dimanche 30 janvier 2011

Célinien(s) : brûlés nous sommes...

Célébrations. «Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple.» Destouches à l’honneur. «Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus mal que j’ai commencé… Oh! J’ai pas très bien commencé…» Non pas son œuvre, mais sa personne, son passé, son passif… Après une courte polémique dont la France aurait pu aisément se passer, le nom de Louis-Ferdinand Céline a donc disparu du jour au lendemain de la liste des personnalités proposées pour 2011 par le Haut Comité des célébrations nationales, lequel dépend du ministère de la Culture… Bientôt cinquante ans que l’écrivain antisémite est mort, et certains s’attendaient, comme si de rien n’était, à ce qu’il reçoive sa ration réglementaire de manifestations officielles, estampillées «République française». Devait-on jeter fleurs et honneurs sur la mémoire de Céline, comme, jadis, François Mitterrand le fit sur la tombe de Pétain?

Ridicule. Lisons le texte de présentation des personnalités proposées pour l’année 2011, signé Alain Corbin, historien et professeur émérite à la Sorbonne: «Il n’est pas facile mais il est passionnant d’établir une liste des individus dignes d’être célébrés ; c’est-à-dire de ceux dont la vie, l’œuvre, la conduite morale, les valeurs qu’ils symbolisent sont, aujourd’hui, reconnues comme remarquables.» N’était-il pas grotesque, coupable, d’envisager une «célébration nationale» de Céline placée sous l’égide de ces mots? Comment recommander à nos enfants de suivre la «conduite morale» du pamphlétaire que l’on sait? Plus grave, l’attitude et la volte-face de notre ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand. N’avait-il donc pas lu le texte d’Alain Corbin ? Et a-t-il vraiment lu tout Céline, lui qu’il désigne comme son «écrivain préféré»? Pitoyable, M. Mitterrand osa expliquer que, la nuit précédant sa décision, il avait relu Bagatelles pour un massacre et que cela lui avait «suffi». Que ne l’avait-il fait avant! Au moins aurait-il évité le ridicule…

Ambivalence. Encore Céline? Toujours Céline? La vérité oblige: nous n’en finirons jamais avec Céline… Chacun, dans l’«authenticité intime» de son aventure littéraire personnelle, possède son propre Céline. Car la controverse actuelle ne repose pas uniquement sur les modalités d’un anniversaire (comment s’y prendre?), mais également, surtout, sur la relation que nous entretenons à une œuvre majeure beaucoup plus méconnue qu’on ne le croit. Ambivalence est le maître mot. Car derrière celui que Gide appelait le «maboul», derrière celui qui sema toute sa vie la discorde et la peste dans nos Lettres «au prix d’une notoriété de Diogène infréquentable, d’imprécateur furieux et de fabulateur», comme l’écrit l’un de ses biographes, Émile Brami, on en oublierait presque l’écrivain, l’Unique en son genre, style et noirceur confondus. Est-on capable d’avancer dialectiquement deux évidences, sans les mettre nécessairement sur un pied d’égalité? Dire: oui, Céline est génial, absolument génial ; et oui, Céline est abject, absolument abject. Sinistre et majuscule. Immense écrivain et parfait salaud. Lucide sur la cupidité du monde et aveugle sur son propre nihilisme ordurier.

Maudit. Concevoir la dualité. Sachant qu’il publia Bagatelles dès 1937 et l’École des cadavres en 1938, donc très tôt, l’antisémitisme de Céline discrédite-t-il l’homme ou l’écrivain ? Les deux ? Et que faire face au talent, à l’ingéniosité, à l’inventivité, quand ils éclatent ainsi dans tous les écrits, absolument tous – et c’est bien l’un des problèmes intellectuels insurmontables. Céline disait en 1957: «L’émotion dans le langage écrit!… le langage écrit était à sec, c’est moi qui ai redonné l’émotion au langage écrit!… (…) C’est la haine qui fait l’argot. L’argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère.» Exemple scabreux: a-t-on le droit de suggérer que les pages consacrées à la Russie dans Bagatelles figureraient probablement dans toutes les anthologies de la littérature si elles n’appartenaient pas à un livre «maudit»? Et cela doit-il pour autant nous faire oublier l’homme qui, dans les Beaux Draps, en 1941, par l’abondance de vomissures délirantes contre la «race youtre», lançait des appels au meurtre des juifs sous l’Occupation, oublier l’homme pour lequel le communisme était l’invention «la plus aboutie de la juiverie mondiale», donc «la plus dangereuse»? Nous pouvons porter une absolue et radicale admiration à certaines œuvres de l’écrivain – mais exclure l’homme des panthéons républicains relève d’un principe moral et éthique. Sauf à considérer que la littérature est plus importante que la Shoah: qui osera soutenir semblable thèse? Cette semaine, l’écrivain Michel Crépu suggérait malicieusement: «Lire Céline, le lire vraiment à fond, c’est entrer dans l’intelligence de la boîte noire d’un siècle dont nous sommes les héritiers aveugles.» La culture, la littérature, la poésie, l’art devraient être polémiques par essence, presque par fonction. Le Voyage, Mort à crédit, D’un château l’autre ou Rigodon prodiguent le feu d’un incendie esthétique et suscitent des désastres et des perditions. Brûlés nous sommes. Céline disaits: «Je ne vois dans le réel qu’une effroyable, cosmique, fastidieuse méchanceté – une pullulation de dingues rabâcheurs de haine, de menaces, de slogans énormément ennuyeux. C’est ça une décadence ?» De quelle époque et de qui parlait-il?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 janvier 2011.]
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vendredi 28 janvier 2011

Suicides à La Poste : brisons l'omerta !

Simone de Beauvoir disait souvent que «la vie garde un prix tant qu’on en accorde à celle des autres, à travers l’amour, l’amitié, l’indignation,
la compassion». Demeurent alors les vraies raisons d’agir, de parler. Et aussi de dénoncer ! L’enquête que nous publions aujourd’hui sur le désastre humain à La Poste ne devrait pas constituer une indignation de plus s’ajoutant à tant d’autres, mais devrait bel et bien agir comme une révélation, une mise en alerte, un cri collectif contre la mise en danger d’autrui ! Ce qui se passe en effet chez le «premier employeur de France après l’État», selon la terminologie officielle, a de quoi nous inquiéter et nous révolter. La Poste en plein mal-être ? Beaucoup en sourient. La réalité s’avère pourtant d’une cruauté extrême : stress, ambiance délétère, conditions de travail dégradées, rapports alarmants des médecins du travail, managers cruels, harcèlement… et suicides.

Chacun connaît les racines du mal, déjà expérimentées chez France Télécom. La Poste vit une crise identitaire sans précédent. Cette administration, que le monde entier jadis nous enviait, a été récemment transformée en société anonyme par le gouvernement de Nicolas Sarkozy – avec le cortège antisocial qui accompagne la privatisation. Pour décrire ce que les dirigeants tentent de leur imposer, certains postiers en pleine souffrance psychologique, n’hésitent pas à parler de «révolution culturelle». Les témoignages que nous publions sont éloquents et incarnent les uns après les autres l’ampleur de ce malaise social. Management dur, aveugle, souvent scandaleux. Cadences de plus en plus infernales. Changements de poste (sans mauvais jeu de mots) injustifiés. Logiques libérales mises en place du haut en bas de la hiérarchie, en totale contradiction avec les valeurs et l’éthique des missions de service public d’autrefois. Rappelons qu’avec 13 000 emplois supprimés par an, La Poste a déjà perdu 63 000 salariés depuis 2003...

«La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?» Vous vous souvenez ? C’était cynique comme du Laurence Parisot... En cette époque où tous les salariés sont menacés d’être dissous dans l’acide financier, quand toutes les frontières de la douleur ont déjà cédé sous les assauts du monstre de l’injustice, il faut se rendre à l’évidence : la souffrance au travail tue beaucoup 
ces temps-ci. L’«affaire» France Télécom a levé le voile. Celle de La Poste sera plus grave encore. Évoquant ni plus ni moins une «vague de suicides», les syndicats avancent déjà le chiffre effarant de 70 décès. Faudra-t-il que le décompte macabre dépasse les bornes pour que, comme à France Télécom, on finisse par ouvrir les yeux ?

Comme chaque suicidé à La Poste paraphe par son sang l’arrêt de mort du service public, chaque souffrance extrême au travail nous parle d’un monde désaxé sur la gestion et la rentabilité, où la sauvagerie du chacun-pour-soi tend à effacer le métier bien fait et la qualité fondée sur les règles de l’art, le vivre-ensemble et la coopération. Figure là tout ce que l’on sait, hélas, de l’évolution des conditions de travail au sein de l’économie dite «libérale» : la pression, la précarisation, la subordination, la concurrence entre salariés, l’individualisation croissante des responsabilités, la désaffiliation, l’humiliation, etc. Répétons-le encore et encore : l’idée que le suicide puisse devenir un acte ultime de résistance nous est insupportable !

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mercredi 26 janvier 2011

Voie(s) : pourquoi il faut lire Edgar Morin...

Morin. Au cœur des terres blessées, nous nourrissons toujours la folle ambition d’une reconstruction-refondation, d’une réconciliation. Pour affronter les énigmes d’à-venir, nous accumulons les débris et les éboulis en martelant les traces et les empreintes. Portés par une énergie titanesque, les hommes ne renoncent pourtant pas et s’il y a une leçon à retenir en ce début de décennie, c’est bien celle-ci : le «probable» n’est jamais certain, comme nous l’enseigne Edgar Morin dans son dernier livre, la Voie (Fayard), pour lequel «en 2010, la planète a continué sa course folle propulsée par le moteur aux trois visages mondialisation-occidentalisation-développement qu’alimentent science, technique, profit sans contrôle ni régulation». Pour sortir de la dictature, les Tunisiens viennent de montrer à tous que le renoncement au meilleur des mondes n’était nullement le renoncement à un meilleur monde. Insurrections et r-évolutions populaires restent d’actualité, même si le temps les appelle et les rejette, dans une dialectique si ténue qu’on sent bien qu’une petite étincelle peut en favoriser l’émergence. Face au courage et à l’impétuosité des Tunisiens sous la mitraille, comment ne pas songer à cette phrase célèbre de Leonardo Boff, l’un des pères de la théologie de la libération : «Une terre finie peut-elle porter un projet infini ?»

Global. Lisons attentivement Edgar Morin. Non pour puiser quelques paroles sacrées. Mais comme simple mise en garde que le vieux sage, en responsabilité, reverse
à la disposition de tous : «La mondialisation, loin de revigorer un humanisme planétaire, favorise au contraire le cosmopolitisme abstrait du business et les retours aux particularismes clos 
et aux nationalismes abstraits dans le sens où ils s’abstraient 
du destin collectif de l’humanité.» Et il ajoute : «Le déchaînement techno-économique du développement provoque une dégradation de la biosphère qui menace en retour l’humanité.» Voilà de quoi alimenter notre pessimisme sur le cours de l’histoire placé en Bourse : la face sombre. Mais y aurait-il une face plus lumineuse, positiviste, qui nous éviterait la promesse d’une indifférence globalisée ? Morin ne l’exclut pas : «Le meilleur est que pour la première fois dans l’histoire humaine sont réunies les conditions d’un dépassement de cette histoire faite de guerres s’aggravant jusqu’au point de permettre le suicide global de l’humanité.» Et il précise, comme pour nous réhabituer à cette conviction que tout marxien comprend aisément : «Le meilleur est qu’il y ait désormais interdépendance accrue de chacun et de tous, nations, communautés, individus sur la planète Terre, et que se multiplient symbioses et métissages culturels en tous domaines, en dépit 
des processus d’homogénéisation qui par ailleurs tendent à détruire les diversités. Le meilleur est que les menaces mortelles et les problèmes fondamentaux communs aient créé une communauté de destin pour toute l’humanité. Le meilleur est que la globalisation ait créé l’infratexture d’une société-monde.»

Paradoxe. Piste audacieuse : l’ambition internationaliste, prenant des formes inédites, aurait de beaux jours devant elle… Cette possible société-monde, assumant les conditions d’une communauté de destin, peut-elle rendre crédible la fin du capitalisme parvenu à son apogée, comme l’avait pronostiquée Marx? Là encore, une singulière dialectique nous tenaille. Si les circonstances le réclament (plus que jamais), les conditions semblent l’exclure. Les pouvoirs d’argent-monde et d’occupation mentale nous empêchent a priori de croire raisonnablement que la mondialisation puisse être l’ultime chance de l’humanité. Confrontés au paradoxe du possible-impossible, nous vivons cette époque incertaine où se mêlent des germes progressifs et régressifs. A-t-on assez conscience que la situation dans le monde s’est plus modifiée dans les quarante dernières années qu’entre le XIIe et le milieu du XXe siècle? Les transmutations exponentielles comme leurs conséquences nous dépassent totalement. La transition entre le Paléolithique et le Néolithique fut bien peu de chose comparée à notre postmodernisme – expression bien faible au regard de la réalité.

Émancipation. Le constat d’Edgar Morin doit nous alerter : «La marche vers les désastres va s’accentuer dans la décennie qui vient. La mort de la pieuvre totalitaire a été suivie par le formidable déchaînement de celle du fanatisme religieux 
et de celle du capitalisme financier.» Pour réfléchir à cette crise de civilisation et oser une refondation anthropologico-politique, malgré les tragédies des traitres et les aggiornamentos des peureux, il faut se convaincre que les bifurcations de l’histoire existent dès que le public redevient un peuple. Morin y croit : «Les décompositions sont nécessaires aux nouvelles compositions, et un peu partout celles-ci surgissent à la base des sociétés. Partout, les forces de résistance, de régénération se multiplient, mais dispersées, sans liaison, sans organisation, sans centres, sans tête.» S’il s’agit d’abandonner le rêve prométhéen de maîtrise de l’univers, désormais trop vaste, les Tunisiens viennent de nous rappeler que l’urgence et l’essentiel sont les deux matrices de l’émancipation humaine. Morin cite souvent ce proverbe turc : «Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra.» On comprend pourquoi…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 janvier 2011.] 

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samedi 22 janvier 2011

Journaliste(s) : ce que veut dire travailler à l'Humanité...

Fonction. Rarement dans toute leur histoire les journalistes ne se sont à ce point interrogés sur eux-mêmes, sur le sens de leur travail quotidien. Sur leur fonction. Chacun le sent bien sans l’admettre tout à fait, sachant que le temps épuise tous les recours : des gazetiers du grand siècle aux plus fameux reporters des conflits contemporains, l’âge d’or du journalisme s’éloigne. Et avec lui, en sa définition même, ce point ultime de la dignité que nous fantasmons beaucoup certes, mais qui, aux heures de retrouvailles collectives, offrait à la France un cursus de valeurs assez solides pour consolider ses bases arrières et mettre tout le monde d’accord. Nous ne sommes ni des Américains, ni des Britanniques, ni des Italiens... En ce domaine aussi, la spécificité française n’a pas été qu’une exception, mais bien, dans les grandes lignes, une exceptionnelle spécificité.

Pouvoir. Cet âge d’or s’éloignant, il faudrait de la berge passivement constater non le chavirement d’une corporation (laissons-là les questions d’appartenances statutaires) mais bien la noyade d’une certaine idée : celle d’exercer un métier. Métier passionnant donc dévorant. Jusqu’à peu, les journalistes détenaient, avec quelques autres, le « privilège » mais aussi la responsabilité d’être l’un des émetteurs pouvant s’adresser directement aux citoyens. Pouvoir incroyable d’écrire, de parler, de dire, de raconter. Et cette autorité « naturelle » se discutait d’autant moins que la crise de la représentativité n’avait pas encore gangréné tous les corps républicains intermédiaires ni blessé durablement la presse écrite comme ses représentants, qui, au pays de Voltaire, d’Hugo et de Jaurès, jouissaient d’un préjugé très favorable.

Médiacratie. D’ailleurs, si ce n’est son contenu finalement peu adapté à notre temps qui réclame plutôt des révélations, des reportages, des réflexions et des débats, en somme moins d’informations déjà prémâchées par tous, la presse écrite est-elle tant que ça en accusation ? N’est-ce pas, par la confusion des genres surtout, que le malaise a grandi. Et avec lui a prospéré une interrogation majeure et récurrente qui hante tous les sondages d’opinion: «Journalistes, qui êtes-vous? Et de quels puissants vous faites-vous les portes-plumes?» Tout aussi grave, peut-être, est encore la place exorbitante prise par les médias télévisuels qui, à force de domination, ont fini par gommer les différences et les personnalités – sauf rares exceptions. Pendant ce temps-là, triomphe de la médiacratie, de l’autoréférentialité médiatique. Donc victoire (provisoire) des journalistes grisés d’être regardés, d’être écoutés, n’aspirant pour la plupart qu’à compter parmi les people qui fascinent – donc à devenir des puissants puisque le couple télévision-radio confère cette illusion.

Marchandise. Maintenant, tout est maintenant. Rapide, tout est rapide. Consommable ; jetable ; sans horizon. Passons à autre-chose ! puisqu’on nous dit que l’avant-chose est déjà dépassée, périmée, recyclée. Sous le règne de maître lapin et de Nicoléon, qui croit parler aussi vite qu’il pense et penser aussi vite qu’il parle, on voudrait nous habituer à la fatuité de paroles vides qui ne servent à rien (les siennes constituent un genre à elles seules). Seulement voilà, parfois certaines paroles restent et figurent au Panthéon des âneries philosophiques. Souvenez-vous: «L’homme n’est pas une marchandise comme les autres», disait le petit-bonhomme de Neuilly (9 novembre 2006). Pas une «marchandise comme les autres», mais une marchandise tout même. S’il est un homme, une femme, quelle marchandise est donc le journaliste ?

Internet. Réaffirmons-le : l’autorité n’est pas la puissance, elle ne doit pas sa domination à la force mais à son inscription dans un ordre symbolique. A l’heure d’internet et de la révolution informationnelle, dont on sous-estime encore l’ampleur et les conséquences, nous savons que la généralisation de l’équipement informatique, la maîtrise grandissante de cette technique par le plus grand nombre permettent déjà d’envisager, à tout niveau et en tous domaines, une consultation permanente des citoyens, eux-mêmes engloutis sous l’avalanche de sites et d’offres où se mêlent l’important et l’accessoire, le vrai et le faux. A l’extérieur du monde de l’écrit – qui reste notre matrice – le rythme s’accélère et le journalisme devient fatalement l’affaire de tous, amateurs comme professionnels. Dès lors, où se fait - et où se fera - la différence ? Et quelle différence ? Posée autrement : quelle plus-value, quelle identité propre ? L’héritage de la crédibilité suffit-il ? De même, le « plurimédia » est-il une obligation stratégique, sous peine de disparaître sous le flux continu de la médiasphère ?

31 juillet 1914, assassinat de Jean Jaurès
au café du Croissant, à Paris
Intime. Faut-il défendre ce que nous sommes et – d’abord – ce que nous essayons d’être chaque jour un peu plus, par-delà nos imperfections, nos réussites ? Nous ne donnons pas de leçons. Nous sommes ce que nous sommes, avec le passé que l’on sait, glorieux pour beaucoup, récusable quelque fois. L’ici-maintenant nous oblige. Inventer. Se rendre indispensable. Et rechercher inlassablement, au plus profond de soi-même, cette dimension particulière qui fait du traitement de l’information un bien commun : la relation à l’autre et le rapport à la réalité, la vérité. L’actualité dicte toujours sa loi. Mais face à elle, en conscience, le journaliste consent ou non à aller au-delà des apparences, à ouvrir des brèches, à déranger, à surprendre, à penser d’abord contre lui-même en transgressant ses habitudes et, s’il le faut, à se transformer en combattant de l’impossible. Plus on devient soi-même, moins l’uniformisation nous guette. Plus il y a en nous de l’engagement (presque au sens « sacré » du terme), moins le goût de la propagande nous habite, moins nous sombrons dans la religiosité émotionnelle «du médiatique». Voilà la haute idée que nous nous faisons des lecteurs.

Jaurès. Seule la résonance du futur dans le présent ou du très loin dans l’ici nous offre – dans de rares moments d’orgueil – la possibilité en son ampleur de nous incarner dans quelque chose de plus grand que nous. Ce quelque chose porte un nom. C’est l’Humanité selon Jaurès, l’Humanité selon nos pères, l’Humanité selon ses lecteurs, l’Humanité selon nos enfants, l’Humanité, en effet. Dans le journal de Jaurès, le journalisme n’est pas un testament mais un acte de vie chaque jour recommencé, un cri de naissance perpétuel qui renvoie au cri l’homme assassiné. En responsabilité et en conscience, ce qui est écrit dans ce journal doit être unique. Chaque fois unique, le début de l’humanité. Le journaliste est une personne.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 7 février 2009
et redonné ici à la demande de plusieurs amis qui cherchaient ce texte en vain.]

(A plus tard...)

vendredi 21 janvier 2011

Qui veut faire taire Stéphane Hessel ?

« La haine trouble la vie et l’obscurcit », disait Martin Luther King… Depuis des semaines, pour l’avoir beaucoup écrit personnellement, nous savons que Stéphane Hessel dérange. Jusqu’à il y a peu, disons quelques mois encore, l’aura de sa personnalité inattaquable, de même que sa conscience jamais prise en défaut, constituaient des remparts à la haine. Ce temps est fini. Définitivement fini. Depuis les insultes de Pierre-André Teguieff, en octobre dernier, mais également depuis les critiques ridicules concernant son petit livre Indignez-vous !, le vieil homme ( 93 ans) est désormais la cible de toutes les attaques verbales possibles et imaginables... D'où nos questions. Qui a peur de Stéphane Hessel? Les dévots du sionisme? Le pouvoir? Les intellocrates de la médiacratie complice?

Car Hessel ne craint pas de développer, dans son petit livre tonitruant, que le motif de la résistance c’est d'abord l’indignation, ensuite l'action. Et ce qu’il avance comme argumentaire, et qui recueille l’assentiment populaire que l'on sait, s’articule fort justement autour de ce que l’État ne fait plus, alors que la production de richesse à considérablement augmenté depuis la Libération, période où la France était ruinée, ce qu’elle n’est pas aujourd’hui... Ainsi, sous prétexte de nous parler du programme du CNR et de la Résistance en général, Hessel nous parle d'ici-maintenant et nous encourage à reprendre le flambeau de ces Résistants d'hier, qui furent nos pères, nos grands-pères... À l’heure où la jeunesse se rebelle en Tunisie et dans le maghreb, mais aussi à Londres, Rome, Athènes ou Lisbonne, le pouvoir sarkozyste ne craint-il pas que notre jeunesse ne se réveille un de ces matins pour questionner notre France, plus ou moins brutalement ? Alors oui, la question est pertinente : qui veut faire taire Stéphane Hessel ?
(Lire égalementhttp://larouetournehuma.blogspot.com/2011/01/indignations-quand-le-succes-de.html).

Petit flashback. Souvenons-nous des propos de Pierre-André Taguieff. Le philosophe, historien et directeur de recherche au CNRS, avait de très loin dépassé les bornes en proférant des insultes indignes à l’endroit de Stéphane Hessel, coupable à ses yeux de se montrer «hostile» à Israël en appelant à la campagne de boycott des produits israéliens fabriqués dans les territoires occupés. Taguieff avait alors osé paraphraser un texte de Voltaire pour évoquer la figure de Stéphane Hessel. Je cite Pierre-André Taguieff : «Un soir au fond du Sahel, un serpent piqua le vieil Hessel, que croyez-vous qu'il arriva, ce fut le serpent qui creva.» Et Taguieff d’ajouter, sans ambiguïté: «Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu'on ait envie de lui écraser la tête.» C’était il y a trois mois. Et jamais Taguieff n’a daigné s’excuser pour cet épisode infâme…
(Lire également : http://larouetournehuma.blogspot.com/2010/10/quand-pierre-andre-taguieff-insulte.html).

Abordons maintenant le dernier épisode en date – non moins scandaleux. Stéphane Hessel voulait en effet tenir une conférence, lundi 17 janvier, au sein de l’École normale supérieure (ENS), à Paris. Seulement voilà, Richard Prasquier, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), est passé par là, s’en est mêlé et à réussi à faire plier la directrice de l’école, Monique Canto-Sperber, puisque celle-ci a finalement interdit ce rassemblement. En cause : cette conférence devait, entre autres choses, aborder la campagne de boycott qui veut peser sur Israël pour qu’il respecte le droit international. Quelques jours avant cette réunion le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) se permettait de dénoncer un «meeting de Stéphane Hessel qui viendra déverser son flot de haine anti-Israéliens pour justifier une campagne illégale de boycott contre Israël. Le Bureau souligne que le palestinisme est la source essentielle de l’antisémitisme et la cause du passage à l’acte antijuif sur notre sol depuis onze ans». Peu de place à la nuance : Stéphane Hessel est accusé d’être un antisémite…

Veille rengaine : toute critique à l’encontre des politiques des dirigeants israéliens devient systématiquement suspecte d’antisémitisme. D’ailleurs, Richard Prasquier, au nom du Crif, n’a pas hésité à le faire savoir sur son site. Contre «ce “malheureux” Stéphane Hessel, dont la gloire actuelle est à peine écornée par la révélation de ses différentes impostures, approximations et fixations haineuses contre Israël», l’homme dit avoir mobilisé «ses amis» Valérie Pécresse, Bernard-Henri Lévy (celui-ci a démenti avoir joué le moindre rôle), Alain Finkielkraut, Claude Cohen-Tanoudji, etc., puisqu’il s’agissait de s’opposer à «un crime contre l’esprit (…) : confondre débat et militance politique, comme le font quelques élèves de l’école convertis au terrorisme intellectuel, modèle trotskiste pour les uns, stalinien pour les autres, et de là proposer leur doxa à l’ensemble de l’université». En plus d’être antisémite, Stéphane Hessel serait donc un stalinien… Tout est donc permis !

Au fond, ne peut-on voir dans ce flot de haine une certaine "logique"? Israël, qui a beaucoup aimé l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, et qui s’était opposé à l’époque à tout boycott de ce pays, craint terriblement la campagne de boycott qui s’organise contre sa politique d’apartheid. Il fait donner le Crif, plus zélé que sa propre ambassade, pour faire taire ceux qui relaient cette campagne en France. Faut-il donc s’étonner ?

La mobilisation heureusement a porté ses fruits. Un rassemblement digne et solidaire s’est déroulé, lundi 17 janvier, sur le parvis du Panthéon, en présence de nombreuses personnalités et de plus de mille personnes. Et un appel de soutien à Stéphane Hessel, publié dans l’Humanité et Libération, a été cosigné par d’anciens élèves de l’ENS, Alain Badiou, Étienne Balibar, Ivar Ekeland, Jean-Marc Lévy-Leblond, Marie-José Mondzain, Jacques Rancière, Emmanuel Terray… Excusez du peu !
Retenons de ce texte ces quelques passages: «Un homme qui a dédié toute sa vie au combat pour la liberté se voit ainsi interdit de parole pour avoir rappelé les droits du peuple palestinien. Cette intervention n’est pas un fait isolé. Il y a longtemps déjà que le Crif et des personnalités qui lui sont liées exercent la calomnie et l’intimidation à l’égard des militants, artistes ou universitaires juifs et israéliens coupables de s’opposer aux violations du droit international perpétrées par l’État israélien. (...) Aujourd’hui cette institution affirme sans ambages son droit de décider qui a en France le droit ou non de parler d’Israël et de la Palestine. Elle n’a pas sans intention choisi de le faire en un lieu symboliquement associé à l’idée de la libre recherche. Si la directrice de l’École normale supérieure a accepté son diktat, elle a déshonoré sa fonction. (…) Le droit de critiquer les actes du gouvernement israélien comme de tout autre gouvernement doit être respecté sur notre territoire. Aucune institution n’a le droit de nous prescrire, en fonction des intérêts particuliers qu’elle représente, ce que nous devons dire, écrire, voir et entendre.»
Rien à ajouter.

Signalons qu’après l'annulation de cette rencontre à l’ENS, la mairie de Marseille, à son tour, a décidé d’annuler la tenue à l'école des Beaux-Arts d'un colloque littéraire sur Jean Genet auquel devait participer Leïla Shahid, le 18 janvier. Le motif invoqué : «L'impossibilité d'assurer, dans des conditions optimales, la sécurité d'une personne éminente.» Le président PS de la région Paca, Michel Vauzelle, et toute la gauche du Conseil régional, ont volé au secours de ce colloque en mettant, in extremis, une salle à disposition des organisateurs. Michel Vauzelle s’est interrogé publiquement : «J'espère qu'il ne s'agit pas là d'une forme quelconque de discrimination et d'atteinte aux libertés.»

Il est de notre devoir de partager cette inquiétude. Comme il est de notre devoir de soutenir pleinement Stéphane Hessel !

(A plus tard…)

mercredi 19 janvier 2011

Tunisie : le déshonneur de la diplomatie française

Quoi que nous entreprenions, de grand et de risqué, nous n’oublions jamais la grâce des compagnons sollicités, ces invisibles qui offrent 
des mots comme autant d’armes pour nos combats, défrichant par leur soutien indéfectible 
la vie aux avant-postes… À la faveur d’une révolution qui dit son nom et n’hésite pas à défier le présent, au moins une chose est sûre : les Tunisiens dans leur ensemble, et singulièrement les nouveaux dirigeants que l’on espère bientôt élus démocratiquement, après s’être libérés du joug de Ben Ali, ne sont pas près 
d’oublier l’attitude cynique des dirigeants français, qu’aucune excuse ne pourra jamais pardonner aux yeux de l’histoire… Tandis que Barack Obama saluait le «courage et la dignité» du peuple tunisien, il faut se pincer très fort pour relire plusieurs jours après le communiqué officiel de l’Élysée : «La France prend acte de la transition constitutionnelle annoncée…» Il y a de quoi avoir honte de cette diplomatie des copains et des coquins !

La polémique gronde si fort que de nombreuses voix ont réclamé, hier, la démission de la ministre des Affaires étrangères. Mardi dernier, en effet, Michèle Alliot-Marie était tellement aveuglée par sa croyance d’un Ben Ali éternel qu’elle osa énumérer des offres de services à son régime, proposant que «le savoir-faire de nos forces de sécurité, qui est reconnu dans le monde entier, permette de régler des situations sécuritaires de ce type». La répression s’abattait alors sur les Tunisiens, frappés dans leur chair… et la France de Sarkozy ne trouvait rien de mieux à proposer à ce peuple brisant ses chaînes que d’avancer sur le chemin de l’«apaisement» et du «dialogue» (dixit) avec la dictature… Outre que ces paroles heurtent toute sensibilité authentiquement républicaine, il s’agit surtout d’une entorse au préambule de la Constitution de 1946, selon lequel la République française «n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple». Mme Alliot-Marie devrait en tirer toutes les conséquences.

Ceux qui servent la diplomatie française, marquée par une complaisante tradition à l’égard de la dictature tunisienne, ont toujours montré 
leur vrai visage… Hier, après plusieurs jours d’indignités, le conseiller spécial du Palais, Henri Guaino, gêné 
aux entournures, est venu narrer la prudente et peu crédible autocritique du pouvoir. Les mots utilisés sont surréalistes : «Qu’il y ait pu y avoir des maladresses ou des incompréhensions, après tout, cela est possible.» Sans parler d’Alain Juppé, reconnaissant que lui et ses amis avaient «sous-estimé la situation». Et puis c’est tout ? On croit rêver… Ne sont-ils pas beaux, tous ces intellocrates qui tournent casaque et tentent d’assumer un lâchage aussi brutal que leur soutien fut total ! Le long silence complice avec Ben Ali, de même que les belles affaires réalisées entre bons amis laisseront des traces… Combien de personnalités politiques, économiques, journalistiques, universitaires et autres ont été régulièrement «invitées» (pour le dire pudiquement) par le régime tunisien dans les palaces de Djerba ou de Tunis, pour, ensuite, prêcher la bonne parole de Bel Ali ? Surtout, qu’ils n’aient pas le toupet aujourd’hui encore de nous donner des leçons de géopolitique !

Et pendant ce temps-là ? L’ex-dictateur Jean-Claude Duvalier est rentré en Haïti, après vingt-cinq ans d’exil paisible en France. Notre diplomatie, qui 
a favorisé ce retour, n’en est plus à un déshonneur près…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 18 janvier 2011.]
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mardi 18 janvier 2011

Klaus Barbie était espion au service de l’ex-Allemagne de l’Ouest...

Nous connaissions cette rumeur de longue date, au point de l’avoir quasiment crue (l’aveu est souhaitable) durant des années sans même en avoir les preuves formelles sous les yeux. Cette fois, la rumeur semble être devenue une information… Selon l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, qui a profité des premières fissures dans le secret-défense de certains documents, Klaus Barbie, alias le « boucher nazi de Lyon », a bien été un espion au service de l’ex-Allemagne de l’Ouest jusqu’au milieu des années 1960. La fiche de l’ex-nazi, classée top secret, indique que le ressortissant germano-bolivien résidant à La Paz, en Bolivie, était « exportateur de bois ». Chacun connaît l’histoire : sous la fausse identité de Klaus Altmann, mentionnée sur le document publié par Der Spiegel, se cachait en réalité Klaus Barbie, l’un des criminels de guerre les plus recherchés après la Deuxième Guerre mondiale. Barbie était alors surnommé «Adler». Enregistré sous le matricule V-43118, le criminel aurait donc collaboré depuis son exil doré pour le BND, les services de renseignements extérieurs de l'Allemagne fédérale (RFA) jusqu'en 1967…

Recruté par le BND début 1966, l'ancien chef de la Gestapo de Lyon avait retenu l'attention en raison de sa « farouche hostilité au communisme », explique Wilhelm Holm, son agent recruteur, cité dans les archives publiés par Der Spiegel, qui parle de 35 rapports rédigés par Barbie aux services allemands… contre rémunérations versés par la BND sur un compte en banque de San Francisco, aux Etats-Unis, grâce à ses nombreux soutiens américains. Ce n'est pas tout : peu après avoir été recruté par les services secrets allemands, Barbie prit la tête de la succursale bolivienne d’une entreprise de matériel militaire, dont le siège était à Bonn (alors capitale de la RFA). Mais il y a encore plus grave. Les archives montrent de manière incontestable que le BND connaissait la dernière adresse de Barbie en Allemagne, à Augsburg, ainsi que ses lieux de résidence en Bolivie… Rappelons que l’ancien SS fut retrouvé en 1972 grâce aux « chasseurs de nazis » Serge et Beate Klarsfeld.
Barbie, à l’origine de l’arrestation et de la torture de nombreux résistants (dont Jean Moulin), fut par la suite extradé en France en 1983, à l'issue d'un long bras de fer juridique. Avant d’être condamné pour crimes contre l'humanité en juillet 1987, lors d’un long procès à Lyon.

Le quotidien allemand Bild avait pour sa part révélé, la semaine dernière, que les mêmes services secrets allemands savaient dès 1952 qu'Adolf Eichmann, l'un des artisans de l'Holocauste, s'était réfugié après-guerre en Argentine sous le faux nom de Ricardo Klement. Les autorités de RFA n’avaient jamais rien entrepris pour son arrestation…
Klaus Barbie est mort en 1991, des suites d’un cancer, dans sa prison de Lyon. Adolf Eichmann, lui, fut retrouvé et enlevé en 1960 par les Israéliens : jugé puis condamné à mort, il fut pendu en 1962.

Décidément, les archives des deux Allemanges d'après-Guerre n'ont pas fini de délivrer bien des secrets...

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dimanche 16 janvier 2011

Laïc(s) : Nicoléon, les religions et le "choc des cultures"

Âge. Connaissez-vous le philosophe Giambattista Vico? Michelet, qui n’avait pas toujours raison, disait de cet Italien tombé dans l’oubli: «Avant lui, le premier mot n’était pas dit ; après lui, la science était, sinon faite, au moins fondée.» Ce Napolitain, précurseur des lois de l’histoire comme conception scientifique, écrivait dans son ouvrage daté de 1725, intitulé Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations (republié par Fayard en 2001), qu’il distinguait trois âges de l’humanité: l’âge divin, l’âge héroïque et l’âge humain. À l’en croire, tous les peuples parcourent ces trois temps… pour retourner inévitablement au premier, fruit d’une forme de «rationalité mécanique» de l’histoire… En ce moment, aussi incroyable que cela puisse paraître, beaucoup laissent croire que nous sommes revenus à cet âge divin qui – ô miracle – permet de quêter l’au-delà et d’entrevoir l’avenir sereinement (sic). À supposer brièvement, très brièvement même, que nous revisitions la période divine en question, cela signifierait que nous avons donc déjà traversé l’âge humain, contredisant Jaurès: «L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine.»

Religions. Pourquoi évoquer ainsi la figure méconnue de Vico, au cœur d’une actualité sans répit ni repos qui, par un pouvoir médiacratique d’occupation mentale, nous fait tant confondre le contenu figé de la pensée avec le processus de la pensée en action? Pour une raison simple. Le cours du monde actuel (placé en Bourse) nous donne l’impression que l’Italien, depuis son XVIIIe siècle, avait joué les Nostradamus de l’épouvante en affirmant que le peuple, dans son processus d’évolution qui le conduit à s’insurger puis à conquérir l’égalité, se complaît un jour ou l’autre à un début de désintégration de ce qu’il a acquis de haute lutte, comme prisonnier d’une phrase régressive incompréhensible… Enfoncés dans notre pessimisme chronique, vous comprendrez aisément pourquoi nous pensions exactement à cela, l’autre jour, en entendant le discours de Nicoléon lors de ses vœux aux autorités religieuses. Prenant prétexte des odieux assassinats de chrétiens d’Orient, le petit-monarque de Neuilly est reparti en croisade en parlant «d’épuration religieuse», puis en évoquant implicitement le fameux «choc des cultures» entre l’Orient et l’Occident: «Le sort des chrétiens d’Orient symbolise les enjeux du monde globalisé dans lequel nous sommes entrés, irréversiblement.» Le «sort» de la chrétienté symboliserait donc les «enjeux» d’avenir du «monde globalisé»… On croit rêver.

«Menace». Et la laïcité, dans tout cela? Sans jamais employer le terme de «laïcité positive», qui fut l’un de ses socles idéologiques de 2007, Nicoléon, pour qui «l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur» (personne n’oubliera), a cette fois dégoupillé une définition toute personnelle. «La République laïque, a-t-il dit, assure à chaque culte et à chaque fidèle la sécurité sans laquelle il lui est impossible de vivre pleinement sa foi. Une République laïque entretient un dialogue permanent avec les religions pratiquées sur son sol de façon à les entendre et, parfois, pourquoi pas, à les écouter.» Et, le croyez-vous? Voilà que l’inventeur du ministère de l’Identité nationale, qui a tant contribué à la «peur de l’autre» et à la défiance envers les héritiers de l’immigration vivant sur notre sol, vient s’étonner, presque s’inquiéter, que 42% des Français considèrent désormais la communauté musulmane comme une «menace pour leur identité». Pas moins des deux tiers des personnes se classant «à droite» l’expriment d’ailleurs clairement: la population musulmane en France est pour eux «un péril». L’entreprise de décervelage collectif de toute la médiacratie nicoléonienne, mise au service de la réaction, de la division et des clivages, profitant des failles de la continuité républicaine dans les quartiers populaires, a donc perverti durablement les consciences… Alors, autant le savoir. Pour Nicoléon, deux des principes fondateurs de la loi de 1905 sont potentiellement «renégociables», si l’on en croit un conseiller du Palais pour lequel le «climat n’a jamais été aussi favorable» (!) Selon lui, parce que l’article 1 serait menacé, 
à savoir que «la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes» (menacé?), il faudra tôt ou tard «revoir» l’article 2, qui stipule que «l’État ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte»

Universalité. Défigurée par la droite et son extrême, la laïcité à la française, l’un des quatre piliers de notre République, avec la liberté, l’égalité et la fraternité, est bel et bien en danger. Et la balafre s’élargit : financement public des lieux de culte et des salles de prière, subsides versés aux écoles confessionnelles, etc. La droite s’accommode opportunément d’une schématisation de la laïcité, réduite à la seule séparation de l’Église et de l’État. Seulement voilà, la laïcité n’est pas un particularisme accidentel de l’histoire de France, mais une disponibilité universelle du patrimoine humain, un idéal positif d’affirmation de la liberté de conscience, de l’égalité des croyants et des athées. Par elle et avec elle, la loi républicaine doit viser le bien commun et non pas l’intérêt particulier. D’où cette question: Nicoléon est-il vraiment laïque?

[BLOC-NOTES publie dans l'Humanité du 15 janvier 2011.]

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mercredi 12 janvier 2011

Haïti : la possibilité d'une île...

Tels ces instincts venus du fond des âges, le bruit et la fureur laissent des traces dans nos inconscients qu’aucun sang séché ne parvient à masquer durablement. Le rapport au temps prend alors tout son sens. En ce début de XXIe siècle, la vitesse en toutes choses symbolise souvent l’insignifiance d’une époque en mal d’horizons : le peuple haïtien, lui, semble frappé par une immobilité qui défie pourtant notre imagination… Le 12 janvier 2010, martyrisée par l’effroi d’une catastrophe tellurique et humaine ayant atteint un degré d’intensité rarissime, la Perle noire des Antilles s’enfonça en quelques secondes dans la terreur. En leur brutalité même, les circonstances obligèrent les Haïtiens à montrer une fois encore au monde leur force et leur détermination face à l’épouvante. Environ 300 000 morts sous les décombres. Un pays dévasté, réduit en poussière, quasiment hors sol…

Dany Laferrière prévenait dans nos colonnes: «Arrêtons avec l’expression “malédiction haïtienne” ! Haïti vient juste de rentrer sur la scène internationale de manière lisible et compréhensible. Il ne faut plus que certaines expressions nous collent à la peau.» Un an plus tard, nous partageons toujours le parti pris émouvant de l’écrivain mais aussi la colère et l’exaspération actuelles des Haïtiens. Douze mois après le séisme, le constat est en effet accablant. Sous la tutelle de la Mission de stabilisation de l’ONU en Haïti (la Minustah), organisme inefficace et discrédité, le pays reste sous les gravats et, avec les intempéries et l’effroyable épidémie de choléra, la situation donne le vertige… Environ 1,5 million de personnes vivent toujours dans 1 150 camps recensés. Les conditions sanitaires s’aggravent de jour en jour. Quant à l’aide humanitaire, elle demeure inégale et inéquitable. Avant même le tremblement de terre, n’oublions pas que l’île était déjà l’un des pays les plus pauvres du monde : 80% de la population y vivait avec moins de 1,50 euro par jour, 70% de sans-emploi et 62% d’analphabètes issus d’un système scolaire appartenant à 85% au privé…

Sous le coup de l’émotion, saisie par un sensationnalisme médiatique mondial, la communauté internationale avait promis des milliards d’aides. Et puis ? Pas grand-chose. N’est-il pas temps de tirer le bilan désastreux de cette aide en Haïti ? Après avoir été pillés par le FMI, après avoir subi des années de dictature et de corruption, les Haïtiens, qui n’ont pas supporté le spectacle de marines américains débarquant sur leur sol, savent à quel point leur nation est vulnérable, victime de la mainmise étrangère et d’un État impuissant… La récente mascarade électorale en est la meilleure preuve ! Pourquoi l’ONU, les États-Unis et l’Union européenne ont-ils osé conditionner le déblocage de certaines aides à la tenue d’un scrutin dépourvu de sens et qui s’est soldé par des fraudes et des meurtres ?

Pas seulement par dette mémorielle, les Français ont de tout temps aimé Haïti sans savoir comment canaliser cet amour. Pays d’hommes, d’arts et de littérature, pays de vent et d’âmes nobles aux émancipations tourmentées par l’histoire coloniale et dictatoriale, les Haïtiens ont le droit de reconquérir leur totale souveraineté pour rebâtir non pas à l’identique mais sur les bases d’une nouvelle citoyenneté. Il n’est pas trop tard pour les aider à rechercher des voies originales pour un nouveau développement humain, durable, débarrassé des néocolonialismes et des dominations.
 
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 12 janvier 2011.]
 
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mardi 11 janvier 2011

Politique étrangère de la France : un tabou à lever...

L’émotion suscitée par le tragique destin de deux copains du Nord, Antoine de Léocour et Vincent Delory, raptés au Niger puis arrachés à leurs jeunes vies dans des conditions insupportables, est vécue d’autant plus légitimement par tous les Français que les menaces contre nos ressortissants grandissent un peu partout – et singulièrement au Sahel. Dans cette région considérée autrefois par les diplomates comme «plutôt sûre» pour les anciens colonisateurs français, nous assistons désormais à une véritable série noire. Ne le cachons pas, tous nos compatriotes semblent aujourd’hui menacés au cœur même des capitales concernées : en tout, ils sont environ 8.000 au Niger, au Mali et en Mauritanie…

Après l’assassinat de l’ingénieur humanitaire Michel Germaneau, puis l’enlèvement de cinq expatriés sans doute toujours détenus au Mali, sans parler de la tentative d’attentat la semaine dernière contre l’ambassade de France à Bamako, les morts d’Antoine et de Vincent, tués lors d’une opération militaire nigérienne, soulèvent bien des questions… Car une certaine confusion prédomine encore concernant les circonstances de cette intervention armée à laquelle ont pris part des militaires français. Ainsi était-il légitime et nécessaire que des militaires français participent à cette opération dramatique ? Pourquoi et à quelles fins ont-ils été engagés dans une poursuite contre des criminels spécialisés dans la prise d’otages lucrative, probablement liés à des groupes terroristes capables de commanditer ce genre d’actes ? En somme, quelle a été la réelle implication des autorités françaises dans ce désastre humain ? Répétons-le clairement : aucune cause, ni les tensions ni les graves problèmes politiques qui témoignent partout dans le monde d’attentes sociales et démocratiques, ne peut justifier cette forme de terrorisme. D’ailleurs, à l’heure où nous écrivions ces lignes, al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) n’était pas formellement désignée par les autorités françaises comme responsable de ce drame. Mais ce nouvel épisode douloureux, quoi qu’il en soit, rappelle à l’État français la responsabilité qui lui incombe de tout faire pour obtenir la vie sauve et la libération des autres otages français, actuellement au nombre de huit, au Niger, en Somalie et en Afghanistan…

La vérité nous oblige. Il reste en effet un tabou à lever : que ce soit au Sahel ou en Afghanistan, la politique étrangère de la France est-elle en partie responsable des menaces qui pèsent sur ses intérêts ? À ce propos, faut-il s’étonner que le conflit afghan soit devenu un débat interdit, censuré par toute la médiacratie politique ? Trop peu de voix s’élèvent aujourd’hui pour s’opposer à cette sale guerre sans issue, dont le but déclaré, détruire les points d’ancrage d’al-Qaida chez les talibans, risque au contraire d’alimenter tous les fous de Dieu s’inspirant de Ben Laden…

Samedi 8 janvier, un caporal-chef français est tombé au combat en Afghanistan, ce qui porte à 53 le nombre de soldats français morts dans ce pays depuis fin 2001. Que peut espérer la France de Sarkozy sinon lécher 
les bottes des États-Unis et légitimer son strapontin aux côtés des valets de l’Otan. Le néoatlantisme de l’Élysée, mené sur tous les fronts telle une croisade, éloigne chaque jour un peu plus notre pays de son devoir historique – l’universalité de sa parole dans le monde.
 
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 10 janvier 2011.]
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vendredi 7 janvier 2011

La disparition de Maurice Vidal, figure du journalisme

L’ancien résistant communiste s’est éteint à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Il fut journaliste « sportif » à Ce soir et à Miroir Sprint, puis créateur du mythique Miroir du cyclisme.

Durant toute la deuxième moitié du XXe siècle, il avait côtoyé les plus grands noms de l’histoire du sport avec une passion, un engagement et une volonté de transmission qui forçaient le respect – jusqu’à devenir lui-même une figure incontournable du journalisme qui s’y rapportait directement, et, de loin en loin, de toute la presse d’après-guerre. Témoin d’une époque bénie faite d’exploits et peuplée d’authentiques héros aux incarnations populaires, Maurice Vidal nous a quittés, le 6 janvier, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, au début d’un nouveau siècle dont il nous disait ne plus comprendre «ni les codes ni les valeurs» et «encore moins ce penchant vulgaire et irrationnel pour la profusion de fric», qui, ajoutait-il, «finira par tuer l’essence même du sport».

Résistant communiste, dirigeant à l’Union de la jeunesse républicaine de France (UJRF), l’ex-Jeunesse communiste, il fut longtemps difficile pour ne pas dire impossible de dissocier chez lui le combat politique de ses activités professionnelles. D’abord journaliste au quotidien sportif Sports, créé par le PCF en 1946 pour concurrencer le groupe l’Équipe, autorisé à reparaître malgré ses agissements durant l’Occupation, Maurice Vidal débuta aux côtés de Jacques Marchand ou de Pierre Chany, avec lequel il devint un chroniqueur du Tour de France acharné et avisé, avant de rejoindre la rédaction de Ce soir, dirigé par Louis Aragon, puis le Libération d’avant Sartre, dans les années 1960.

Mais ceux qui connaissent sa carrière le savent : c’est à la tête de Miroir Sprint puis de Miroir du cyclisme, dont il fut le créateur, que Maurice Vidal transforma son amour du sport en œuvre journalistique collective et art de vivre. Cette revue mythique quasi déifiée par les spécialistes de la Petite Reine – toutes générations confondues puisque les anciens numéros s’arrachent encore sous le manteau – fut hélas sacrifiée au début des années 1990, au moment même où le cyclisme quittait sans le savoir l’âge d’or… Avec Émile Besson, et les regrettés Albel Michéa, Roland Passevant, Pierre Chany et quelques autres, tous des résistants, Maurice Vidal fut l’un des pionniers du journalisme dit «sportif», mais qui, chacun l’aura compris, était bien plus que du journalisme… Nous sommes leurs héritiers.

(A plus tard...)

samedi 1 janvier 2011

Une citation pour 2011...

« Pour voir loin, il faut y regarder de près. »
PIERRE DAC

(Une seule résolution pour la nouvelle année : mêlons-nous plus que jamais des choses du monde. A plus tard...)