Pau (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
Longtemps encore, le chronicoeur mâchera le mors de sa vingt-neuvième accréditation et tentera de trouver des éclaircissements rationnels. Puis il rangera dans la grande malle aux oubliettes les souvenirs des Illustres, partant du principe réaliste que le cyclisme de l’ère moderne, façon Sky, nous installe dans la gestion de l’optimisation du capital « maison » qui doit tourner en boucle. Si notre Tour de France tant aimé a toujours créé des personnages à sa démesure, l’armada de Dave Brailsford réussit, depuis 2012, a imposé un modèle simple à résumer: les noms des héros siglés Sky peuvent bien passer, seul compte l’intérêt supérieur de l’équipe elle-même, sans parler de sa pérennité économique qui atomise les symboles. Le jour où la formation britannique disparaîtra, nous écrirons pour épitaphe: Sky, c’était «mon nom est personne».
Dans la vie en bleu Sky teintée de rose, la course a donc «décidé» qui du leader Chris Froome ou de la doublure Geraint Thomas triompherait à Paris. «A la pédale», nous dit-on, ce qu’aucun observateur ne contestera depuis la montée du col du Portet, même si de nombreuses questions resteront en l’air concernant la «défaillance» de Chris Froome à 1,5 kilomètre du sommet. Comment l’expliquer ? De la fatigue (réelle) du dernier Giro, remporté au bout d’un exploit si fou qu’il laisse derrière lui des points d’interrogation? Du stress (non moins réel) provoqués par les mois de procédure suite à son contrôle anormal au salbutamol? De l’hostilité des spectateurs ? De son âge christique? Ou d’une décision édictée par Dave Brailsford, qui rêvait secrètement de se laver un peu du soupçon tenace? Déchu et déçu, Froome analyse: «Je n’ai pas de regrets, Géraint (Thomas) fait une course fantastique, il mérite d’être en jaune. Croisons les doigts, il le restera. C’est le cyclisme professionnel, c’est l’équipe.» Le Gallois Geraint Thomas, nullement pris en défaut, ni par rapport à ses adversaires, ni vis-à-vis de son leader naturel qu’il n’a pas renié et contre lequel il n’a jamais couru, résume ainsi la situation: «Notre cohésion est difficile à croire après ce qu’il s’est passé entre Froomey et Wiggins en 2012, mais nous sommes amis, tout est ouvert entre nous.»
En revanche, nous cherchons en vain la moindre trace d’aventure onirique. Là où, avec Cyrille Guimard, les Van Impe, Hinault ou Fignon marquaient l’histoire du cyclisme, les Wiggins, Froome et Thomas ne confortent que l’histoire Sky. Et cela va durer! Car sachez-le et ne l’oubliez pas: la relève est non seulement préparée, mais programmée. Si vous avez été attentifs, qu’avez-vous vu dans le col du Portet, précisément au moment où Froome subissait le plus grand revers de sa carrière? Ce fut un gregario de chez Sky qui l’attendit, ajoutant l’humiliation à l’échec. Et pas n’importe lequel: Egan Bernal l’escorta et nous vîmes le débutant colombien de vingt et un ans se balader littéralement. De quoi renvoyer Froome et Thomas, 33 et 32 ans, au statut d’«anciens»?
Si la Sky a tout maîtrisé, à commencer par le plus compliqué, la passation de pouvoir, il nous est difficile d’imaginer que le Gallois a pris une option sur les prochaines éditions. Dave Brailsford ne le cache pas: «Je connais déjà l’équipe des prochaines années. J’ai cherché, cherché, cherché qui allait peut-être devenir le prochain Chris Froome, qui allait être notre prochain grand leader de Grand Tour. Mon choix s’est porté sur Bernal. Aujourd’hui, il est notre avenir.» Le quatrième vainqueur Sky du Tour vient d’être désigné. Le feuilleton de juillet prochain possède son scénario imposé. Circulez!
Le chronicoeur ne put alors s’empêcher de repenser à une anecdote surréaliste survenue mercredi soir, tout là-haut dans le col du Portet, alors qu’il était trop tard pour en rendre compte dans les horaires de «bouclage» du journal. Dire que Chris Froome venait de passer une sale journée relevait de l’euphémisme, mais son aventure allait prendre une tournure tragi-comique, quand, descendant à vélo en empruntant la route de la course en sens inverse pour rejoindre le car de son équipe six kilomètres plus bas, un gendarme le prit pour un cycliste anonyme en imperméable et voulut le neutraliser, puisque tous les rescapés n’étaient pas encore arrivés au sommet. Froome fut ainsi plaqué au sol, comme un vulgaire débutant en ovalie, sous le regard atterré de son garde du corps. Le récit officiel de l’incident nous révéla que le Britannique, «passablement énervé» et tout prêt «du coup de poing» avec ce gardien de la paix féru d’ordre macronien, put enfourcher de nouveau sa machine, sans blessure apparente. Entretemps, le malotru en uniforme l’avait «vaguement reconnu», sachant que des badauds éberlués lui criaient «mais arrêtez, c’est Froome!» L’histoire nous apprend au moins que des spectateurs ne profitèrent pas de l’occasion pour le frapper à terre. Après le gazage des coureurs en pleine étape par les représentants de la loi, voici l’arrêt façon buffet que ne renierait pas un Daniel Herrero. Le Tour de France n’est décidément plus ce qu’il était. Même les quadruples vainqueurs deviennent des cyclistes lambda – à qui les gardes républicains ne demandent plus d’autographes, mais leurs passeports.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 27 juillet 2018.]
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