Julian Alaphilippe. |
Le Grand-Bornand (Haute-Savoie), envoyé spécial.
«Vivre libre ou mourir.» Si grands, dans la solitude du vertige. Et pourtant si petits, comme délocalisés, balayés par un lieu de preuves légendaires dont les actes atteignent ici l’essence même du tragique fondateur. Là où les armées des ombres du passé redonnent aux ascensionnistes pédalant une emphase écrite à l’encre des Illustres, pas n’importe lesquels, ceux qui, par le style et la mémoire laissée en héritage, exigent des Géants de la Route la plus-value de l’art. Il était 15 heures à l’horloge de l’histoire du Tour, quand les héros de cordées –premiers ou derniers– pénétrèrent dans la montée du plateau des Glières (6 km à 11 ,2%, HC). Une première, dans la longue trajectoire plus que centenaire de l’épreuve. Une étrangeté en vérité, sinon une injustice. Car ce glorieux patrimoine de Haute-Savoie, d’altitude respectable (1433 mètres) et de pentes prononcées, n’avait jamais vu passer le maillot jaune et avec lui ces champions d’exception qui ont toujours forcé l’admiration d’un pays gagné à leur cause, petit peuple des boutiques ou des ateliers, des champs et des usines, mais aussi penseurs reconnaissant dans cette aventure la dernière fabrique onirique, l’une de ces épreuves de forces où l’homme, par la souffrance endurée se montre plus grand que lui-même, jusqu’à incarner des traces de sacrifices.
Col des Glières. Avec son célèbre haut plateau d’une étendue de 85 kilomètres à couper le souffle, nommé « terres inconnues » au XVIIIe siècle. Des pâturages à perte de vue, des forêts de pins, des tourbières, des falaises calcaires, des grottes, des sources. Bien que situé à 90 kilomètres de l’arrivée sur le profil d’une étape comptant trois autres cols de première catégorie (Croix Fry, Romme, Colombière), le chronicoeur aurait voulu y arrêter les coureurs, les stopper dans leur marche folle, briser un instant leur emphase d’épure. Et leur parler.
L’histoire des Glières est une grande et simple histoire, celle d’un combat dont le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions, mais celui d’une base d’opération arrière, choisie par les Alliés pour ravitailler les patriotes en armes en raison de sa situation géographique, isolée en comparaison des vallées voisines et totalement dépourvue de voies d’accès. Si tant de nos aïeux l’entendirent sur les ondes brouillées, c’est qu’ils y retrouvèrent l’un des plus vieux langages des hommes : celui de la volonté, du sacrifice du sang. Sur ces terres de cimes, baignées aujourd’hui d’une paix profonde, se déroula l’une des pages les plus cruelles et les plus douloureuses de la Résistance française. Comme si le silence de la montagne, auquel succéda le tohubohu du Tour, lançait un vibrant écho au martyre des cent vingt-et-un partisans, massacrés en mars 1944 après une massive action militaire engagée par cinq mille soldats allemands, appuyés par les miliciens de Vichy.
Chers coureurs, sachez-le. Ici, le mot «Non», fermement opposé à la force, possède une puissance mystérieuse qui vient du fond des âges. Marquées par l’espérance et la pratique de l’unité de ses composantes, les ombres inconnues qui se bousculaient aux Glières dans une nuit de Jugement dernier n’étaient rien de plus que les hommes du «Non». Ce «Non» des maquisards obscurs collés à la terre pour leur première nuit de mort. Ce sont ces compagnons qui devraient vous inspirer et vous inciter à ne pas taire vos envies d’en découdre. Regardez le monument en ciment, œuvre du sculpteur Emile Glioli, dressé depuis 1973 au centre du plateau et inauguré par André Malraux. Il représente la lettre «V» de victoire, mais avec une branche cassée afin de rappeler que cette dernière fut acquise au prix fort. Observez le disque solaire dans lequel s’appuie ce «V», en équilibre fragile, comme notre liberté toujours menacée. Et lisez cette phrase gravée dans la pierre: «Vivre libre ou mourir.» Seuls les asservis disent «oui».
Et puis, nous les vîmes emportés par la course. Au sommet du col des Glières, sur un secteur empierré de 1.800 mètres, des tractions-avants ressortis des garages accueillirent le serpentin du peloton. Du moins ce qu’il en restait. L’épopée en résistance avait pris corps. Sous la forme d’une échappée au long cours de dix-huit courageux, parmi lesquels le maillot jaune en personne, le Belge Greg Van Avermaet, et le Français Julian Alaphilippe. Ce dernier, métaphore à lui tout seul de la sédition permanente, disloqua l’avant-garde, enveloppa les dernières difficultés et déboula au Grand-Bornand en solitaire pour s’offrir sa première victoire d’étape. Nous applaudirent de bon cœur à l’exploit mémorable d’un indomptable, digne de ce jour d’histoire. Tandis que, à l’arrière, entre les «favoris», ce ne fut qu’une guerre de position, inutile et stérile...
Alors, puisque le langage des grimpeurs s’élabore sur des fondations, le chronicoeur repensa aux fantômes des Glières, partis avec la nuit. Ces ombres sont devenues des traces ; le passage du Tour en laissera peut-être une. Serrons-nous bien fort. Nous avons vu le Peuple du Tour et le Peuple de la Nuit se mélanger. «Vivre libre ou mourir.»
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 18 juillet 2018.]
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