jeudi 28 juin 2012

Guimard: «Le sport peut-il encore être préservé face au business?»

Voici le long entretien de Cyrille Guimard réalisé par Eric Serres et publié dans l'Humanité du 15 juin dernier, à l'occasion de la sortie de son autobiographie, que j'ai co-écrite avec lui, "Dans les secrets du Tour de France" (éditions Grasset). Le cyclisme, Cyrille l’a connu sur son vélo, au volant de sa voiture de directeur sportif, puis au micro en tant que consultant. Un homme indissociable de l’histoire moderne du sport...

-Pourquoi avoir écrit ce livre aujourd’hui, pourquoi avoir mis tant d’années à revenir sur votre histoire qui se mélange avec celle de l’histoire du cyclisme de ces quarante dernières années?
Cyrille Guimard. Pourquoi ne pas en avoir écrit un plus tôt? Il y a eu un premier livre, mais qui ne compte pas. En fait, j’ai toujours refusé, pas parce que je n’avais rien à dire, mais parce que c’était trop tôt et que je n’avais pas assez de recul. Je n’ai jamais été vraiment passionné par la lecture des livres sur les champions. Ça manquait souvent de profondeur. C’était souvent: «Moi, ma vie, mes exploits!» En disant cela, je ne veux critiquer qui que ce soit, mais quand je lisais cela, j’étais moi-même trop impliqué dans le monde du sport. Tout ce que j’y trouvais, je le connaissais déjà, à se demander même si l’on avait vu la même chose.

-Est-ce à dire que vous avez pris du recul par rapport aux événements, à votre vie ?
Cyrille Guimard. Oui. En partie! Mais je pense que c’est le livre qui va m’en faire prendre encore plus que tout le reste. On se rend compte qu’une vie racontée en 200 pages, c’est trop court, et comme je n’ai pas la capacité d’en écrire une dizaine, il y a comme une frustration : sans la plume de Jean-Emmanuel Ducoin, que les lecteurs de l’Huma connaissent bien, ce projet n’aurait pas vu le jour… Vous savez, il y avait ­tellement d’autres choses dont j’avais envie de parler, et je ne l’ai découvert, bizarrement, que lorsque le livre arrivait à sa fin.
On entre du coup dans une autre réflexion. On mûrit beaucoup plus vite, et c’est là où l’on se dit que ce n’est pas achevé. Je suis très sévère par rapport à moi-même, même s’il y a en moi deux hommes. L’homme public et celui qui, chez lui, a une autre perception de lui-même. Il ne faut pas oublier que l’on joue un rôle de manière souvent involontaire.

-Comment jugez-vous le monde sportif?
Cyrille Guimard. Il évolue comme la société évolue. Il y a un moment où on a fait des moyennes surfaces, puis des grandes surfaces, et enfin des hypers. Reste bien quelques petits commerçants, mais on ne peut pas aller contre ça ! La mondialisation est notre réalité depuis longtemps. En ce qui concerne le cyclisme, nous sommes entrés dans une dimension qui n’a plus rien à voir avec l’époque des Coppi et Bobet, ou même avec la mienne. Nous étions avec des équipes de moins de 20 coureurs, aujourd’hui, les grandes équipes ont 30 gars. L’entreprise compte maintenant 70 personnes alors qu’il y avait peut-être 40 personnes à mon époque. C’est normal, c’est le business, c’est le sport! C’est un business sportif, il ne faut pas se voiler pudiquement la face. Quand les Qataris achètent le PSG, ce n’est pas Hoareau qui leur plaît (rires), ni non plus parce qu’ils sont amoureux de Pastore. Derrière, il y a un vrai business.
-Ça manque un peu de romantisme tout cela. Cela va à l’encontre de l’image idéalisée et romantique que l’on veut nous vendre du sport en général ?
Cyrille Guimard. La vraie dualité, c’est de savoir si le business ne va pas détériorer les véritables enjeux sportifs. Ce ne serait pas son intérêt, et tout est une question d’équilibre. La question est la suivante : que pèsent la légitimité et la crédibilité sportive par rapport au business ? En somme, le sport peut-il encore être préservé face au business ? Le foot est entré dans quelque chose d’assez délicat au niveau de ses équilibres, le cyclisme est peut-être en train de le suivre. Ça sera aux grands dirigeants de gérer cette affaire-là. De toute façon, tout se passera bientôt en Chine: c’est la moitié de la population mondiale, donc, en termes de business, c’est là-bas que l’avenir va se jouer.

-Vous voulez dire que l’Union cycliste internationale, avec son UCI World Tour et ses épreuves en Chine et ailleurs, va donc dans le bon sens?
Cyrille Guimard. Oui, l’UCI est en avance, ceux qui sont en retard sont ceux qui sont amoureux du vélo. Est-ce que la passion de Marc Madiot ­(directeur sportif français – NDLR) pour le vélo n’est pas quelque chose qui le bride dans la ­nécessité du business ? J’ai même le sentiment que d’autres managers d’équipe se moquent éperdument des coureurs. Leur équipe compte pour eux, mais pas leurs coureurs. Leur seul souci est de savoir comment ils vont commercialiser ou rentabiliser le plus possible leurs investissements. Je pense qu’il faut les deux visions: le sport et le business. Mais si l’on ne met que du business, la crédibilité sportive disparaîtra. On a aussi besoin de ceux qui veulent maintenir cette crédibilité sportive, car ce sont eux qui font ressortir tout ce qui est passionnel dans le sport.

-Mais est-ce que le public va s’y retrouver dans cette vision finalement très anglo-saxonne du sport?
Cyrille Guimard. Le cyclisme est devenu anglophone, les Latins, avec le Benelux, ont perdu le pouvoir. Ce sont ces derniers qui ont fait le cyclisme, mais ce ne sont pas eux qui vont le gérer dorénavant. Nous allons vers un cyclisme conditionné par encore plus de marketing, de communication, de commercial. Peut-il en être autrement? Je ne crois vraiment pas. Et pour répondre à votre question, j’en pose une: le «grand public» n’est-il pas depuis toujours manipulé par la télévision ? Même si nous pouvons craindre ne pas nous y retrouver dans ce cyclisme-là, ceux qui le dirigent, eux, trouveront toujours les moyens d’intéresser ce fameux «grand public»…

-Aimeriez-vous être partie prenante dans cette nouvelle ère qui s’ouvre ?
Cyrille Guimard. Il faut voir les choses dans leur contexte. Si j’étais né il y a vingt ans, je ne connaîtrais que cela, donc je ne me poserais pas la question. Cette période m’intéresse comme les autres. Il faut la regarder avec les yeux conservateurs de l’histoire, car, pour moi, elle seule permet d’avancer, paradoxalement, vers le progrès. En disant cela, je ne suis pas nostalgique d’un quelconque passé. Ce n’était pas forcément «mieux avant». Mais ce n’est pas forcément mieux maintenant. Tout ce que je peux dire, c’est que le cyclisme tel qu’il se pratique actuellement peut parfois m’ennuyer, mais est-ce qu’il ne m’a pas ennuyé à d’autres moments ? Les courses se déroulent toujours de la même manière, et ça, c’est dû au système qui a été mis en place. Est-il vraiment passionnant qu’une échappée partie dans les premiers kilomètres se fasse reprendre à 3 km de l’arrivée ?

-Dans votre livre, vous expliquez que le plus gros potentiel de tous les temps, c’était Bernard Hinault…
Cyrille Guimard. Oh oui, incontestablement ! Bernard était un vrai gagneur, qui n’acceptait aucun échec, ce qui lui donnait un niveau d’acceptation de la souffrance totalement hors normes. C’est ce qui faisait la différence, outre le fait qu’il avait un moteur V6 et une robustesse exceptionnelle !

-En revanche, alors que vous dites votre passion de Jacques Anquetil, vous avez un avis pour le moins contrasté sur Eddy Merckx…
Cyrille Guimard. Je ne porte pas d’attaque contre Eddy, qui mérite le respect. Je dis juste qu’il ne faisait guère passer d’émotion. Il y a des gens auxquels on a envie de rassembler… et les autres. Eddy Merckx, que j’ai connu coureur, ne prenait aucune part à la vie sociale du peloton. Il ne disait rien à personne. C’est en cela que, à mon avis, la personnalité de Merckx n’était pas à la hauteur de ce qu’est son palmarès, au demeurant fabuleux.

-Avez-vous le sentiment d’avoir été un élément déterminant dans l’évolution du cyclisme ?
Cyrille Guimard. J’ai été un élément moteur à partir du moment où je suis devenu directeur sportif. Nous étions dans un système économique qui s’essoufflait, c’était la fin des équipes de marques de cycles. Les Lejeune, Mercier étaient allés au bout du processus financier. À ce moment-là, des personnages sont arrivés et ont permis ce changement. Ces gens ne venaient pas du vélo et ont permis de sortir d’un certain archaïsme. C’est un ensemble social, politique, économique qui a fait qu’au moment où je suis arrivé, il y avait la possibilité de changer les choses. Une telle évolution, on ne peut jamais la faire tout seul !

-Qu’avez-vous apporté de concret ?
Cyrille Guimard. Sur le plan médical, par exemple ! La médecine sportive n’existait pas à cette époque. Le CHU de Nantes a monté un centre médico-sportif et nous avons emboîté le pas. De toute manière, si ce n’était pas moi qui m’étais engagé là-dedans, d’autres l’auraient fait un peu plus tard. J’ai canalisé et déclenché ces processus. Comme on avait aussi la Régie Renault derrière nous, qui venait de racheter les cycles Gitane, elle nous a apporté des outils que les marques de cycles n’avaient pas, la biomécanique, l’ergonomie, la soufflerie, le centre d’accidentologie. La direction de Gitane à gérer notre structure comme une entreprise, et c’est ce que je cherchais. La molécule a pris ! On peut donc dire que j’ai fait évoluer les choses. Aujourd’hui, tout cela est devenu très dilué. On ne peut pas dire que quelqu’un en particulier fait bouger les choses. L’évolution que l’on connaît maintenant est due à ce que nous avons réalisé à notre époque. Ce que l’on a monté avec Maxisport et Fignon par exemple, dans les années 1980, c’est le système que l’on retrouve partout dans le monde, sauf en France, où on l’a tout décousu. Résultat, dans notre pays, nous ne sommes plus compétitifs.

-Beaucoup de coureurs sont passés par chez vous et aujourd’hui ils ont un rôle dans ce sport ?
Cyrille Guimard. Ça, c’est vrai ! Des coureurs, mais aussi du personnel encadrant. C’est une satisfaction !

-Pourquoi ?
Cyrille Guimard. Une équipe tourne parce que vous apportez quelque chose et, si ça dure longtemps, c’est qu’il y a de l’intelligence dans le groupe. Chacun s’enrichit de l’autre et c’est cela qui va créer de l’intelligence et des vocations. Vous ne pouvez pas devenir curé si vous n’avez pas été au catéchisme. Quand vous êtes manager, vous ne pouvez pas faire avancer un groupe avec un maximum de motivation si vous ne transmettez pas du savoir, de la confiance. Il ne faut surtout pas faire de rétention d’information, de savoir. Ainsi, vous aurez des gens qui entrent dans une forme de mimétisme. Ils vont chercher à comprendre.
Cyrille avec Laurent Fignon.
-À propos du dopage, vous déclarez dans votre livre : «Les coureurs se sont toujours “soignés”. Je n’étais pas une exception.» Qu’entendez-vous par là?
Cyrille Guimard. Il faut remettre les choses dans leur contexte. Si on veut parler de cela il faut le replacer sur un plan social, parler de l’éthique de l’époque, de la morale, sachant que la morale et l’éthique varient au fil du temps. La morale est une chose dont il faut se méfier, et encore plus de ceux qui s’en servent. Lorsque l’on parle de dopage, il y a une énorme différence entre hier et aujourd’hui. Les choses ont évolué, la science a fait des progrès. Même le vocabulaire a changé. On ne dit plus que l’on va se soigner alors qu’à l’époque, c’était des termes normaux. Se sentir coupable par rapport à cela n’existait pas. On ne peut pas faire d’amalgame ou faire de procès a posteriori. Prendre des amphétamines, c’était quand même extraordinaire. Les pilotes anglais en prenaient. Ils pouvaient voler pendant quarante-huit heures et tuer des gens. Personne ne se posait des questions sur la morale ! Prendre des amphets pour préparer des examens, tout le monde trouvait cela très normal.

-Comment expliquer alors qu’il y ait un tel rejet ?
Cyrille Guimard. Mais aujourd’hui, le dopage a changé, nous sommes à des années-lumière. C’est une des vraies raisons. Et puis certains produits soi-disant de l’époque, on s’est aperçu qu’ils avaient surtout un effet placebo. Et puis, il y a aussi des polémiques sur les produits dopants ou pas. Il y a par exemple une philosophie toute différente selon les pays sur les corticoïdes : une anglo-saxonne, l’autre latine. En dehors des anabolisants, pratiquement aucun produit n’avait d’effets dopants. Certains produits excitaient mais ne donnaient pas plus de force que cela. Avec l’EPO, tout a été différent. Vous augmentez le niveau de vos performances de 5 points. Là, nous ne sommes plus dans le même monde. Aujourd’hui, il y a des vrais produits qui augmentent le niveau de performance. Voilà pourquoi on essaie d’éviter leur utilisation car, en plus, ces produits ne sont souvent pas validés sur le plan médical.

-N’êtes-vous pas un peu fâché par l’hypocrisie ambiante qui veut que le cyclisme soit le seul sport à être touché par le dopage, ou presque ?
Cyrille Guimard. On sait parfaitement qu’ailleurs, il y a du dopage, mais voilà, c’est une question de moyen financier. On n’a pas, dans le cyclisme, les mêmes moyens de rétorsion de l’information que dans d’autres sports. Les journalistes sportifs savent ce qui se passe dans le football, mais quand vous leur demandez pourquoi ils n’en parlent pas, tous vous répondent qu’ils ne veulent pas se retrouver sans travail. Regardez l’affaire de corruption VA-OM ! Où est le gars qui a tout balancé ? Quand quelqu’un meurt dans le vélo, c’est du dopage. Quand, c’est dans un autre sport, on entend dire qu’il n’a pas eu de chance, qu’il avait une malformation. En fait, le vélo est un petit sport, voilà tout.

* Dans les Secrets du Tour de France. Avec Jacques, Eddy, Bernard, Laurent, Lance et les autres..., de Cyrille Guimard, avec la collaboration de Jean-Emmanuel Ducoin (Grasset, 19 euros).

1 commentaire:

sergio69 a dit…

Cyrille Guimard a transformé le cyclisme et son opinion est des plus intéressantes. Sur le dopage, sur l'organisation internationale de ce sport, sur la préparation physique, sur la gestion d'une équipe. Une fois n'est pas coutume, j'encourage les amateurs de vélo à lire son livre passionant.