jeudi 16 décembre 2010

Mélancolie(s) : l'humanité déserte-t-elle le champ des civilisations ?

Matin. Bref instant de grâce et lune sous le vent. Une brume incertaine qu’assigne l’hiver neigeux – des odeurs de ville encore ensommeillée, des lueurs naissantes et puis quelques effluves en-amourachés, entre le suave et l’aigre, le brutal 
et le doux. Tous les mystères indéchiffrables semblent soudain ressusciter dans l’espérance vague d’une aube éternelle… Curieux quand même. Un petit matin. Juste un petit matin. 
Et s’éveillent en nous toutes les frontières auxquelles l’homme 
se heurte et devant lesquelles il s’élance ou se résigne. Puisque «la vie, c’est ce qui arrive quand on est occupé à d’autres projets», comme le disait John Lennon (où étiez-vous il y a trente ans ?), doit-on refuser la promesse d’un émerveillement, n’y voir qu’un leurre, qu’une faiblesse d’âme, qu’une volupté arrachée à l’agonie d’un monde trop désarmant et si indéchiffrable ? Ces aubes ne sont-elles que des masques éphémères, l’allégorie d’une dépossession sans équivalent que nous sentons plus 
ou moins confusément : celle d’un monde révolu dont nous portons le deuil sans le savoir ? Mais qui peut avoir encore 
la force de nous dire de quel monde nous parlons là ?

Forme. L’humanité déserte le champ des civilisations – ce phénomène n’est pas réversible. Le penseur, l’auteur, le philosophe ou l’élu de la cité ne sont pourtant pas que les gardiens somnolents du musée des cultures. Nous savons depuis Freud les accointances du deuil et de la mélancolie. Mais nous savons depuis Chateaubriand les difficultés de se retrouver entre deux siècles «comme au confluent de deux fleuves», plongeant «dans les eaux troubles», s’éloignant «à regret du vieux rivage» mais nageant «avec espérance vers une rive inconnue». Nous ne tiendrons pas ici la chronique de l’irréparable abandon, même si, entre l’ancien et le nouveau, dans nos tentatives réelles de conciliation, domine cette étrange impression (erronée) de délabrement à la fois insinuant et irrésistible. Une sorte de morosité crépusculaire. Une espèce de dégradation si nette qu’elle nous paraît plus-que-réelle et d’autant plus attristante qu’elle s’habille de fatalité, à l’abri de toute intervention humaine collective. Devant la brusquerie de volonté de rapidité de notre époque et, surtout, faute d’accéder aux bonheurs de l’altérité, le psy, l’anxiolytique, le yoga, la diététique, le fitness, la thalasso, le Club Med et la télé nous aspirent à «être bien dans sa peau». Voyez l’exigence revendicative : mécaniquement bien dans sa peau. Comme un vulgaire moteur dans sa carrosserie. Le «moi-je» tourne à l’ego comme le vin au vinaigre. Embastillé dans son désert intérieur, l’individu, frappé d’immobilité, ne se perçoit plus comme le maillon d’une chaîne, le prénom d’une généalogie, 
la séquence d’une narration. Juste exister en soi pour soi.
«La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans – c’est-à-dire de créer», écrivait Jacques Derrida.

Tourmentés. Pouvons-nous encore brûler nos propres feux, anéantir le court-termisme, fuir la frénésie superficielle que nous impose la r-évolution des nouvelles technologies de l’information ? Pouvons-nous dépasser nos rêves les plus sombres, se dresser et parler dans la bouche du monde – dans nos bouches mais ouvertes au monde ? 
Cherchons le chemin pour ne pas nous sentir en exil permanent, incompris, délaissés tels de vulgaires bateaux ivres laissant derrière eux les rives où sèchent les larmes. Les tourmentés, empêcheurs de tourner en rond, sont dévisagés – jamais envisagés. Perdus dans un quelconque Cabaret de la dernière chance, retrouvant dans les saveurs d’un Jack Daniel’s les ornements sentimentaux d’une certaine jeunesse perdue, quand les rêves duraient toute une nuit et les chemins pour y aboutir toute une vie. Le trop-plein ne se vide jamais 
tout à fait…N’est-ce pas ?

Marchés. Et vous ? Vous êtes plutôt Cantona, avec son goût irraisonné de la désobéissance civile, belle et imparfaite, politiquement juste et économiquement friable dans sa contestation de l’ordre institué ? Ou plutôt Zidane, défendant jusqu’à l’absurde – et 15 millions de dollars – la candidature du Qatar pour le Mondial 2022 ? Vous retrouvez-vous dans ce tremblement de temps du profit à la va-vite ? On sait trop peu par exemple que la durée moyenne 
de détention des actions dans le monde est de onze secondes ; que sur cent transactions financières, seulement deux sont supportées par des transactions économiques ; que sur les marchés des matières premières, les spéculateurs de la planète opèrent trente-huit fois plus que la consommation réelle desdites matières premières… Les actionnaires ont muté en investisseurs de passage, préférant l’irresponsabilité et le virtuel à l’affectio societatis d’antan. Cornelius Castoriadis écrivait : «C’est par la société que l’individu “fou” devient un homme mais la “folie” chaotique n’est-elle pas toujours au seuil de la conscience ?» Si nous n’écrivons pas seulement pour conjurer notre fuite dans le temps, nous quêtons néanmoins, et pour cause, les instants de grâce et de lune sous le vent – mais pourquoi le mot de la fin devrait-il toujours être «bref» ?


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 décembre 2010.]

(A plus tard...)

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Quelque chose d'admirable et de profondément humain dans cette "mélancolie" si étrangement contemporaine. Je partage ce goût pour le journalisme qui ne cède pas aux modes et répercute avec talent la promiscuité avec la littérature. En effet : le monde va mal. Voilà pourquoi il faut nous préserver du pire en alertant vaille que vaille contre les méfaits du "présentisme" dont parle souvent JED mais aussi contre les méfaits du libéralisme qui pourrit toutes les relations humaines.
Mille fois merci pour ces beaux textes dans l'Huma, cher JED, car il est impossible pour nous de lire cela ailleurs !
C.A.

Anonyme a dit…

Oui, il y a quelque chose de réjouissant en effet à lire ce genre de texte dans la presse quotidienne nationale, qui est devenue si fade (même l'Huma) en terme d'écriture et d'idées.
MERCI à DUCOIN - à quand le prochain livre ?

Anonyme a dit…

Tous les journalistes écrivent aujourd’hui de la même manière, il suffit de lire un peu la presse pour le savoir. Certains articles pourraient être publiés dans n’importe quel journal, on ne ferait pas la différence. Et ne pas faire la différence c’est déjà de l’indifférence. Alors oui, que des journalistes comme Ducoin existent, ça change beaucoup de choses !!! Je vous invite tous à lire le livre qu’il a écrit pour le regretté Laurent Fignon pour constater que la langue peut faire beaucoup pour transmettre des idées…
Au passage, merci à toute l’équipe de l’Huma pour sa ténacité – même si, parfois, pour certains, il faudrait un peu soigner l’écriture…
(Yves, prof de français récemment en retraite – et fier de l’être !)

Anonyme a dit…

Pour compléter : j'aimerais bien savoir pourquoi on ne voit jamais de journaliste comme J.E DUCOIN dans les médias, à la télévision, chez Taddéi par exemple ? On peut nous expliquer ce mistère ?

Anonyme a dit…

Après le grand succès D'INDIGNEZ-VOUS de Stephane HESSEL, la sortie d'un petit livre, toujours aux Editions INDIGENES : LA PRISON RUINÉE : 40 pages pour 2 E 45 frais d'envoi compris sur les sites suivants :
http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/brami-brigitte/la-prison-ruinee,36288698.aspx
AMAZON :
http://www.amazon.fr/prison-ruin%C3%A9e-Brigitte-Brami/dp/2911939824/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1297286188&sr=1-1
FNAC :
http://livre.fnac.com/a3326889/Brigitte-Brami-La-prison-ruinee
<> S.C.

Anonyme a dit…

suite : Après le grand succès D'INDIGNEZ-VOUS de Stephane HESSEL, la sortie d'un petit livre, toujours aux Editions INDIGENES : LA PRISON RUINÉE : 40 pages pour 2 E 45 frais d'envoi compris sur les sites suivants :
http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/brami-brigitte/la-prison-ruinee,36288698.aspx
AMAZON :
http://www.amazon.fr/prison-ruin%C3%A9e-Brigitte-Brami/dp/2911939824/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1297286188&sr=1-1
FNAC :
http://livre.fnac.com/a3326889/Brigitte-Brami-La-prison-ruinee
Brigitte Brami, 46 ans, a passé cinq mois à la maison d arrêt des femmes à Fleury-Mérogis. Elle en rapporte ce petit chef d ouvre de pensée et d' écriture, à contre-courant de tout ce qui s écrit et se dit sur la prison aujourd' hui, où la littérature retrouve sa force de vérité et d engagement : S.C.

Anonyme a dit…

Bonjour,
La Prison ruinée va être désormais très difficile à se procurer dans ses lieux de vente habituels; y compris en ligne.
Il est ainsi fort probable qu'on vous invoque : une rupture de stock chez l'éditeur, ou selon la formule consacrée : indisponible temporairement chez l'éditeur
La Prison ruinée contre toute attente a été bien vendue, très bien vendue : à 4111 exemplaires en un peu plus de quatre mois, et cela UNIQUEMENT grâce au bouche oreille, c'est-à-dire grâce à VOTRE bouche et à VOS oreilles. Je tiens à vous en remercier ici chaleureusement vous toutes et tous.
L'aventure ne s'arrête pas là : Si vous désirez vous procurer un ou plusieurs exemplaires de La Prison ruinée, vous pouvez adresser un chèque (à mon nom) de quatre euros et 50 C. (4E50) pour chaque exemplaire, frais de port compris ( pour la France )à l'adresse suivante :
Brigitte Brami
1, rue Vidal de la Blache
75020 PARIS
Ne vous inquiétez pas c'est une adresse administrative et non domiciliaire !
Je compte sur vous pour poster, envoyer aux sites, blogs, listes de contacts, presse, etc., cet événement.
Merci d'avance,
Et encore pardon pour les potentiels doublons !
Brigitte BRAMI
brigittebrami@yahoo.fr
Tél. 06 49 35 99 78
TROIS LIENS QUI LIBÈRENT... :
http://annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr/archive/2011/07/18/la-prison-ruinee-brigitte-brami.html
http://www.facebook.com/laprisonruinee#!/pages/LA-PRISON-RUINEE/214043171941570
http://www.facebook.com/laprisonruinee#!/event.php?eid=133423576743834