Calcul. Nous nous surprenons parfois à être insensibles aux coups de pointe reçus de ceux qui maintiennent bien au chaud l’«ordre social établi», habitués que nous sommes à retourner les attaques contre ces adversaires, visages et voix débordant de fraternité bénigne, puissants aux mains blanches parce que d’autres travaillent pour eux. Nous savons tout –ou presque– de la lutte des classes, des conflits d’intérêts, de l’antagonisme profond entre le travail et le capital, qui projettent sur nos existences ce que Jack London nommait déjà en son temps «le Talon de fer», chef-d’œuvre publié en 1908. Le romancier visionnaire, qui avait si bien anticipé à la suite de Karl Marx le règne totalitaire de l’oligarchie par la globalisation capitaliste, n’imaginait sans doute pas que, quatre ou cinq générations plus tard, en Occident, calculer le prix d’une vie humaine deviendrait aussi banal qu’une vulgaire cotation en Bourse. Vous ne rêvez pas. Chers lecteurs, soyez les bienvenus dans le monde réel, et sachez que, en France, la «valeur» de votre vie est, d’après un rapport très officiel du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, évaluée à 3 millions d’euros…
Cynisme. Cette pure folie, qui dépasse l’entendement par son cynisme et son néant éthique, ne date pourtant pas d’hier. En France, ce «chiffrage» odieux fut effectué pour la première fois en 1994 et consiste, depuis, à mesurer la valeur d’une vie, sauvée ou perdue, afin de déterminer les mises en chantier des actions publiques en fonction des coûts comparés aux éventuels bénéfices – abjecte perspective. L’économiste Béatrice Cherrier nous rappelle opportunément, dans une chronique donnée au Monde cette semaine, les origines du terme «vie statistique», et partant, la possibilité d’établir un lien entre la valeur d’une vie et la notion de risque. Le bloc-noteur ne vous étonnera pas en vous apprenant que cette idée nous vient des États-Unis, plus précisément de l’armée de l’air américaine, quand, à la fin des années 1940, l’US Air Force cherchait à maximiser les dommages infligés par d’éventuels raids aériens contre l’URSS, estimant la vie d’un pilote rapportée au coût de sa formation. Ce raisonnement se transforma en méthodologie, reprise puis améliorée, jusqu’à l’invention du concept de «souveraineté du consommateur», réduisant dès lors la valeur d’une vie à l’évaluation d’un risque décès.
Utilité. Dans les secrets de ceux qui régissent «les affaires», sans qu’aucun débat public – et encore moins philosophique – ne puisse avoir lieu, nos vies sont ainsi quantifiées, estimées, monétisées à l’aune d’une sorte de marchandisation à la limite du placement pécuniaire. Être les esclaves de la machine et du tonnerre monotone de la finance mondialisée ne leur suffisait pas, nous voici indexés ontologiquement sur l’argent. Dans le domaine de la santé aussi, lorsque le remboursement d’un traitement est à l’étude, la Haute Autorité de santé (HAS) s’interroge en termes d’années de vie gagnées et de qualité de vie: le fameux ratio efficacité/coût. Toutes les vies ne se valent donc pas; l’époque est à la hiérarchisation systématique des individus en fonction de leur utilité sociale. En dépit de leurs magnifiques prédications libérales, les maîtres, hommes et femmes, restent des êtres grossièrement matériels, qui babillent sur leur petit idéal et leur chère morale alors que la tonique de leur vie résonne bestialement. Continuerons-nous à accepter que la vie humaine soit circonscrite à sa valeur économique supposée, à une somme d’argent, à une statistique mesurable en nombre de zéros? Est-ce seulement concevable? Et vous, combien de billets valez-vous? Trois millions d’euros, vraiment? Et avant que l’histoire ne se paie un jour à leurs dépens, à partir de quel tarif seriez-vous prêts à vendre votre pensée?
Cynisme. Cette pure folie, qui dépasse l’entendement par son cynisme et son néant éthique, ne date pourtant pas d’hier. En France, ce «chiffrage» odieux fut effectué pour la première fois en 1994 et consiste, depuis, à mesurer la valeur d’une vie, sauvée ou perdue, afin de déterminer les mises en chantier des actions publiques en fonction des coûts comparés aux éventuels bénéfices – abjecte perspective. L’économiste Béatrice Cherrier nous rappelle opportunément, dans une chronique donnée au Monde cette semaine, les origines du terme «vie statistique», et partant, la possibilité d’établir un lien entre la valeur d’une vie et la notion de risque. Le bloc-noteur ne vous étonnera pas en vous apprenant que cette idée nous vient des États-Unis, plus précisément de l’armée de l’air américaine, quand, à la fin des années 1940, l’US Air Force cherchait à maximiser les dommages infligés par d’éventuels raids aériens contre l’URSS, estimant la vie d’un pilote rapportée au coût de sa formation. Ce raisonnement se transforma en méthodologie, reprise puis améliorée, jusqu’à l’invention du concept de «souveraineté du consommateur», réduisant dès lors la valeur d’une vie à l’évaluation d’un risque décès.
Utilité. Dans les secrets de ceux qui régissent «les affaires», sans qu’aucun débat public – et encore moins philosophique – ne puisse avoir lieu, nos vies sont ainsi quantifiées, estimées, monétisées à l’aune d’une sorte de marchandisation à la limite du placement pécuniaire. Être les esclaves de la machine et du tonnerre monotone de la finance mondialisée ne leur suffisait pas, nous voici indexés ontologiquement sur l’argent. Dans le domaine de la santé aussi, lorsque le remboursement d’un traitement est à l’étude, la Haute Autorité de santé (HAS) s’interroge en termes d’années de vie gagnées et de qualité de vie: le fameux ratio efficacité/coût. Toutes les vies ne se valent donc pas; l’époque est à la hiérarchisation systématique des individus en fonction de leur utilité sociale. En dépit de leurs magnifiques prédications libérales, les maîtres, hommes et femmes, restent des êtres grossièrement matériels, qui babillent sur leur petit idéal et leur chère morale alors que la tonique de leur vie résonne bestialement. Continuerons-nous à accepter que la vie humaine soit circonscrite à sa valeur économique supposée, à une somme d’argent, à une statistique mesurable en nombre de zéros? Est-ce seulement concevable? Et vous, combien de billets valez-vous? Trois millions d’euros, vraiment? Et avant que l’histoire ne se paie un jour à leurs dépens, à partir de quel tarif seriez-vous prêts à vendre votre pensée?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 octobre 2018.]
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