mardi 15 janvier 2013

Classe(s): extension du domaine de la lutte...

Les Français pensent que la lutte des classes existent. Cahuzac dit qu'il y a jamais cru. Cherchez l'erreur.

Normal Ier. «Le luxe, c’est d’aller lentement», disait Colette à Proust en 1931. Les temps de crise préfèrent l’expéditif. Que devient la pâte humaine quand vitesse et précipitation alimentent le tout-consommable fast-foodisé dans une psychosomatique de style de vie? Et que deviennent aussi les curieux, quand la collision remplace l’imprégnation et que tombent les plumes au profit de la numérisation satellitaire et du zapping intégré à toutes nos actions? Au Palais, où, jadis, 
la compréhension du temps d’outre-tombe était un art en soi et souvent un art de vivre, certains ont une idée précise du moment qui est le nôtre. Non sans humour, voici ce que nous déclarait l’autre jour un conseiller de Normal Ier: «Le luxe, c’est de se savoir où l’on va… mais à son rythme.» Selon notre interlocuteur, la formule conviendrait parfaitement pour définir l’exercice en cours. Alors il y eut notre question: «Mais comment montrer aussi peu d’empressement à agir vraiment “à gauche”, alors que la crise s’accélère et que tout s’effondre autour de nous?» L’homme montra une singulière mais coutumière irritation: «Arrêtons le jeu stupide qui consiste à opposer la gauche réaliste sociale-démocrate à la gauche rêvée marxisante!» Et pourtant.

Cahuzac. L’autre soir, à la télévision, un face-à-face détonant entre Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche en mai dernier, et Jérôme Cahuzac, ministre du Budget, nous a rappelé la pertinence de certains débats durant la campagne électorale, mais également que, à gauche, deux visions continuent de s’opposer assez frontalement quand il s’agit d’imaginer le dépassement rapide de la crise économique et sociale, et surtout de repenser la société de demain sans renoncer à aucune de ses ambitions.
L’un des points emblématiques, et non des moindres, fut la référence à l’existence ou non de la «lutte des classes». Mélenchon en défendait le principe (cela va sans dire), quand Cahuzac reconnaissait «n’y avoir jamais cru» (sic). Comment peut-on ne pas croire en l’existence d’une lutte entre les classes, sauf à nier l’existence même desdites classes comme l’un des moteurs de l’Histoire? En repensant au congrès d’Épinay, aux discours sur le capitalisme et aux maux de l’argent comme domination de nos sociétés, nous nous demandions de quel bois était donc chauffé ce socialiste-là et à partir de quelle formation théorique avait-il fondé ses engagements politiques. Il nous fallut même, comme un ressourcement, nous replonger dans le Manifeste pour nous dire que Marx et Engels avaient eu raison en y écrivant, dès le chapitre 1: «Homme libre et esclave, praticien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en constante opposition 
les uns aux autres, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte, une lutte qui, chaque fois, finissait par une transformation révolutionnaire de la société. […] La société bourgeoise moderne, issue du déclin de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.»

Obscurs. Monsieur Cahuzac douterait-il que le libéralisme financier (appelons-le comme ça pour simplifier) tire sa légitimité sociale de sa capacité à garantir et à préserver des rentes à des ordres privilégiés et que passer d’un ordre social hiérarchique de droit divin à un ordre social supposé égalitaire n’a pas, à ce jour, éradiqué ni l’existence des classes et encore moins leur conscience! Peut-être a-t-il été étonné à la lecture de notre sondage Ifop exclusif, publié mercredi. Question: «Estimez-vous que, en France, à l’heure actuelle, la lutte des classes est une réalité?» Réponse des Français: «Oui» à 64%. Ils n’étaient que 44% en 1967 à répondre positivement à la même interrogation! Rassurez-vous. Même nous, vigilants à la problématique des confrontations de classes, avons été étonnés par l’ampleur de ces résultats. Est-ce un signe de confrontations sociales postrévolutionnaires à venir ou de conflits plus obscurs laissant entrevoir le meilleur comme le pire? À ce propos, monsieur Cahuzac serait probablement étonné par la lecture de "Emma peut-être" (éditions Le Cherche-Midi), le polar d’Arnaud Molinié. Vous avez bien lu le nom de l’auteur: l’ancien directeur de la stratégie et du développement du groupe Lagardère s’est transformé en narrateur inattendu des travers de l’époque, en ceci qu’il dépeint un nœud de vipères à cru: celui du monde sans foi ni loi de la finance globalisée, bien sûr, celui de 
la corruption et des vanités modernes. En suivant le conseil d’un ami éditeur – «Surtout, n’écrivez que sur les sujets que vous connaissez bien!» –, Arnaud Molinié nous livre un texte instructif, virevoltant et peut-être prémonitoire. Une lecture urgente pour certains ministres et autres conseillers du Palais…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 janvier 2013.]

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