arrière, au beau milieu du col du Soulor qui ouvre sur la montée de l’Aubisque (16,6 km à 4,9 km), placée à vingt kilomètres de l’arrivée, le groupe maillot jaune ne comptait plus que sept éléments. Le Néerlandais Tom Dumoulin lança les hostilités. Moins pour éprouver le Gallois Geraint Thomas, qui prit immédiatement sa roue avec le Slovène Primoz Roglic, que pour distancer Chris Froome. Le Britannique montra en effet des signes de lassitude, touchant à ses limites acceptables. Flanqué d'un équipier fidèle, le futur crack colombien Egan Bernal, à qui il dût encore une fière chandelle, nous sûmes alors que le quadruple vainqueur n’avait pas seulement accepté son allégeance à son nouveau leader, mais qu’il vivait sans doute son chant du cygne. Nous ne vîmes alors en lui qu’une sorte d’étrangeté, un exil intérieur. Au temps de sa gloire non contestée, personne n’a su, mieux et plus vite que lui, assumer les interprétations et les réinterprétations de son propre cyclisme: quelle conclusion tirera-t-il de son impuissance stupéfiante depuis trois semaines?
Hélas, dans les tous derniers kilomètres de l'Aubisque, avant la grande bascule vers Laruns, les trois hommes de têtes furent repris par les cadors.
Roglic plongea en éclaireur. Thomas, ultra impressionnant, régenta en patron et géra son effort sans jamais donner l’impression de puiser dans ses réserves. Dumoulin s’accrocha. Quant à Bardet, il rêvait encore d’accrocher le bon wagon dans la descente, qui s’avala à tombeau ouvert, sous un ciel désormais voilée d’où grondait quelque dieu improbable. Malgré la bagarre entrevue depuis le matin, neuf coureurs se regroupèrent néanmoins: Majka, Thomas, Dumoulin, Froome, Roglic, Kruijswijk, Landa, Bardet et Zakarin. Le chronicoeur pensa, et s'en excuse: tout ça pour ça! Aucun leader n’avait osé se jeter dans une offensive si grande qu'elle aurait rehaussé le récit de leur propre histoire. Le matin, au départ de Lourdes, certains suiveurs avaient pourtant brûlé des cierges pour qu’il se passe quelque-chose de fabuleux. Ce fur intéressant et passionnant, pas légendaire. Les vœux, même pieux, ne sont pas toujours exhaussés dans le vélo moderne…
Dans la fameuse descente, le plus audacieux fut le Slovène Primoz Roglic (Lotto), qui s’échappa inexorablement, au prix d’un effort d’équilibriste à effrayer les courageux. Il s’imposa en solitaire, reprit au passage 28 secondes sur Chris Froome et s’installa avec autorité sur la troisième marche du podium provisoire. Celui-ci se jouera ce samedi, lors de la 20e et avant-dernière étape, qui prendra la forme d'un contre-la-montre au Pays basque, entre Saint-Pée-sur-Nivelle et Espelette. Le parcours, long de 31 kilomètres, très accidenté, alternera montées raides et descentes très techniques. Comme le déclare le directeur de course Thierry Gouvenou: «Il n'y a qu'un seul chrono individuel sur ce Tour, mais il est gratiné!» La petite ville d'Espelette (2000 habitants), réputé pour la finesse et le parfum de son piment, accueillera la caravane pour la première fois.
Sera-t-il encore temps de s’interroger sur le patrimoine Tour de France, qui continue, quoi qu’on en pense, de nous enseigner les contradictions des sociétés dites démocratiques, ce que Roland Barthes appelait, à propos de la Grande Boucle, «le conflit entre une égalité de principe et une inégalité de fait»? Quant au mythe, dont l’un des éléments marquants reste sa relation particulière à la nature et au sol, nous expliquerons longtemps encore qu’il aura toujours besoin de héros qui doivent, coûte que coûte, dominer les éléments, bien sûr, mais aussi abolir les inégalités d’un peloton écrasé par quelques armadas. Nous n’avons pas fini d’en parler, n’est-ce pas?
Jean-Emmanuel Ducoin
1 commentaire:
merci encore à jed aussi à l'aise pour parler de marx que du tour.et avec cette langue littéraire. à l'an prochain!
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