lundi 27 décembre 2010

Flamme(s) : sommes-nous déjà les victimes du sous-venir ?

Fantasmes. «Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents», disait Georges Bernanos. 
À ce propos. À quoi rêvent nos adolescents ? Une étude réalisée par l’Observatoire de la parentalité auprès de jeunes âgés de 14 à 17 ans, donc cette «génération Internet» dont on mesure assez mal la réceptivité ou non au consumérisme ambiant, 
nous donne des indications significatives et angoissantes. À la question: «Quelles sont les personnalités dont vous aimeriez avoir la vie professionnelle ?», nos jeunes placent sur le podium Bill Gates, Steve Jobs et Zinédine Zidane. Quant aux entreprises plébiscitées, Apple, Microsoft et Google tiennent le haut du pavé. «Réalistes face au monde du travail, les jeunes ont intégré les nouveaux codes sociaux» : ainsi sont dépeints nos ados dans cette enquête impitoyable. Dans un monde 
où les patrons du CAC gagnent jusqu’à deux cents fois le smic, où 43% des jeunes actifs des quartiers populaires restent sans-emploi, faut-il s’étonner qu’on veuille ainsi singer l’Amérique et/ou envier les effets sonnants et trébuchants d’une gloire sportive ou pipolisée ? Jadis, on ambitionnait une trajectoire à la Jack London, à la Saint-Ex. Aujourd’hui, on veut finir à Wall Street ou au Qatar… Bienvenue au XXIe siècle.

États-Unis. Retour vers le futur. Depuis plusieurs semaines, quelques démographes attentifs nous mettaient 
en alerte et nous annonçaient la probabilité d’une information que nous n’imaginions pas possible. Mais voilà. C’est fait. L’espérance de vie des États-Uniens a officiellement régressé. Vous avez bien lu. Si l’on en croit le très sérieux Centre national des statistiques de santé du pays, en 2008, la durée de vie moyenne était de 77,8 ans, soit 1,2 mois de moins 
qu’en 2007… Aussi incroyable que cela puisse paraître, notre étonnement à la vue de ces statistiques stupéfiantes n’est en rien partagé par les spécialistes qui nous annoncent pour bientôt d’autres surprises de ce genre. Alors, est-ce conjoncturel ou non? «Probable», répond-on outre-Atlantique, puisque cette augmentation inquiétante ne serait due qu’à l’accroissement de la mortalité chez les plus de 85 ans, phénomène déjà constaté dans les années quatre-vingt-dix, mais si prononcé cette fois qu’il inverse la tendance générale. Les responsables de la santé publique s’interrogent néanmoins sur les motifs de cette régression historique. Progression d’Alzheimer, des pneumonies, des grippes, des problèmes rénaux et sanguins, etc. : les effets de la crise sociale sont évidemment passés par là, plongeant dans la grande misère des centaines de milliers de familles dénuées de protection santé ou mal protégées. Mais notons que cet événement rarissime depuis les années quarante est cette fois d’autant plus étonnant qu’il frappe majoritairement les Blancs : en effet, l’espérance de vie des Noirs continue de progresser, même si elle reste en moyenne inférieure de huit ans… Sans tirer de conclusion hâtive, rappelons que le démographe et historien Emmanuel Todd avait prédit la décomposition de la «sphère soviétique», dès 1976, dans la Chute finale (Robert Laffont), en s’appuyant notamment sur les statistiques de l’espérance de vie. Serez-vous étonnés d’apprendre, très prochainement, que cette même espérance de vie (dont on nous a tant rebattu les oreilles au moment du débat sur l’avenir de nos retraites) est en recul dans les quartiers populaires de nos grandes villes françaises ?

Rêves. Les masques de l’éphémère épousent 
donc toutes les formes. Puisque la solitude n’a pas son pareil pour rendre les choses vaines, il nous faut chercher, non sans difficulté depuis que la vie sociale de nos quartiers s’est déshumanisée, les ultimes lieux de dernières grandes aventures de disputes encore acceptables – la philosophie, l’exploration, la politique, la littérature – qui, jadis, prêtaient à controverse dans tous les bars populaires. Où est aujourd’hui la «terra incognita», la vraie, celle qui faisait voyager en-dedans de nous jusqu’aux nobles utopies de progrès et de lointains, en nous embarquant dans la connaissance radieuse et audacieuse – à peu près situé entre l’idéal mallarméen et la ligne de fuite valéryenne, pour que toujours survienne la vérité houleuse d’un jour de mer. L’aventure. Les idées. Et les actes. Rien à voir, n’est-ce pas, avec ces «terres inconnues» scénarisées pour prime-time et plateau-télé, émotions par procuration, une pilule et au lit… Quel est désormais notre roman intime, notre roman collectif ? Dans cet ici-et-maintenant s’évapore confusément le magistère des chantres de la Raison, qui, sur les bancs de la République, nous enseignaient le goût de l’avenir et du risque. Exit le savoir cumulatif, récitatif, dialectique, historique ? Exit, la transmission critique par le texte et son commentaire ? Exit, nos mythiques histoires, l’Égypte, la Grèce, Rome, qui cheminaient vers le temps et nous en posant leurs pierres sur l’échafaudage de notre propre construction ? Exit l’Idée française de République universelle ? Las sont les continuateurs, les transmetteurs, les initiateurs. Faute de moyens, de confiance, de considération. Relégués au rang d’accompagnateurs d’une époque où flaire la flamme de la déréalisation. Victimes du sous-venir ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 décembre 2010.]

(A plus tard...)

vendredi 24 décembre 2010

Une petite citation pour Noël...

"Christ représente primitivement :
1° les hommes devant Dieu ;
2° Dieu pour les hommes ;
3° les hommes pour l'homme.
Ainsi, par définition, l'argent représente primitivement :
1° la propriété privée pour la propriété privée ;
2° la société pour la propriété privée ;
3° la propriété privée pour la société.
Mais Christ est le Dieu aliéné et l'homme aliéné. La seule valeur de Dieu lui vient de ce qu'il représente Christ : la seule valeur de l'homme lui vient de ce qu'il représente Christ. La même chose vaut pour l'argent."
KARL MARX, L'Argent et le Christ (notes de lecture)

(Bonnes Fêtes à tous. A plus tard...)

mercredi 22 décembre 2010

Contre la "précarité énergétique", oui ! à un droit à l'énergie...

L’époque brutalise. Voyez un peu l’évolution des mots : «précarité énergétique», terme pudiquement employé pour évoquer l’une 
de ces réalités douloureuses en pleine croissance. À savoir l’impossibilité de se chauffer ou de s’éclairer, faute de pouvoir payer ses factures. Jusqu’à ces toutes dernières années, le phénomène était resté marginal. Mais, depuis 2008-2009, il est d’abord devenu endémique, avant de connaître une véritable explosion. Officiellement, environ 3,5 millions de personnes sont entrées dans cette nouvelle classification de la pauvreté, qui n’est, comme chacun le sait, qu’une sous-classification de la grande pauvreté tout court…

En 2000, les moins aisés consacraient 7% 
de leurs revenus à leurs factures d’énergie. Ce pourcentage atteint les 15% aujourd’hui. Et demain ? N’oublions pas que la lutte contre cette précarité énergétique est l’une des innombrables promesses non tenues du Grenelle de l’environnement. Par grand froid, dans certaines régions, un ménage sur quatre vit quotidiennement cette galère, souvent tenue secrète. Car, en matière 
de logement, tous les indicateurs affichent le rouge ! Pas moins de 4,5 millions de personnes sont mal logées, auxquelles il convient d’ajouter le 1,5 million en situation d’impayés et les 6,7 millions en situation dite de «réelle fragilité»… Conjugués, ces éléments forment une spirale descendante : impayés, endettement, restriction ou coupure d’énergie, problèmes de santé et isolement social… Et pendant ce temps-là ? Les Français subissent de plein fouet les augmentations des tarifs 
de l’électricité et du gaz, qui ne sont pas une fatalité mais le résultat mécanique des politiques menées 
par le pouvoir. Avec l’épouvantable loi Nome, le gouvernement a résolument fait le choix de financer les opérateurs privés au détriment d’EDF, ce qui entraînera de nouvelles hausses. Sans parler des tarifs du gaz, qui, pour satisfaire les appétits des actionnaires du groupe GDF Suez, ont grimpé de plus de 50% depuis la privatisation. Oui, 50%...

Au même titre que le logement, le droit à l’énergie est indispensable à la vie et doit être reconnu comme tel ! Des mesures immédiates et d’ampleur doivent donc s’imposer aux logiques financières : la baisse des tarifs du gaz, un moratoire sur ceux de l’électricité et l’interdiction pendant la trêve hivernale de l’ensemble des coupures de fourniture énergétique, comme l’a proposée récemment la communiste Marie-George Buffet au Parlement, sous forme de projet de Loi. L’État, premier actionnaire de GDF Suez et majoritaire dans le capital d’EDF, en a le pouvoir et le devoir. Mais le sarkozysme connaît-il encore l’existence de la notion même de «service public» ?

(A plus tard...)

lundi 20 décembre 2010

Jacqueline de Romilly : pour l’amour du grec (ancien)…

« Si les langues anciennes ont pour le moment perdu la bataille à l’école, elles n’ont pas encore perdu, et ne doivent pas perdre, celle de la culture. » Lire et relire Jacqueline de Romilly, inlassablement, avec la fraîcheur d’hier et la hardiesse de demain… Comment témoigner avec justesse et modestie l’émotion qui fut la mienne, ce week-end, en apprenant la disparition de cette grande dame, qui, sans le savoir, inspira une partie de mon parcours de jeunesse et, plus encore, ouvrit quelques portes vers un savoir acquis si fondamental qu’il scintille pour jamais…

Jacqueline de Romilly nous a quittés. Elle avait 97 ans. Et l’on ne savait plus bien ce qu’il fallait principalement retenir d’elle – sinon, bien sûr, qu’elle fut l’helléniste la plus connue et la plus importante du XXe siècle. Elle était la Grèce incarnée. Mais pas n’importe quelle Grèce. D’abord la langue grecque. Puis la pensée grecque. Puis la philosophie grecque. Puis toute l’histoire grecque en bloc. Les Grecs eux-mêmes se rendirent à l’évidence : Jacqueline de Romilly était tellement grecque qu’elle aurait dû naître Grecque. Alors, en 1995, pour saluer son combat en faveur de l’hellénisme, le gouvernement d'Athènes signa un décret qui fit de cette française une citoyenne grecque à part entière. C'était une question de nationalité. C'était une question de justice. C'était pourtant bien plus que cela en vérité !

Car De Romilly fut première en tout : première femme reçue à l’Ecole Normale supérieure ; première femme élue professeur au Collège de France ; première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; première Concours général, première à l’agrégation ; etc. La liste est longue. La seule exception notoire fut son élection en 1988 à l’Académie française – la deuxième femme de l’histoire après Marguerite Yourcenar (1980).

Elle, le savait mieux que personne : dix ans de grec ancien et de latin, ça laisse des traces… mais ça vous forme un homme ! Pour le jeune étudiant que j’étais, nourri quotidiennement par des jésuites scrupuleux dans l’art d’une transmission la plus parfaite possible, les travaux de Jacqueline de Romilly furent une base incontournable pour découvrir comment les Athéniens inventèrent la démocratie tout en s’efforçant d'en combattre les dérives : la démagogie, l'inculture, le soupçon, la négligence de transmission, l'oubli du bien commun… Longtemps les Grecs anciens furent pour moi des maîtres inégalés. Et Jacqueline de Romilly, un phare grâce auquel nous pouvions nous diriger pour découvrir les grands textes, devenus accessibles à tous. C’était la fin des années soixante-dix, le début des années-quatre-vingt, en somme la fin de l’insouciance et des scolarités paisibles, adossées sur le savoir et l’intelligence des savoirs, les chemins (presque) tout tracés. Mais déjà, le mal rôdait. Et l'enseignement du grec ancien disparaissait de plus en plus des écoles ! Tout comme le latin d’ailleurs…

De Romilly ne put rester en dehors de ce combat, qu’elle jugeait essentiel, pour que les jeunes générations ne soient pas coupées des racines de la culture européenne. Contre le désarroi que provoquent la perte des racines, la méconnaissance des langues-mères et des valeurs de nos Anciens (quels qu’ils soient !), Jacqueline de Romilly partit en guerre. En 2000, elle publia avec Jean-Pierre Vernant Pour l’amour du grec (éditions Bayard). Elle écrivait : «Ces valeurs ne s’acquièrent vraiment que dans un contact prolongé avec tous les hommes qui nous ont précédés, et surtout ceux qui ont médité ces valeurs, qui en ont parlé, qui les ont illustrées. Qu’il s’agisse du refus de la violence, de l’hospitalité, du but de l’existence, tout cela est présent dans les textes de nos littératures classiques, et déjà avec force dans les textes grecs.» Sans en faire une affaire «politique», elle en fit néanmoins un débat public, apportant son nom à des appels, à des pétitions : combattre pour l’enseignement du grec et du latin dans les lycées, pour éviter que les jeunes générations ne soient coupées du «rapport à une réalité vivante et précieuse». La guerre, la violence, la loi, la démocratie, la concorde, la liberté, la citoyenneté, le vivre-ensemble… Au lieu d’en appeler au sauvetage d’un enseignement des humanités au bord de l’abîme, elle loua haut et fort la grandeur de la langue grecque.

Car oui, il y avait, il y eut, il y a toujours cette langue grecque… Merveilleuse langue grecque. En cette époque où les mots sont galvaudés, affaiblis dans leur évocation, tellement utilisés et si mal, comment faire comprendre le bonheur qui fut le nôtre de parcourir ce « grec ancien » si décrié et pourtant si accueillant, si richement éveillé au monde d’aujourd’hui ? Et puis comment ne pas regretter ici-maintenant d’avoir lâchement abandonné les études supérieures avec cette langue grecque qui nous tendait les bras, l'agrégation et tout le reste ? Comment ne pas en être mélancolique - presque meurtri ? - désormais qu’une autre vie s’est emparée de moi ?

Il y a un an, pratiquement jour pour jour, Jacqueline de Romilly, dont l'oeuvre écrite fut si féconde et si abondante, reçut chez elle un jeune professeur de grec ancien, Augustin d’Humières, auteur du très remarquable Homère et Shakespeare en banlieue (éditions Grasset), un livre, comme son nom l’indique, qui relate dans le détail son expérience dans les quartiers populaires pour la survie (c’est le mot) des disciplines classiques. La grande dame avait dit à son interlocuteur : «Toute ma vie, j’ai attendu quelqu’un comme vous.» Confession rarissime, ultime, indispensable... Pour elle, l’enseignement du grec et du latin permet l’attention aux mots, à la logique, au raisonnement. L’étymologie s’avère indispensable à la bonne compréhension du français : qui ose encore en douter ? Et pourquoi nos ministres de l’Education nationale successifs ont-ils à ce point renoncé à l’essentiel et à l’admirable ?

Erudite férue du monde grec des Ve et IVe siècle, Jacqueline de Romilly n’arrêta jamais de dire sa reconnaissance qui l’animait pour le berceau athénien de la démocratie. Mélange de clarté et de rigueur pour le citoyen contemporain. Fille d’un père philosophe mort au champ d’honneur lors de la Première Guerre Mondiale et d’une mère romancière (Jeanne Malvoisin), elle était la Grèce éternelle incarnée, un symbole pour beaucoup de femmes. Le 23 janvier 1997, j’eus l’honneur d’assister à l’un de ses moments d’éblouissement : son entrée sous la coupole de l’Académie française. Dans son habit vert, déjà presque aveugle (elle le fut quelques mois après), elle avait déclamé le discours qu’elle avait préparé et appris par cœur, faute de pouvoir vraiment le lire malgré les lunettes qu’elle avait dignement chaussées. La grande helléniste du Collège de France recevait les honneurs de la nation savante - l'honneur de la France universelle. Et l’hommage infini de tous ceux qui l’avaient admirée…

Depuis, elle ignorait sa cécité, écrivait ses lettres à la main, se faisait lire le journal et les livres à voix haute, en récitait de nombreux de mémoire. Ce n’était pas une coquetterie. Mais un combat. Le combat d’une vie d’excellence. Le combat contre l’ignorance. Un combat que nous partagerons toujours.

(A plus tard…)

jeudi 16 décembre 2010

Mélancolie(s) : l'humanité déserte-t-elle le champ des civilisations ?

Matin. Bref instant de grâce et lune sous le vent. Une brume incertaine qu’assigne l’hiver neigeux – des odeurs de ville encore ensommeillée, des lueurs naissantes et puis quelques effluves en-amourachés, entre le suave et l’aigre, le brutal 
et le doux. Tous les mystères indéchiffrables semblent soudain ressusciter dans l’espérance vague d’une aube éternelle… Curieux quand même. Un petit matin. Juste un petit matin. 
Et s’éveillent en nous toutes les frontières auxquelles l’homme 
se heurte et devant lesquelles il s’élance ou se résigne. Puisque «la vie, c’est ce qui arrive quand on est occupé à d’autres projets», comme le disait John Lennon (où étiez-vous il y a trente ans ?), doit-on refuser la promesse d’un émerveillement, n’y voir qu’un leurre, qu’une faiblesse d’âme, qu’une volupté arrachée à l’agonie d’un monde trop désarmant et si indéchiffrable ? Ces aubes ne sont-elles que des masques éphémères, l’allégorie d’une dépossession sans équivalent que nous sentons plus 
ou moins confusément : celle d’un monde révolu dont nous portons le deuil sans le savoir ? Mais qui peut avoir encore 
la force de nous dire de quel monde nous parlons là ?

Forme. L’humanité déserte le champ des civilisations – ce phénomène n’est pas réversible. Le penseur, l’auteur, le philosophe ou l’élu de la cité ne sont pourtant pas que les gardiens somnolents du musée des cultures. Nous savons depuis Freud les accointances du deuil et de la mélancolie. Mais nous savons depuis Chateaubriand les difficultés de se retrouver entre deux siècles «comme au confluent de deux fleuves», plongeant «dans les eaux troubles», s’éloignant «à regret du vieux rivage» mais nageant «avec espérance vers une rive inconnue». Nous ne tiendrons pas ici la chronique de l’irréparable abandon, même si, entre l’ancien et le nouveau, dans nos tentatives réelles de conciliation, domine cette étrange impression (erronée) de délabrement à la fois insinuant et irrésistible. Une sorte de morosité crépusculaire. Une espèce de dégradation si nette qu’elle nous paraît plus-que-réelle et d’autant plus attristante qu’elle s’habille de fatalité, à l’abri de toute intervention humaine collective. Devant la brusquerie de volonté de rapidité de notre époque et, surtout, faute d’accéder aux bonheurs de l’altérité, le psy, l’anxiolytique, le yoga, la diététique, le fitness, la thalasso, le Club Med et la télé nous aspirent à «être bien dans sa peau». Voyez l’exigence revendicative : mécaniquement bien dans sa peau. Comme un vulgaire moteur dans sa carrosserie. Le «moi-je» tourne à l’ego comme le vin au vinaigre. Embastillé dans son désert intérieur, l’individu, frappé d’immobilité, ne se perçoit plus comme le maillon d’une chaîne, le prénom d’une généalogie, 
la séquence d’une narration. Juste exister en soi pour soi.
«La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans – c’est-à-dire de créer», écrivait Jacques Derrida.

Tourmentés. Pouvons-nous encore brûler nos propres feux, anéantir le court-termisme, fuir la frénésie superficielle que nous impose la r-évolution des nouvelles technologies de l’information ? Pouvons-nous dépasser nos rêves les plus sombres, se dresser et parler dans la bouche du monde – dans nos bouches mais ouvertes au monde ? 
Cherchons le chemin pour ne pas nous sentir en exil permanent, incompris, délaissés tels de vulgaires bateaux ivres laissant derrière eux les rives où sèchent les larmes. Les tourmentés, empêcheurs de tourner en rond, sont dévisagés – jamais envisagés. Perdus dans un quelconque Cabaret de la dernière chance, retrouvant dans les saveurs d’un Jack Daniel’s les ornements sentimentaux d’une certaine jeunesse perdue, quand les rêves duraient toute une nuit et les chemins pour y aboutir toute une vie. Le trop-plein ne se vide jamais 
tout à fait…N’est-ce pas ?

Marchés. Et vous ? Vous êtes plutôt Cantona, avec son goût irraisonné de la désobéissance civile, belle et imparfaite, politiquement juste et économiquement friable dans sa contestation de l’ordre institué ? Ou plutôt Zidane, défendant jusqu’à l’absurde – et 15 millions de dollars – la candidature du Qatar pour le Mondial 2022 ? Vous retrouvez-vous dans ce tremblement de temps du profit à la va-vite ? On sait trop peu par exemple que la durée moyenne 
de détention des actions dans le monde est de onze secondes ; que sur cent transactions financières, seulement deux sont supportées par des transactions économiques ; que sur les marchés des matières premières, les spéculateurs de la planète opèrent trente-huit fois plus que la consommation réelle desdites matières premières… Les actionnaires ont muté en investisseurs de passage, préférant l’irresponsabilité et le virtuel à l’affectio societatis d’antan. Cornelius Castoriadis écrivait : «C’est par la société que l’individu “fou” devient un homme mais la “folie” chaotique n’est-elle pas toujours au seuil de la conscience ?» Si nous n’écrivons pas seulement pour conjurer notre fuite dans le temps, nous quêtons néanmoins, et pour cause, les instants de grâce et de lune sous le vent – mais pourquoi le mot de la fin devrait-il toujours être «bref» ?


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 décembre 2010.]

(A plus tard...)

mercredi 15 décembre 2010

1871-2011 : les 140 bougies de la Commune de Paris

«Un idéal pour un monde plus juste ; l’ambition d’une démocratie populaire directe, laïque, sociale…» En présentant, mardi 14 décembre, lors d’une conférence de presse, les initiatives des Amis de la Commune de Paris 1871 pour l’année 2011, les coprésidents de l’association, Claudine Rey et Jean-Louis Robert, n’ont pas caché leur ambition – et l’idéal de modernité qui les anime. Le 140e anniversaire de ce grand moment de l’histoire de France ne sera «ni passéiste ni exclusivement commémoratif», mais visera au contraire à «rendre plus que jamais vivantes des valeurs tellement actuelles qu’elles font peur aux puissants et au pouvoir de l’argent».

Le calendrier 2011, duquel nous pouvons retenir quelques dates clés, devrait être à la hauteur de l’exigence ainsi formulée. Exemple, le vendredi 18 mars, jour du 140e anniversaire, le peuple sera appelé en masse dès 17 heures à célébrer l’événement sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Paris, où seront donnés de nombreux spectacles et où, solennellement, sera réitérée la demande de réhabilitation des membres de la Commune envoyés à la mort ou au bagne par une «justice» militaire expéditive… Peu de temps après, du 30 mai au 19juin, une grande exposition organisée par la Ville de Paris occupera la salle des Cordeliers (6e arrondissement), tandis qu’un cycle de huit conférences sera donné au Petit Palais, du 29 avril au 17 juin, tous les vendredis à 14 heures. Signalons que la traditionnelle montée au mur des Fédérés, fin mai, prendra cette année une importance particulière, sans parler de la trentaine (au moins) de manifestations historiques d’ores et déjà recensées partout en France…

Dès le mois de mars et jusqu’au rendez-vous de la Fête au parc de La Courneuve, l’Humanité s’associera pleinement et activement à toutes ces initiatives : numéros spéciaux, hors-séries, portraits d’été, etc. Je vous en reparlerai très prochainement…

(A plus tard...)

lundi 13 décembre 2010

Face au sarkozysme et à Le Pen, quelle gauche pour demain ?

Ces temps-ci, le microcosme politico-médiacratique a de quoi nous inquiéter. Il suffisait de regarder À vous de juger, jeudi soir sur France 2, pour en percevoir toute la perversité. Ce fut d’abord le honteux tapis rouge déroulé sous les pieds de Marine Le Pen, qui, durant une heure et demie et sans vrais contradicteurs, eut le loisir de surfer à sa guise sur la crise économique, sur les ruines d’une France en atomisation sociale avancée, sur le pourrissement ultra-droitier du sarkozysme, sur les misères du monde libéral et les méfaits de l’Europe… la bonne blague ! La tentative de ripolinage opérée par la leader d’extrême droite fut une nouvelle fois grossière, pourtant, l’animatrice Arlette Chabot tomba dans le piège : «Vous parlez comme la gauche ?» demanda-t-elle naïvement à la fifille de papa. Servir ainsi de porte-plats aux revendications de haine de l’autre, à la destruction souhaitée des liens sociaux et des solidarités républicaines, était plus qu’indécent. C’était une insulte à l’idée que nous nous faisons 
des services publics et de la parole publique en général, dévaluée, maltraitée. Et si le danger FN existe, comme en témoignent tous les sondages, il faudra le combattre avec courage et non en gobant passivement les paroles plus ou moins adoucies d’une Le Pen en voie de banalisation…

Mais ce n’est pas tout. Après la tribune libre accordée aux âmes noires de l’«œuvre française» pseudo-moderne, nous avons eu le droit à une séquence surréaliste consacrée au Parti socialiste, façon ultra Ve République. Nos éditocrates réunis semblaient plus disposés à évoquer 
la question des primaires que celle du programme. Reconnaissons que, en ce moment, certains protagonistes du PS se prêtent volontiers à ce type de réflexes. Si, pour une majorité de militants socialistes, les primaires sont attendues avec bienveillance, beaucoup expriment leurs craintes qu’une vulgaire «guerre des chefs» ne vienne anéantir la construction des idées. La bataille des ego aurait débuté et avec elle, comme un vieux film tôt rembobiné, la machine à désillusionner le peuple de gauche… Entre nous, ces débats de postures sont-ils à la hauteur des enjeux actuels ? Il n’y a pas de quoi sourire. La France va mal. Et si les classes populaires se demandent légitimement : «Comment en finir avec le sarkozysme ?», c’est d’abord parce qu’elles expriment leurs souffrances sociales après des années de sacrifices… Refuser la spectacularisation de la politique et la personnalisation à outrance est donc une question de dignité citoyenne. Toute la gauche doit y réfléchir – non comme un défi, comme une exigence.

Le sarkozysme est en crise et le socle sur lequel le prince président avait construit son succès s’est profondément effrité. Quand on est de gauche, il y a tout lieu de s’en féliciter. Mais s’en contenter ne suffira pas, ce serait même mortifère. Après la séquence sociale que les Français viennent d’imposer au pouvoir, nous savons que nos concitoyens sont durablement ancrés dans une contestation du système, qu’ils critiquent désormais sans modération les «logiques du capitalisme financier» ou les solutions du FMI… Comment douter que c’est évidemment sur cet idéal d’égalité et de justice que doit 
se construire une dynamique de gauche ? Pour répondre 
à la révolte (massive) contre les injustices, la gauche 
doit préparer et inventer bien plus qu’une «alternance» douce et paisible, mais bel et bien un changement 
de société qui refonderait la République elle-même. 
Un enjeu de civilisation, rien de moins. En ce domaine, la responsabilité du Front de gauche est immense. Pour bousculer l’hégémonie du PS et réinstaller une espérance crédible, qui a tant fait défaut depuis une génération…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 11 décembre 2010.]

(A plus tard...)

vendredi 10 décembre 2010

Chômage : la "tête de l'emploi"...

Pour comprendre les dynamiques qui sous-tendent les transformations en profondeur d’une société frappée d’atomisation sociale, rien ne vaut la somme d’exemples si particuliers qu’ils témoignent d’un pourrissement durable. Les sociologues de l’exercice appellent cela «les zones grises d’une société», là où se jouent des destins humains, la vie des familles. Et sans doute bien plus encore, l’esprit d’un pays. Ainsi, en lisant le stupéfiant témoignage d’Éric, que nous publions aujourd’hui, on pourrait croire sinon à un gag du moins à un cas si singulier qu’il ne saurait à lui seul résumer ce qui se passe dans les bureaux d’accueil de Pôle emploi. Pensez donc. Est-il possible de proposer à un chômeur de longue durée de cinquante-six ans un poste d’«animateur Web» pour «divers services de charme pour adultes sur Internet» ? Eh bien, oui. Et si cette «offre d’emploi» indigne et offensante
n’a rien d’«illégal» (sic), elle en dit long sur la difficulté de reclasser les plus de cinquante ans…

Tous les témoignages que nous recueillons le confirment. Depuis sa création, l’établissement public né de la fusion ANPE-Assedic se montre incapable de répondre à l’afflux de nouveaux chômeurs. Plus grave, il vit lui-même une crise sociale et morale sans précédent. Pôle emploi ? Synonyme de drame social pour les demandeurs, de drame professionnel pour les agents, comme en témoignent les tentatives de suicides qui se sont dramatiquement accélérées ces derniers mois… Conditions de travail épouvantables. Visites aux entreprises ajournées. Plate-forme téléphonique sous tension. Report des rendez-vous avec les inscrits. Agents débordés, auxquels on demande de gérer les conséquences de la crise économique, avec une remontée exponentielle du nombre de chômeurs – près de 4% en un an, soit près de 500 000 nouveaux inscrits… Néanmoins, en 2011, les crédits de fonctionnement seront gelés. Et 1 800 postes supprimés !

L’«amortisseur social» n’est plus qu’une expression vidée de son sens. D’où cette question à la fois simple et terrifiante : un individu auquel manquent les ressources minimales pour pouvoir conduire ses projets et être maître de ses choix est-il encore un citoyen ? La réponse est non. La gigantesque entreprise de dé-citoyenneté engagée par le sarkozysme et le Medef atteint des sommets. Non seulement l’intérim vient d’exploser de près de 14%, mais la part des CDI dans les rares emplois encore créés est désormais dépassée par le nombre de CDD. Cette précarisation croissante du marché du travail fragmente et désagrège les offres d’emploi. Quant à l’instauration de «l’offre raisonnable d’emploi», elle contraint les demandeurs à accepter n’importe quelle offre, loin de chez eux, quelques heures par semaine… Au royaume du néocapitalisme, le chômage de masse a bel et bien une fonction : faire pression sur les salaires et les conditions de travail, raréfier l’emploi, baisser les coûts, séquencer les horaires, déréguler les contrats, bref, développer un sous-prolétariat utilisé comme variable d’ajustement.

Chacun le constate. La radicalisation et la multiplication des phénomènes d’exclusion 
ne peuvent plus être masquées. Il n’y a plus «une» mais «des» fractures sociales, symbolisées par l’émergence d’économies «sauvages», telles que les nouveaux chiffonniers, et des formes inédites de précarité dont la catégorie des nouveaux pauvres, désorientation d’une frange de la jeunesse désormais sans promesses, dépourvue de repères éthiques, etc. La montée de telles incertitudes insulte l’avenir. Les simples protestations morales ne suffisent plus.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 décembre 2010.]

(A plus tard...)

lundi 6 décembre 2010

Secret(s) : à propos de l'affaire Wikileaks...

Wikileaks. «Un secret qu’on est vraiment seul à détenir, un tel secret rendrait malades les plus robustes, et on peut même se demander s’il existe une conscience assez intrépide pour supporter ce tête-à-tête, sans en mourir…» Au fil de sa longue et patiente réflexion sur l’existence – ou non – de la conscience dans le temps, nous nous demandons ce que Jankélévitch, disparu voilà vingt-cinq ans, dirait de certains tourments de l’actualité, lui le penseur réputé du mensonge, de la vie morale, du sérieux, du pardon… Par exemple, comment aurait-il confronté sa métaphysique du «je-ne-sais-quoi» et du «presque rien» au gigantesque buzz mondial que constitue la divulgation par Wikileaks de documents diplomatiques dont «le pouvoir de nuisance pourrait s’avérer dévastateur», pour reprendre des termes entendus cette semaine dans une annexe du Quai d’Orsay par un conseiller diplomato-juriste ayant traîné ses guêtres dans quelques chancelleries de la planète. Avant d’ajouter, avec cet air faussement sérieux que prennent les vieux de la vieille : «Vous savez mon jeune ami, il s’agit là pour nous de la plus grande catastrophe diplomatique de l’histoire… et dire que les journalistes collaborent à cette forfaiture mondiale !» Le bloc-noteur sentit souffler sur ses frêles épaules le vent de la coresponsabilité. Jusqu’à un certain point.

Réseaux. Puisque «philosopher c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi», reconnaissons d’abord que la divulgation de documents confidentiels du département d’État américain par Wikileaks, ce site Web dit «de ressource et d’analyse politique et sociétale», ne bouleversera pas les relations internationales et embarrasse plutôt les détenteurs de secrets d’États que la masse des citoyens tenus à l’écart des grands choix stratégiques de leurs dirigeants. Au moins une chose est sûre. Dans ce monde globalisé, où l’information de moins en moins média-dépendante circule à la vitesse des réseaux, autrement dit en hyper-accéléré, la notion même de confidentialité n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle fut jadis. D’où le questionnement de quelques penseurs de la modernité, pour lesquels une forme de «poujadisme participatif» serait le prix à payer de la révolution informationnelle. Sommes-nous entrés de plain-pied dans la société de l’information, avec ses conséquences, ses risques, ses dérives éventuelles ? Ou pénétrons-nous dans la société de la divulgation sur tout et n’importe quoi, avec la volonté affichée d’un pseudo-égalitarisme devant les secrets, velléité aussi naïve qu’improbable ? Jankélévitch : «Si tout est permis, rien n’est permis.»

Crime. Mais revenons un instant à notre vieux diplomate chafouin. Que dit-il, au fond, lorsqu’il redevient calme ? Ceci : «L’essence de notre politique étrangère, c’est notre capacité à dire les choses franchement à nos homologues étrangers et à maintenir ces conversations hors du domaine public. Cette fuite massive vient de ruiner, pour longtemps, ce principe de base des relations diplomatiques.» Faisons nôtres un instant ses interrogations légitimes. Wikileaks ne reste-t-elle pas une organisation opaque (sic) aux intérêts potentiellement controversés ? Pourquoi les contenus en ligne ont-ils été sélectionnés et expurgés, et à quelles fins ? Ces fuites font-elles avancer sinon la démocratie du moins la transparence ? Faut-il s’habituer à ce Big Brother d’un nouveau genre accroché en permanence à nos ordinateurs ? Enfin deux questions suprêmes. Primo : découvrons-nous là, non sans délectation, le miroir sans tain de ceux qui prétendent dominer le monde par la force et les manipulations les plus inavouables ? Secundo : à qui profite le crime ? Que les lecteurs pardonnent la prédominance interrogative, mais, pour répondre à la dernière question, il convient d’en poser une autre : puisque peu de chose que nous ne sachions déjà sont révélées dans ces documents sur les principaux chefs d’État ou de gouvernement (Poutine brutal, Merkel insensible, Berlusconi mafieux, Nicoléon autoritaire… quels scoops !), pourquoi les seules informations «pertinentes» diffusées dans ces documents concernent le Moyen-Orient ? Pas de crédulité. Pour les Américains, les «hasards» font parfois bien les choses. N’est-ce pas…

Karachi. Venons-en aux commentateurs assermentés, qui, à longueur d’antennes, nous jouent leur petite musique critique de défense des pouvoirs ainsi «violés», étant eux-mêmes, souvent, dans les alcôves d’où on leur donne l’impression d’être importants… Oseront-ils défendre l’auteur présumé des fuites, le brave militaire Bradley Manning, victime de discriminations et qui, rappelons-le, n’est pas en détention depuis des mois pour avoir révélé la haine entre Netanyahou et Ahmadinejad (!), mais bien pour avoir diffusé une vidéo montrant une bavure de l’armée américaine en Irak… Alors ? Ces outragés de salon défendront-ils les courageux et tous les contre-pouvoirs ? À ce propos. Les mêmes fieffés de la médiacratie courbée ne réclament-ils pas (à juste titre d’ailleurs) la levée du secret-défense concernant le dossier de Karachi, les sous-marins Agosta, les commissions pakistanaises, les rétrocommissions libanaises, etc. ? En matière de «transparence», décidément, certains ne sont pas à quelques grands écarts près…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 décembre 2010.]

(A plus tard...)

vendredi 3 décembre 2010

Soumission(s) : à propos du corpus dominant...

Pourrissement. Les ravages du consumérisme atomisent-ils tous les rapports humains ? «Tout ce qui est utile est laid», disait Théophile Gautier. On le sait, depuis Adam Smith, l’économie ne cesse de définir la société comme une société commerçante, tout se passe entre marchand et marchand, comme si le langage humain était devenu binaire – un chiffre, 
une statistique… L’air du temps répugne à l’audible philosophique et diffuse la vulgarité ambiante de ceux 
qui disposent de tous les leviers du pouvoir politico-financier. Les saigneurs du CAC 40 paradent. Les marquis du show-biz s’amusent et se gorgent sur les antennes et les ondes. 
Et pendant ce temps-là, Nicoléon insulte et dispense aveuglément son indignité coutumière. Le dernier épisode en date («il semblerait que vous soyez pédophiles», adressé aux journalistes présents à Lisbonne) n’étant qu’une preuve supplémentaire du pourrissement au sommet de l’État. Entre-nous. Puisque «les preuves fatiguent la vérité» (Georges Braque), une «preuve supplémentaire» était-elle encore utile pour se convaincre que le petit-prince élu
ne méritait ni la fonction ni ses honneurs ?

Destination. Le tout-venant nous servant de rince-doigts, nous cheminons comme nous le pouvons, à contre-vents, poussés par on ne sait quelle force d’autant plus rageuse qu’elle porte en elle la conviction qu’il est temps d’en finir avec les usurpateurs qui négligent le présent 
pour mieux oublier le passé – ne parlons même pas du futur… Quelle option ? Tout droit ? Un pas de côté ? Un autre à gauche ? Quelle destination ? Et si nous ne savons plus d’où nous venons, où allons-nous ? Il faudrait refuser de (se) regarder derrière. L’amnésie des heures collectives. Ignorer jusqu’aux idées nourricières, les renier. Et suivre le sens du vent, quitte à choisir le destin d’une feuille morte. Adieu conquêtes et combats ? Adieu Himalaya, rêves, quêtes, sens avérés ?

Norme. Pour dire la vérité, avec la séquence sociale exceptionnelle que nous vivons, avec le retour d’une grille de lecture de classes (eh oui) et une meilleure expression-compréhension des maux de la société française qui labourent les entrailles de ce vieux pays, en vérité donc, nous pensions sincèrement avoir dépassé le stade des injonctions 
aux renoncements. Seulement voilà, le corpus dominant 
des pseudo-intellectuels de la caste séparée sévit toujours. 
Sitôt le «chaud» passé et les menaces d’insurrection sociale (ça reste à voir d’ailleurs, tant la contestation reste forte), 
les voilà réunis de nouveau pour nous inviter à «l’au revoir» de nos convictions, à «l’adaptabilité au monde qui change», au passeport digitalo-libéral et à la connexion en free-live 24 h/24 h pour bouffer du marché libre et non faussé…

Chiens. Sucés au biberon médiacratique, tous 
les circuits de la parole ressemblent de nouveau à une escalade à la fois dérisoire et préoccupante, quand le plus petit dénominateur commun, compréhensible dans l’immédiateté, devient la norme admise passivement, quand la démocratie des «moi je» remplace la vision et le projet collectif, quand les nobles corporations élitaires se regardent au miroir («que peut-on faire?»), calculant 
leurs entrées en scène comme autant d’attendrissements 
de leur propre condition… L’Histoire en majuscule est une recherche toujours à compléter. Ce n’est pas un terrain de jeu idéologique. Ne sommes-nous pas bien placés pour le savoir ? L’absence d’Histoire ou, plus grave, l’atrophie d’Histoire revisitée pour les besoins de la propagande sont deux frénésies très contemporaines aussi aliénantes l’une que l’autre. La France souffre-t-elle à ce point des douleurs de l’amputé ? D’une trace bientôt manquante ? D’une grandeur devenue minuscule ? Tout le laisse croire. Car l’époque est aux chiens errants – chiens quand même ? –, où n’importe quoi peut se lire ou s’entendre dans la grande cuve de la révolution informationnelle. Ils aboient. Ou se couchent. Dans ce monde désormais glissant, que devient dès lors l’autorité ? Celle des savants, des experts, des intellectuels, des historiens, des élus et même – pourquoi pas – des médias ? Avec la crise des représentations – toutes les représentations ? –, le temps, les formats, les styles, les publics 
ne sont pas (ou plus) les mêmes. Faut-il encore s’étonner d’entendre un philosophe comme Alain Finkielkraut dire sans 
se soucier des conséquences : «Le monde n’est plus à transformer mais à sauver.» Quand le penseur, quel qu’il soit, 
se transforme en agitateur autoritaire et liberticide, tournant 
le dos au doute et à la re-formulation, il ouvre la porte à l’horreur des soumissions.

Crocs. Sans r-évolution des consciences, aucune chance que la concorde en nous se fasse. Et puisque la «vérité doit s’imposer sans violence» et que «la tristesse pure est aussi impossible que la joie pure», comme l’écrit Tolstoï dans Guerre et Paix, nous aimerions réclamer répit, calme, mais aussi démesure poétique qui mettrait à distance le brouhaha d’une époque accélérée où tout se dit et tout se vaut dans les discontinuités d’une «opinion publique» érigée en option fondamentale… Qu’on se le dise. Encore et encore. L’Histoire rattrape toujours à coups de crocs ceux qui cherchent à lui échapper.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 27 novembre 2010.]

(A plus tard...)

mercredi 1 décembre 2010

Crise européenne : signez l'appel de l'Humanité !

Après la Grèce, l’Irlande se voit prescrire une cure de super d’austérité, qui va aggraver la pauvreté et augmenter le chômage. Le Portugal, l’Espagne, puis l’Italie et la France sont menacés. Ce n’est pas aux salariés de payer les conséquences d’une crise provoquée par une politique ultralibérale qui a été présentée longtemps comme le seul modèle à appliquer.
Signez la pétition mise en ligne par l'Humanité, que j'ai personnellement signée, et dont voici le texte intégral :


L’avenir de l’Europe est
l’affaire des peuples européens
L’avenir de l’Europe doit devenir l’affaire des peuples européens et non des spéculateurs. L’Union européenne est aujourd’hui minée par les attaques des marchés financiers, de connivence avec le FMI et les institutions européennes. Après la Grèce, l’Irlande se voit prescrire une cure de super d’austérité, qui va aggraver la pauvreté et augmenter le chômage. Le Portugal, l’Espagne, puis l’Italie et la France sont menacés. Nul n’est à l’abri de cette thérapie de choc qui, faute d’être stoppée, ruine l’idée européenne elle-même.
Ce n’est pas aux salariés de payer les conséquences d’une crise provoquée par une politique ultralibérale qui a été présentée longtemps comme le seul modèle à appliquer dans toute l’Union européenne. La solidarité entre les peuples européens à la merci des agences de notation doit s’exprimer avec force.
Dans l’immédiat,
- Il est indispensable de créer un fonds de développement humain social et environnemental financé par la Banque centrale européenne qui impulsera la création d’emplois, le développement des services publics, la réduction des inégalités de développement au sein de l’UE, l’éducation l’innovation environnementale.
La Banque centrale européenne doit pouvoir aider les Etats en difficulté en leur permettant d’emprunter par création monétaire et par des refinancements à des taux quasi nuls pour lancer
des projets utiles et créateurs d’emplois.
- Une taxation des mouvements de capitaux, réclamée régulièrement par le Parlement européen, permettrait de doubler le budget de l’Union européenne et commencerait à limiter la spéculation qui étouffe l’Europe.
L’Union européenne ne sortira de la crise que si elle s’affranchit de la pression des marchés financiers et si elle s’attèle à la construction d’une Europe sociale, solidaire et démocratique telle que le réclame
la Confédération européenne des syndicats.


POUR SIGNER CET APPEL : http://jesigne.fr/leurope-est-laffaire-des-peuples-europeens

Pour lire la liste des signataires : http://jesigne.fr/leurope-est-laffaire-des-peuples-europeens/list

(A plus tard...)

Crise irlandaise : décor en carton-pâte...

«Si tu te trompes de chapeau, assure-toi au moins qu’il te va.» Les vieux proverbes irlandais n’ont plus la saveur d’antan. Après une petite décennie de frénésie libérale aussi aveugle que coupable, le pays du rugby et des landes de pierres a perdu son fighting spirit légendaire. L’Irlande va mal. Très mal même. Frappé par une double crise, financière et immobilière, le «Tigre celtique» se révèle tel qu’il est : un décor en carton-pâte grâce auquel ont pu prospérer quelques profiteurs et autres banquiers rapaces. Depuis, le mirage est passé. Le PIB s’effondre, le système bancaire s’asphyxie, le déficit dépasse les 30%, les chiffres du chômage, les 14%. Même l’émigration repart à la hausse…

Après la Grèce, l’Irlande devient donc le deuxième pays de la zone euro à passer sous les fourches caudines de l’Union européenne, du FMI et des marchés financiers : 90 milliards d’euros vont être consacrés à ce qu’ils nomment un «plan de sauvetage» mais qui ne sera qu’une «destruction» de son économie avec l’austérité qui va avec. Pourtant, souvenons-nous. Avec la bienveillance de l’UE, l’Irlande avait cru jusque-là pouvoir fonder son développement sur un dumping social et fiscal éhonté, devenant au passage la référence – avec l’Espagne ! – des thuriféraires du néocapitalisme… Quelques années à peine après cette illusion du low cost économique vanté à cor et à cri par tous les libéraux, qu’ils soient de droite ou sociaux-démocrates, l’Irlande perd aujourd’hui sur tous les tableaux. Non seulement de nombreux capitaux sont allés voir ailleurs pour quérir une rentabilité encore plus accueillante, mais, désormais, les Irlandais ne sont plus maîtres de leur destin économique. L’UE et le FMI sont à la manœuvre tandis qu’une crise politique majeure débute dans le pays. Le pire est à craindre pour le peuple irlandais, qui doit amèrement regretter d’avoir cédé au chantage d’un nouveau vote pour l’approbation du maudit traité de Lisbonne…

L’Europe craint la faillite de l’Irlande, ce qui mettrait en péril l’ensemble de la zone euro ? Soit. Cette «crise irlandaise» n’est toutefois en aucune manière une «affaire celte» isolée, mais l’une des conséquences du pourrissement structurel de la construction européenne telle qu’on nous l’impose. Preuve, les charognards n’ont pas tardé, hier. Sitôt connue la logique du plan d’aide, dans un contexte de guerre des monnaies qui contribue à pousser à la hausse les taux de financement des dettes publiques, l’agence de notation financière Moody’s a immédiatement indiqué qu’elle allait abaisser «de plusieurs crans» la note souveraine de l’Irlande… Le laminoir capitaliste dans toute sa splendeur ! Il n’y a pas de hasard si les pays les plus en difficulté de la zone euro et les plus attaqués par la guerre spéculative sont précisément ceux où le coût du travail est le plus bas, où le marché de l’emploi est le plus déréglementé. Grèce, Portugal, Irlande, bientôt Espagne…

La France, dont les députés viennent d’adopter un budget d’hyperaustérité pour 2011, n’échappe pas aux traitements de choc si terribles qu’ils réduisent à néant toute idée de croissance – même le FMI le redoute, c’est dire… Dans ce contexte, la nouvelle journée de mobilisations contre la réforme des retraites, aujourd’hui, prend une saveur toute particulière avec des initiatives inédites. N’en déplaise à certains, le mouvement social actuel, d’un genre nouveau et installé dans un temps durable, n’a pas dit son dernier mot. Le bouillonnement populaire «à la française» entre dans une nouvelle phase. Tous les Européens l’observent.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 novembre 2010.]

(A plus tard...)