lundi 20 décembre 2010

Jacqueline de Romilly : pour l’amour du grec (ancien)…

« Si les langues anciennes ont pour le moment perdu la bataille à l’école, elles n’ont pas encore perdu, et ne doivent pas perdre, celle de la culture. » Lire et relire Jacqueline de Romilly, inlassablement, avec la fraîcheur d’hier et la hardiesse de demain… Comment témoigner avec justesse et modestie l’émotion qui fut la mienne, ce week-end, en apprenant la disparition de cette grande dame, qui, sans le savoir, inspira une partie de mon parcours de jeunesse et, plus encore, ouvrit quelques portes vers un savoir acquis si fondamental qu’il scintille pour jamais…

Jacqueline de Romilly nous a quittés. Elle avait 97 ans. Et l’on ne savait plus bien ce qu’il fallait principalement retenir d’elle – sinon, bien sûr, qu’elle fut l’helléniste la plus connue et la plus importante du XXe siècle. Elle était la Grèce incarnée. Mais pas n’importe quelle Grèce. D’abord la langue grecque. Puis la pensée grecque. Puis la philosophie grecque. Puis toute l’histoire grecque en bloc. Les Grecs eux-mêmes se rendirent à l’évidence : Jacqueline de Romilly était tellement grecque qu’elle aurait dû naître Grecque. Alors, en 1995, pour saluer son combat en faveur de l’hellénisme, le gouvernement d'Athènes signa un décret qui fit de cette française une citoyenne grecque à part entière. C'était une question de nationalité. C'était une question de justice. C'était pourtant bien plus que cela en vérité !

Car De Romilly fut première en tout : première femme reçue à l’Ecole Normale supérieure ; première femme élue professeur au Collège de France ; première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; première Concours général, première à l’agrégation ; etc. La liste est longue. La seule exception notoire fut son élection en 1988 à l’Académie française – la deuxième femme de l’histoire après Marguerite Yourcenar (1980).

Elle, le savait mieux que personne : dix ans de grec ancien et de latin, ça laisse des traces… mais ça vous forme un homme ! Pour le jeune étudiant que j’étais, nourri quotidiennement par des jésuites scrupuleux dans l’art d’une transmission la plus parfaite possible, les travaux de Jacqueline de Romilly furent une base incontournable pour découvrir comment les Athéniens inventèrent la démocratie tout en s’efforçant d'en combattre les dérives : la démagogie, l'inculture, le soupçon, la négligence de transmission, l'oubli du bien commun… Longtemps les Grecs anciens furent pour moi des maîtres inégalés. Et Jacqueline de Romilly, un phare grâce auquel nous pouvions nous diriger pour découvrir les grands textes, devenus accessibles à tous. C’était la fin des années soixante-dix, le début des années-quatre-vingt, en somme la fin de l’insouciance et des scolarités paisibles, adossées sur le savoir et l’intelligence des savoirs, les chemins (presque) tout tracés. Mais déjà, le mal rôdait. Et l'enseignement du grec ancien disparaissait de plus en plus des écoles ! Tout comme le latin d’ailleurs…

De Romilly ne put rester en dehors de ce combat, qu’elle jugeait essentiel, pour que les jeunes générations ne soient pas coupées des racines de la culture européenne. Contre le désarroi que provoquent la perte des racines, la méconnaissance des langues-mères et des valeurs de nos Anciens (quels qu’ils soient !), Jacqueline de Romilly partit en guerre. En 2000, elle publia avec Jean-Pierre Vernant Pour l’amour du grec (éditions Bayard). Elle écrivait : «Ces valeurs ne s’acquièrent vraiment que dans un contact prolongé avec tous les hommes qui nous ont précédés, et surtout ceux qui ont médité ces valeurs, qui en ont parlé, qui les ont illustrées. Qu’il s’agisse du refus de la violence, de l’hospitalité, du but de l’existence, tout cela est présent dans les textes de nos littératures classiques, et déjà avec force dans les textes grecs.» Sans en faire une affaire «politique», elle en fit néanmoins un débat public, apportant son nom à des appels, à des pétitions : combattre pour l’enseignement du grec et du latin dans les lycées, pour éviter que les jeunes générations ne soient coupées du «rapport à une réalité vivante et précieuse». La guerre, la violence, la loi, la démocratie, la concorde, la liberté, la citoyenneté, le vivre-ensemble… Au lieu d’en appeler au sauvetage d’un enseignement des humanités au bord de l’abîme, elle loua haut et fort la grandeur de la langue grecque.

Car oui, il y avait, il y eut, il y a toujours cette langue grecque… Merveilleuse langue grecque. En cette époque où les mots sont galvaudés, affaiblis dans leur évocation, tellement utilisés et si mal, comment faire comprendre le bonheur qui fut le nôtre de parcourir ce « grec ancien » si décrié et pourtant si accueillant, si richement éveillé au monde d’aujourd’hui ? Et puis comment ne pas regretter ici-maintenant d’avoir lâchement abandonné les études supérieures avec cette langue grecque qui nous tendait les bras, l'agrégation et tout le reste ? Comment ne pas en être mélancolique - presque meurtri ? - désormais qu’une autre vie s’est emparée de moi ?

Il y a un an, pratiquement jour pour jour, Jacqueline de Romilly, dont l'oeuvre écrite fut si féconde et si abondante, reçut chez elle un jeune professeur de grec ancien, Augustin d’Humières, auteur du très remarquable Homère et Shakespeare en banlieue (éditions Grasset), un livre, comme son nom l’indique, qui relate dans le détail son expérience dans les quartiers populaires pour la survie (c’est le mot) des disciplines classiques. La grande dame avait dit à son interlocuteur : «Toute ma vie, j’ai attendu quelqu’un comme vous.» Confession rarissime, ultime, indispensable... Pour elle, l’enseignement du grec et du latin permet l’attention aux mots, à la logique, au raisonnement. L’étymologie s’avère indispensable à la bonne compréhension du français : qui ose encore en douter ? Et pourquoi nos ministres de l’Education nationale successifs ont-ils à ce point renoncé à l’essentiel et à l’admirable ?

Erudite férue du monde grec des Ve et IVe siècle, Jacqueline de Romilly n’arrêta jamais de dire sa reconnaissance qui l’animait pour le berceau athénien de la démocratie. Mélange de clarté et de rigueur pour le citoyen contemporain. Fille d’un père philosophe mort au champ d’honneur lors de la Première Guerre Mondiale et d’une mère romancière (Jeanne Malvoisin), elle était la Grèce éternelle incarnée, un symbole pour beaucoup de femmes. Le 23 janvier 1997, j’eus l’honneur d’assister à l’un de ses moments d’éblouissement : son entrée sous la coupole de l’Académie française. Dans son habit vert, déjà presque aveugle (elle le fut quelques mois après), elle avait déclamé le discours qu’elle avait préparé et appris par cœur, faute de pouvoir vraiment le lire malgré les lunettes qu’elle avait dignement chaussées. La grande helléniste du Collège de France recevait les honneurs de la nation savante - l'honneur de la France universelle. Et l’hommage infini de tous ceux qui l’avaient admirée…

Depuis, elle ignorait sa cécité, écrivait ses lettres à la main, se faisait lire le journal et les livres à voix haute, en récitait de nombreux de mémoire. Ce n’était pas une coquetterie. Mais un combat. Le combat d’une vie d’excellence. Le combat contre l’ignorance. Un combat que nous partagerons toujours.

(A plus tard…)

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour ce très beau texte. Il est à noté que le ministère de la Culture grec a écrit dans un communiqué: «Dans des moments difficiles pour le pays, dont la réputation est souvent mise à l’épreuve, sa voix et son œuvre furent déterminants pour mettre en valeur la culture grecque. Notre pays a rarement eu de tels alliés. La Grèce aujourd’hui est en deuil.»
Un bel hommage...
Y.C.

Anonyme a dit…

Bonjour,
Ce que j’ai lu m’a donné envie de m’exprimer. J’ai rencontré j.R lors d’un conférence sur l’école, j’ai adoré son humilité sa sincérité sa vérité lors de son élocution. Elle parlait des valeurs scolaire perdu, de la nécessité de revoir des pratiques face à une jeunesse tellement différente mais tellement identique dans ses désirs profond. Le temps a passé, je travaille auprès de jeune ils aiment la culture ils aiment apprendre ils aiment savoir le savoir mais ce qu’on leur propose ne les amène que vers le rejet le dégoût. Pourquoi ? je ne prêtant pas avoir la réponse et d’ailleurs je ne pense pas qu’il y en ait une seule. voici m’a réflexion. On connait beaucoup de chose sur le fonctionnement de l’enfant dolto sur le fonctionnement de la communication salomé, sur la sociologie son incidence sur l’anthropologie, sur l’ethnologie, les chronobiologistes… pourquoi pourquoi tout cela n’est pas mis en application. Je ne parle pas de tout révolutionner mais toute ses études dates et rien rien rien. Je me souviens qu’une enquête pisa a eu lieu en 1994 qui révélait déjà ce qui ce qui est mis en lumière actuellement et que c’est il passé tout ce temps ??? la facilité la peur le lobbing de l’argent… on sait aussi ce qu’il faut faire pour aider les enfants dans leur rythme biologique cela fait plus de 24 ans peut être même plus que tout cela avait été mise à jour pourquoi pourquoi.
Savez vous pourquoi il y avait une coupure de congés dans la semaine ? tic tac tic tac pour les enfants non non non pour les enseignants non non non pour les parents non non non pour la religion oui oui oui. c’était la journée consentie à l’église pour l’enseignement religieux. Voilà tout cela pour dire que les jeunes veulent mais pense t’on vraiment à eux comme des enfants et non pas comme des adultes en miniature comme temps de psy, pégago on pu le dire au quel cas retour au 19 même avant.
Madame de Romilly m’a donné du baume au coeur mais bougeons nous ensemble pour de vraie pour du vraie. la question serait mais est ce que nous le voulons vraiment à les jeux de pouvoirs et tout ce que l’on peut faire pour garder notre égo gonflé à bloque. pourtant si nous étions nous comme Madame de Romilly l’égo se rhabillerait et la vie serait un champ des possibles pour tout le monde.

Anonyme a dit…

De la pensée grecque antique, J. de Romilly ne connaissait que la littérature - ce qui est déjà énorme. Elle ignorait superbement Thalès, Euclide, Démocrite, Pythagore, Zénon, Anaxagore, Archimède ou Hippocrate. Elle ne voyait en Aristote que l’auteur de la “Constitution d’Athènes” et de quelques textes d’objet voisin. Quant aux Pères de l’église, aux romanciers du début de notre ère, à Héron ou à Galien, elle les jugeait bien trop tardifs pour entrer dans le champ de sa passion.
En somme, elle était loin de comprendre et de mesurer l’influence réelle de la pensée grecque, et se méprenait en voyant par exemple l’origine de l’humanisme chez les historiens, les tragiques ou Platon.
Elle n’avait pas toujours le goût de l’agon, c’est à dire du duel tel que le présentent la tragédie et le dialogue, et qui s’exprime dans le débat en direct. Mais elle aimait convaincre et se battre pour ses idées au fil de ses ouvrages. Elle appartenait à une génération militante. Aujourd’hui, même des personnes très passionnées ou très engagées dans une pratique, culturelle ou sportive, ne cherchent pas à faire des adeptes ni à vous convaincre que leurs idées sont meilleures que les vôtres. Les choix sont ressentis comme relevant de l’identité et non de la raison, de l’universel. La psychologie a évolué.

Anonyme a dit…

Une chose est sûre: la Grèce conserve. Touchante, cette femme qui avouait dans ses derniers interviews que le grand âge et la haute culture ne menaient pas du tout à la sagesse et que cécité (Oedipe?) et surdité sont des afflictions insupportables dénuées d’une quelconque vertu compensatoire. La vieillesse est une plaie, l’avant-mort une souffrance indicible, la mort une saloperie. Non ?

Anonyme a dit…

Jacqueline de Romilly est un trop bel esprit pour notre époque qui est résolument matérialiste et emprunte de vitesse de vivre.
Ceux qui auront acquis la richesse de l’enseignement de la culture de la Grèce Antique pourront échapper à l’immédiateté, trouver un peu de substance et de sens dans nos actions, dans le “labyrinthe” de nos vies.
Merci pour tout cet enseignement !
“Un dieu fut grand jadis, débordant d’une audace prête à tous les combats: quelque jour on ne dira plus qu’il a seulement existé.Un autre vint ensuite, qui trouva son vainqueur et sa fin. Mais l’homme qui de toute son âme célébrera le nom triomphant de Zeus aura la sagesse suprême” (Agamemnon,167-175/ pourquoi la Grèce ? J.De Romilly ed Fallois 1992)

Anonyme a dit…

Quand elle parlait, même à plus de 90 ans, on ne pouvait que l’écouter respectueusement
Avec sa fulgurante intelligence, son humanisme, sa hauteur de vue, elle incarnait la noblesse de l’Esprit humain.
Tout le monde meurt un jour, mais certains et certaines laissent un vide plus béant que d’autres
À cet esprit de lumière, je souhaite un voyage serein vers les Champs Elysées.

Anonyme a dit…

Μανουήλ Κομνηνός

Ο βασιλεύς κυρ Μανουήλ ο Κομνηνός
μια μέρα μελαγχολική του Σεπτεμβρίου
αισθάνθηκε τον θάνατο κοντά. Οι αστρολόγοι
(οι πληρωμένοι) της αυλής εφλυαρούσαν
που άλλα πολλά χρόνια θα ζήσει ακόμη.
Ενώ όμως έλεγαν αυτοί, εκείνος
παληές συνήθειες ευλαβείς θυμάται,
κι απ’ τα κελλιά των μοναχών προστάζει
ενδύματα εκκλησιαστικά να φέρουν,
και τα φορεί, κ’ ευφραίνεται που δείχνει
όψι σεμνήν ιερέως ή καλογήρου.

Ευτυχισμένοι όλοι που πιστεύουν,
και σαν τον βασιλέα κυρ Μανουήλ τελειώνουν
ντυμένοι μες την πίστι των σεμνότατα.

Anonyme a dit…

Le flambeau qu’elle a revêtu et pour lequel elle s’est battue, la défense des langues anciennes, comme helléniste reconnue par ses pairs, doit sans cesse de son ardeur poursuivre l’embrasement, de sa chaleur l’animation, de sa splendeur son bouillonnement.
Seules, nos générations ont le devoir et la responsabilité de faire s’entretenir cet enthousiasme et cette clarté, garde-corps contre l’obscurantisme de notre langue et l’oubli de nos racines historiques, vers lesquels nous tendrions irrémédiablement.