samedi 23 octobre 2010

Retraites : les citoyens dressent un mur de lucidité...

«Lorsqu’il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit.» Le rappel est un peu aisé, mais la solennité de certaines phrases se retourne parfois contre leurs auteurs. Personne n’a oublié – et n’oubliera – ces mots de Nicolas Sarkozy, prononcés le 5 juillet 2008. Tout transporté qu’il était encore par l’exposition de sa propre gloire, le monarque-élu n’imaginait pas qu’une saillie verbale inspirée par un scribe bien connu se transformerait en illusion qui pèserait des tonnes sur son dos – si ce n’est sa conscience... Bien qu’il serait imprudent de prédire l’avenir du conflit social qui laboure la France jusque dans ses entrailles, ensemençant de fertiles espoirs, nous savons au moins une chose à la veille des vacances de la Toussaint : la fuite en avant autoritaire du pouvoir ne bride en rien l’énergie du mouvement. Au contraire.

Malgré les coups de force contre le droit de grève, comme à la raffinerie de Grandpuits, réquisitionnée manu militari, malgré les coups de force antiparlementaires, comme au Sénat, où le déni de démocratie y a atteint des sommets de césarisme, la solidité de l’intersyndicale, son esprit de responsabilité forcent le respect. Les appels à participer aux deux nouveaux rendez-vous de mobilisations s’élargissent encore, d’autant que, n’en déplaise aux éditocrates germanopratins, les salariés en masse qui se mobilisent avec les jeunes ne puisent plus uniquement les raisons de leur combat dans le caractère injuste de cette réforme emblématique. Non, c’est aussi le discours gouvernemental et les actes dans leur ensemble, qui, progressivement, ont alimenté les révoltes et l’ampleur d’un ras-le-bol plus idéologique qu’on ne l’imagine. Si personne dans ce combat ne doit perdre de vue le dossier des retraites, pointe avancée de la destruction sociale, nous devons reconnaître aujourd’hui que la contestation va bien au-delà. Le climat actuel nous livre une indication stratégique : une majorité de Français refuse l’idée qu’on puisse nous imposer une régression sociale généralisée… Nous en avions rêvé. Nous y voilà.

Car il s’agit bien d’une « régression sociale ». Jusque-là, les membres du gouvernement l’admettaient en privé non sans délectation. L’un d’eux, l’obscur secrétaire d’État au Logement, Benoist Apparu, vient de le faire en public et l’on ne sait si l’on doit au courage ou à la naïveté cet excès de sincérité. Ledit M. Apparu vient en effet de déclarer que le relèvement à 62 ans de l’âge légal du départ à la retraite était « une forme de régression sociale » et qu’il fallait « l’assumer ». Quand le discours de défi et de mépris s’ajoute à celui du cynisme, au moins nous savons à quoi nous attendre… Seulement voilà, les citoyens disent « non ». Hier, une enquête BVA a confirmé la tendance. Le soutien global au mouvement social est toujours massif (69 %), tout comme l’approbation des grèves dans les transports, soutenues par 52 % (+ 2 points). Vous avez bien lu !

Sans fantasmer on ne sait quelle r-évolution populaire, au moins pouvons-nous suggérer que le long travail de propagande ultralibérale se heurte dorénavant à un front du refus. Dressé, ce mur de lucidité fait vaciller bien des croyances. Non seulement Nicolas Sarkozy a définitivement perdu la bataille de l’opinion, mais il a, peut-être, perdu celle des idées… Hier, Jean-François Pillard, patron des patrons de la métallurgie, la toute-puissante UIMM, a osé ruer dans les brancards : « Il y a un problème de méthode : la concertation n’est pas “je dis ce que je veux, j’obtiens ce que je veux”. » Ces temps-ci, la peur n’est plus le privilège des dominés…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 octobre 2010.]

(A plus tard...)

13 commentaires:

Anonyme a dit…

excellente analyse...

Anonyme a dit…

Merci à Ducoin pour la justesse de ses engagements et de la prise de risque qu'il ose souvent dans ses textes, éditos ou chroniques... BRAVO à toute l'équipe de l'Huma pour le traitement du conflit social !

Anonyme a dit…

Je dois dire que j'ai beaucoup aimé aussi le texte qui figure avant celui-ci, intitulé "les citoyens n'ont jamais tort d'avoir raison..." Cette lecture m'a absolument intéressé, c'est juste, bien écrit, sensible, intelligent et, surtout, plein d'interrogations fondalementales qui nous poussent à réfléchir. Bravo à Ducoin. Je vais faire la pub de ce blog formidable !!!
YVES

Anonyme a dit…

Ce qui c'est passé place Bellecour à Lyon, le 21 octobre 2010, ne peut pas être la simple décision d'un préfet. Le gouvernement est aux abois, et comme tout monstre à l'agonie, il peut être très dangereux. Ces gens qui nous gouvenenent sont des malades, sans grande culture et pas très intelligents, mais ils ont un réflexe de survie et un pouvoir de malfaisance aigus. Le gouvernement a donc choisi que la grande leçon soit donnée à Lyon, place Bellecour le 21 octobre 2010. Alors, apprenons cette leçon, découvrons ce gouvernement dit d'ouverture qui enferme les jeunes tout un après-midi, pour les gazer, les matraquer, les affoler.
Le hasard ne fait pas toujours bien les choses, puisque nous devions nous retrouver, avec quelques collègues, dans un restaurant de la place Bellecour. À 20 heures, calme et désertée, la place était encore bloquée. Après avoir parlementé avec des robocops qui interdisaient l'accès, et ne semblaient pas comprendre grand-chose : oui, non, faites le tour, c'est aussi bloqué, l'un d'eux nous a accompagnés, un collègue et moi, jusqu'au restaurant, devant lequel était garée une fourgonnette d'autres robocops. Des collègues étaient déjà là. Nous avons trinqué, et de l'autre côté de la vitre, un robocops qui ôtait son harnachement, a symboliquement trinqué avec nous, brandissant une bouteille de vin presque vide, heureux d'être con et vulgaire, comme son pote à la Rollex et aux talonnettes.
Pour avoir des infos :
http://www.musicologie.org/publirem/la_rafle_de_bellecour.html

Anonyme a dit…

"Quand on fait grève en France, plus personne ne s'en aperçoit"
Ce président est décidément d'une bêtise et d'une incompétence sans borne !!! On aimerait parfois que le ridicule tue...

Anonyme a dit…

Affirmer que les citoyens (des millions de personnes en France n'ont pas même ce statut) soutiennent massivement le "conflit qui laboure les entrailles de la France" peut signifier tout simplement qu'ils s'en lavent les mains. Car s'ils étaient vraiment concernés ils y participeraient directement et ne délègueraient leur devoir de révolte sur les plus radicaux des protestataires.
Affirmer d'autrepart que N Sarkozi a perdu définitivement la bataille de l'opinion revient à dire qu'il a gagné celle des idées. Tout particulièrement l'idée pilonnée dans les médias selon laquelle le combat de la gauche n'est plus qu'un combat désespéré pour sauver les "acquis", une retraite en désordre dans l'attente du passage de la Bérézina.
Quand bien même Sarkozi et les siens seront chassés du pouvoir d'État en 2012, personne ne croit que le PS sera en mesure de toucher à la logique du capitalisme. Ils en tirent un trop grand profit.
Briouzga

Jean-Emmanuel Ducoin a dit…

En réponse au dernier internaute...
Je ne crois pas une seconde que les millions de personnes qui vivent le temps des grèves "par procuration" (un peu comme en 1995) se moquent tous de la situation, même si je n'idéalise rien de rien, bien au contraire. Je dis simplement que faire la grève aujourd'hui est devenu plus difficile qu'il y a une ou deux générations, c'est une évidence. Par ailleurs, combien sont ceux qui "s'en lavent les mains", comme vous dites, sachant qu'ils sont quand même des millions à descendre dans les rues à chaque journée de mobilisations ?
Ne nous plaignons pas que la France retrouve le chemin du "conflit social", plutôt avec dignité. Et ne soyons pas jusqu'au-boutistes au point de nier cette réalité, même si, encore une fois, tout n'est pas rose et même si personne ne sait où nous conduira ce mouvement social... Le meilleur? Ou le pire? Allez savoir...
Enfin, concernant 2012, vous tombez très mal, si je puis dire, car j'ai écrit récemment dans un autre éditorial (12 octobre) les mots suivants (extraits): "L’impatience actuelle du peuple, que nous ressentons partout dans les quartiers populaires, est assurément une source d’espoir en plus d’être une réponse à l’insupportable coup de force du gouvernement. Chacun l’a compris : le sarkozysme pourrissant sécrète de la violence sociale à haute dose. C’est donc ici-maintenant qu’il faut répliquer en masse. Quant à ceux qui se bercent d’illusions en pensant déjà à 2012, il n’est pas vain de leur rappeler que, pour faire reculer cette contre-réforme, mieux vaut se mobiliser aujourd’hui que d’attendre un hypothétique changement dans deux ans, voire une éventuelle mutinerie anticapitaliste au sein du FMI…"
Donc je persiste et je signe !
Merci pour ce débat.
JED

Anonyme a dit…

DUCOIN a bien raison. Il faut aussi comprendre que le monde a changé et qu'il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton idéologique pour faire se révolter les gens ! C'est toujours un processus. On ne fait pas la révolution parce qu'on croit que d'autres devraient la faire !!!
Pour ma part, j'aime beaucoup l'expression "citoyens", même si, en effet, peu de gens accèdent à cette distinction véritable...
ANDRE

Anonyme a dit…

La question de la "révolte globale" est une vraie question. Nous sentons bien que, en effet, le monde a changé et plus personne ne croit au lendemains qui chantent. Comment dès lors organiser la riposte au capitalisme triomphant ? D'abord en prenant tout ce qui passe, en poussant fort toutes les aspirations : JED a donc raison. Il faut soutenir le mouvement social actuel, qui, admettons le, sera peut-être l'une de nos dernières chances de faire bouger les lignes...
J.D.

Anonyme a dit…

Voilà, en effet, une formidable analyse. A l'heure où l'on veut nous faire croire que le mouvement s'affaiblit, il convient de bien réfléchir à l'avenir et à nos propres actes. Si la peur a commencé à changer de camp, il faut poursuivre, dès la fin des vacances de la Toussaint, et cette fois ne pas flanchir...
Merci à JED pour ses textes : à quand le prochain livre ?
G.A.

Anonyme a dit…

JED : tu fais honneur au journalisme et à l'Huma. Dis merci à toute l'équipe du journal, sans lequel le mouvement social n'aurait pas de journal. Bravo à tous !!!

Anonyme a dit…

Et tenez bon, on a besoin de vous !

Anonyme a dit…

J'ai fait un rêve.
J'ai rêvé qu'existait en France une organisation politique qui annonçait clairement qu'instruit par l'expérience et au regard des pratiques des pétroliers, des hausses d'EDF GDF et des dividendes que se distribuent les actionnaires, l’idée d’une renationalisation-expropriation (et débat sur la forme statutaire d'exercice des activités) de toutes les industries énergétiques (production et distribution), de tous les services publics en réseaux était proposé aux citoyens et mis en débats?
Cela porterait la question du raffinage, de la production électrique, de l’indépendance énergétique et de la souveraineté nationale ?
Sans parti politique décidé à le porter, comment faire pour que cela ne reste pas un rêve?
Avouez que cela aurait une autre gueule que de réfléchir s'il faut être lisible pour les cantonales pour être moins nul à la présidentielle. En plus la dynamique réglerait pour ceux qui s'y engageraient la question des résultats électoraux.
Une pétition boule de neige (façon référendum Maastricht) ? Cela aurait le mérite de poser la question du capital et ses pillages sur le fond et d’ouvrir vers autre chose que 2012 et DSK (ou autres).
Mais il n'y a pas d'organisation politique de ce style pour mener ce combat… A. Croizat, M. Paul, B Frachon regardez ce qu'ils ont fait de vos efforts...