vendredi 1 juin 2012

Le progrès est-il toujours une idée neuve ?

Progresser est toujours de l’ordre de la construction vers un idéal. Pour empêcher la planète de poursuivre sa course folle.

De quoi la gravité de la crise et les périls qui s’accumulent sont-ils le nom? Un mal, insidieux, nous vient immédiatement à l’esprit: tout optimisme du progrès serait devenu caduc… Ainsi, pris dans le tourbillon d’une histoire dont il ne maîtrise plus ni le périmètre ni les organismes décisionnaires, l’homme aurait cessé d’être le bénéficiaire de sa propre évolution pour devoir se mettre au service d’une logique technoscientifique et financière dont toute finalité humaniste a été gommée. Assistons-nous à une rupture philosophique de grande ampleur, pour ne pas dire de grands périls? L’idée même de progrès, qui puise sa source à la fin de la Renaissance, pendant les Lumières et au début de l’industrialisation, a toujours permis à nos sociétés d’approcher un idéal de réalisation. Jusque loin en arrière, les femmes et les hommes ont rarement douté que la mobilisation de l’intelligence humaine, de la science et de la technique assurerait à coup sûr un progrès de la prospérité et la condition du bonheur, sinon de tous, du moins du plus grand nombre. À défaut, les luttes sociales en constituaient une sorte de garantie. Mais depuis une décennie (un peu plus?), nos concitoyens tiennent la notion de progrès en respect, quand ils ne posent pas sur elle un regard totalement suspicieux, quitte à verser dans le pire conservatisme…

Pour ne pas laisser les esprits blessés, nous sommes de ceux qui nourrissent la folle ambition d’une reconstruction-refondation, d’une réconciliation avec l’Idée. Sans nier le moins du monde les interrogations croissantes d’un nouveau millénaire mal engagé. La planète a, en effet, poursuivi sa course folle propulsée par le moteur aux trois visages mondialisation-occidentalisation-développement qu’alimentent science, technique, profit sans contrôle ni régulation, au point de faire apparaître le progrès comme une régression. Dans un monde dit de la «révolution informationnelle» où les signalisations partout pullulent et se substituent aveuglément à toute forme d’indications symboliques et/ou philosophiques, nous apparaît de plus en plus clairement, comme un paradoxe, l’absence de direction. Donc de sens. D’un côté, la mondialisation des idées: capable de créer une infratexture société-monde pouvant projeter en relief des valeurs universelles, en somme, l’émergence d’une communauté de destin pour toute l’humanité. D’un autre côté, la globalisation capitaliste: ressemblant déjà à un abîme de dé-civilisation néototalitaire et de liquéfaction de l’humain et de l’être-en-local, aliénée par une logique de consumérisme qui consiste à remplacer le progrès par l’innovation… Et au milieu: selon les aléas de la croissance, les fractures de la violence sociale qui ignorent ou ruinent le «bien commun». Ce temps ne peut plus durer.
 Hériter de ces notions de progrès – nous acceptons cet héritage! – implique à chaque instant, dans des contextes différents, un filtrage, un choix, une stratégie. Un héritier n’est pas seulement quelqu’un qui reçoit, c’est quelqu’un qui choisit, et qui s’essaie à décider afin de déconstruire les discours dominants et de permettre la production d’utopies réalistes conduisant à l’émancipation humaine. Partout, sur les terreaux de décompositions, les forces de résistance, de régénération se multiplient… Encourageons-les! Si la définition du progrès évolue selon les époques et s’il convient de questionner sans relâche les liens entre la science, la société et la morale, nous pensons, comme le philosophe Jean-Michel Besnier, qu’«il y a quelque chose de suicidaire dans nos sociétés qui refusent de se donner une figuration de l’avenir», à condition de penser le progrès comme une transmission et non comme l’acquisition d’une toute-puissance de l’homme sur la nature. Ne l’oublions jamais: le progrès est toujours de l’ordre de la construction vers un idéal. L’urgence nous le commande. L’à-venir nous y oblige.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité Dimanche du ... mai 2012.]

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