jeudi 27 mars 2014

Vent(s): sait-on encore au fond ce qui se passe?

Nous nous disons parfois que nous n’avions pas tort de croire que nos raisons d’agir ne devaient pas être raisonnables...

Sens. Chemin faisant, à la rencontre de citoyens (presque) pris au hasard dans quelques lieux publics, entre apéros, rires et gravité assumée, nous libérons la parole et les préoccupations récurrentes. Remonte surtout l’expression d’un ras-le-bol politique d’autant plus prévisible que ce n’est pas ronchonner dans sa moustache que d’observer la contagion d’un cynisme de l’acquiescement dans les plis du présentisme et de la déréliction idéologique, tant la facilité qu’on a de se tenir au courant sous le joug des éditocrates incite à s’y couler, dans le courant. Les spectateurs ont trop remplacé les citoyens, les suiveurs ont pris le pas sur les discours dominants et ce qui devrait se faire et être pensé se singent sur «ce qui se fait partout». Quand nous demandons à Régis Debray ce qu’il pense de ce climat et de notre ici-et-maintenant, il interroge: «À trop vouloir saisir au vol tout ce qui se passe, sait-on encore au fond ce qui se passe?» N’y voyons pas qu’une astuce de forme, qu’une rhétorique de penseur à la fois provocateur et philosophe. Voilà bien au contraire l’exhortation du sens, chassant l’accessoire tout au fond de nos esprits pour nous recentrer sur l’essentiel. Et à propos d’essentiel, donc, qu’entend-on dans les bars de la cité lorsque nous nous adressons à des gens plutôt engagés du côté de la gauche en radicalité?
Ceci par exemple: «Nous sommes tous des Européens, d’accord, mais l’euro nous a piégés dans l’austérité pour mille ans!» Nous avons beau répondre que cette monnaie n’est que l’instrument d’une domination politique exclusivement tournée vers l’ultralibéralisme, et que tout peut changer si la politique change, le discours se radicalise quand même: «Il faut menacer de sortir de l’Europe pour changer l’Europe, sinon, il n’y aura jamais plus de marge de manœuvre.» L’homme votera dimanche pour un maire communiste d’une grande ville populaire de la Seine-Saint-Denis. Et il n’en démord pas: «C’est comme si j’avais l’impression que le rouleau compresseur du monde marchand était désormais impossible à arrêter.» Un jeune étudiant en économie vient à notre rescousse. « Le problème n’est pas l’euro, mais bien ce qu’on en fait.» Silence étonné. Il poursuit d’un trait et nous buvons notre bière comme du petit-lait: «Pourquoi la BCE prête-t-elle aux banques privées, qui prêtent à leur tour aux États, alors qu’on pourrait prêter directement aux États à des taux ridicules? Pourquoi la dette de la France a-t-elle démarré en 1974? Y a-t-il un rapport avec le fait que Pompidou et Giscard ont décidé, en 1973, que la Banque de France ne pouvait plus financer l’État sans intérêts comme elle le faisait depuis la Libération?» Rien à ajouter.

Esclave. Autre lieu, même ambiance. Si une société est un éparpillement de mémoires, un amoncellement de poches à rancune, comment faire comprendre qu’un peuple – parce qu’il s’agit de lui – reste avant tout le bâtisseur d’une histoire longue, ou plus exactement «l’unité» de cette histoire? Pas facile par les temps qui courent. Une femme répète: «Le libéralisme et ceux qui le nourrissent servilement se foutent du peuple.» Et elle ajoute une audace dialectique qui fait mouche: «L’une des grandes fautes de notre monde économique actuel consiste à laisser en état ce qui doit évoluer alors même qu’on s’attache à détruire ce dont la permanence est la raison d’être et la marque du modèle français.» Son amie rebondit: «L’ennemi public des libéraux, même chez les socialistes, il faut le dire, c’est donc le modèle social français! C’est à n’y rien comprendre. La justice sociale est devenue un vain mot, seule la flexibilité des travailleurs les intéresse. Et le gouvernement n’est pas le moindre des thuriféraires, on croit rêver! Si rien ne change, je crois que je ne voterai plus jamais socialiste de ma vie…» Une troisième amie poursuit l’explication, qui devient collective: «Les canons du CAC? Ce serait d’aligner les salaires français sur ceux des pays émergents, du sud-est de l’Asie par exemple, voire carrément sur ceux de l’Afrique centrale. Ils veulent tout démolir, pour nous maintenir dans un nouvel esclavage, celui du “on n’y peut rien”, du “c’est comme ça”, de la fatalité éternelle.» Sa voisine reprend: «Ce que les puissants cherchent au fond, c’est à installer l’insécurité et la précarité, pour nous contraindre à la vie minimale. Vous savez pourquoi? Quand on n’a plus comme préoccupation que de se nourrir, que de trouver un petit job et regarder TF1, on n’a plus le temps pour se révolter.» Nous étions passés au vin blanc, il se faisait tard rive droite et le vent dans la nuit nous empêchait de nous endormir. Nous nous disions alors que nous n’avions pas tort de croire que nos raisons d’agir ne devaient pas être raisonnables, parce que rien de sérieux ne se fait sans passion, donc sans malentendu. N’est-ce pas?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 mars 2014.]

1 commentaire:

Mazzolini a dit…

Alors comment sortir du piège qu'est devenu le concept de "gauche" Jean Claude Michea, qui en date historiquement l'apparition à l'affaire Dreyfus et qui définit le PS comme "droite libérale" n'as-il pas droit à ce qu'on considère ce qu'il à nous dire? Ce que notre parti
semble faire semblant d'ignorer?
jean.claude.mazzolini@wanadoo.fr