Lucidité.
Les crépuscules des monstres de la vie publique ont toujours un côté
pathétique qui réclame, d’ordinaire, de la compréhension suggestive
sinon une petite dose de compassion. Pas là. Le bloc-noteur, qui a
consacré depuis plus de quinze ans des dizaines et des dizaines de
chroniques à la personne de Nicoléon et à ses folies (une anthologie à
lui tout seul), ne pleurera pas sa mort politique. Et s’il convient
plutôt de s’en réjouir en levant le verre place de la Concorde pour
trinquer à l’effacement du petit bonapartiste de Neuilly – bon
débarras! –, la lucidité nous commande un minimum de réserve et de
prudence. En devenant un ex, un vrai cette fois, Nicoléon laisse
derrière lui le pire des héritages qui se puisse imaginer depuis la
disparition du gaullisme, une sorte de spectre mortifère qui hantera
longtemps encore les lambris de la République: le «sarkozysme» et ses
pratiques d’affaissement généralisé. Inutile, chers lecteurs, de
revenir sur le mal engendré par l’homme, le ministre et le président
dans ses différentes fonctions, vous savez tout de lui et à quel point
il fut le symptôme édifiant d’un des basculements les plus dramatiques
de la société française. D’un côté, la longue archéologie du désastre de
la gauche. Et de l’autre côté, profitant précisément du vide
idéologique, la marque d’un temps nouveau, le bling-bling et le
Fouquet’s, la survenue immonde de l’accélération de l’écroulement «de
la» politique même, martyrisée par les désorientations d’un vieux monde
symbolique durablement frappé. Ainsi Nicoléon, depuis le yacht d’un
milliardaire, pouvait-il affirmer sa guerre de classe et ses pulsions
identitaires et réactionnaires, façon de dire: «La gauche ne fait plus
peur à personne, vivent les riches, à bas les pauvres!»
Histrion. Au forum, la frime et la testostérone. À l’autel, l’inauthentique et l’artefact intellectuel. Dieu pour les âmes, l’argent pour les corps… Nicoléon fut l’incarnation de l’histrion déculturé. L’Histoire avec un grand H: décontextualisée. La Culture avec un grand C: dévitalisée. Nous sommes toujours dans cette séquence d’appauvrissement et de communication moderne. Prenez l’Histoire, par exemple, passez-la dans le tamis identitaire, et vous obtenez la restauration d’un grand récit national, aussi absurde soit-il, même si la nation française ne remonte pas à la nuit des temps, même si son unité est récente, même si la France n’a pas d’«âme». La politique mémorielle de Nicoléon, que partagent ses successeurs à droite (Fillon n’a rien à lui envier), reste une politique bling-bling, pipolisée, ethnocentrée, qui n’aboutit qu’à un récit désarticulé de l’histoire nationale, indifférente aux contextes, composé d’éléments éparpillés, misant plus sur l’émotion que sur la raison, brandissant des icônes (Jaurès, Môquet, etc.) sans leur conférer la moindre survie politique… Résultat? Jamais depuis la fin de la guerre d’Algérie l’État français n’avait à ce point engendré une logique de bouc émissaire, jusqu’à désenclaver les thèses lepénistes… Quant à la Culture, comme emblème de toutes les déstructurations, parlons-en! Lors de ses vœux aux artistes et aux professionnels de la profession, le prince-président avait un jour affirmé, en forme d’aveu: «Plus on va à la culture, plus on a envie d’y retourner.» Un concept s’est dès lors imposé comme l’alpha et l’oméga: celui de la «culture pour chacun» versus la «culture pour tous», opposant la prétendue culture d’une élite à celle du peuple. Du bon côté, ceux qui disposent de la fortune et pour lesquels tous les accès mis sous cloche sont facilités; du mauvais côté, la masse inculte pour laquelle une sous-culture se diffuse lors des prime times télévisés… Et à quoi sert une «guerre culturelle»? À instrumentaliser l’Histoire, donc la politique. Regardons bien devant nous : les fossoyeurs de l’égalité – de toutes les égalités – sont toujours là. Ils ont juste changé de visages.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 novembre 2016.]
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