lundi 4 octobre 2010

Moine(s) : à propos du film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux »

Lumière. Outre cette plénitude indivise des aurores re-naissantes que nous inspiraient à chaque évocation nos maîtres jésuites – du moins ceux qui osaient traîner sur les bancs de la laïque sans excès de prosélytisme –, comment oublier qu’ils s’assignaient magistralement un devoir de transmission d’autant plus altruiste qu’il se retournait souvent contre la foi qu’ils essayaient de propager… Eux aussi tenaient le guichet de l’avenir, servaient des vers au comptoir des poésies, ouvraient la porte aux émancipations. Ils nous forçaient à penser par nous-mêmes – mais auraient-ils été nos maîtres, sinon ? L’un d’eux citait souvent Baptiste : «… La vie était la lumière des hommes. / Et la lumière luit dans les ténèbres, / et les ténèbres ne l’ont pas reçue» (l’Évangile de Jean). C’était hier, avant-hier peut-être, dans un ici-là tant et tant présent qu’il nous tétanise. Comme si le vieux bonhomme nourri par l’ardeur de la «théologie de la libération» et les incertitudes de Bernanos allait se dresser encore à nos côtés pour répéter aux âmes grises : «L’éternité du silence et le temps de la parole se marient. Leur accouplement enfante des fils de Lumière pour éclairer les siècles silencieux.» Tout apprentissage humain, initiation ou noviciat, réclame son dû. Le message était simple : lorsque la dimension de profondeur n’est pas animée, c’est l’engagement qui fait défaut…

Beauvois. L’embarquement en mélancolie n’a pas que des avantages et peut très vite se transformer en amertume. Mais, puisque la vérité seule nous oblige, autant admettre que le retour en mémoire jésuitique (chacun sa croix) fut provoqué, l’autre jour, par la projection du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Il fallait le voir enfin, le grand prix du Festival de Cannes, poussé que nous étions par une envie irrépressible, aspirés par le sujet et l’aura grandissante d’un bouche-à-oreille digne des miracles culturels : il dépassera, ce week-end, le million et demi de spectateurs ! Alors, autant l’admettre d’emblée : ce film, retraçant les derniers jours de la vie des moines de Tibhirine, en Algérie, arrachés une nuit à leur monastère et assassinés en 1996, n’est pas «le» chef-d’œuvre annoncé. Il reste néanmoins un film important. Pour une raison principale : il synthétise à lui seul les interrogations et les limites de notre époque, qui hésite entre implication collective et retrait pour anachorètes désabusés de tout…

Foi. Dans la montée au calvaire de ces moines admirables en tout point, filmés sous la neige partant vers leur martyre, sans qu’à aucun moment la mort ne soit montrée, la tentation est grande en effet d’en rester au grand écart entre l’importance du sacrifice dans l’engagement et l’héroïsation de la vie monacale, loin du monde et de ses tumultes. Les cinéphiles attentifs objecteront que le film de Xavier Beauvois pose essentiellement des questions «sur» l’existence. Précisément. Sujet à hauts risques, il aurait pu heurter les athées comme les agnostiques, plus encore les antireligieux, en raison du regard «bienveillant», voire «positif», qu’il pose sur la foi de ces moines. Une foi assez peu ébranlée par la perspective du trépas. Beauvois n’est pas, là, dans le Dialogue des carmélites, dont on sait qu’il insistait plus sur le doute que sur la croyance. Beauvois est ailleurs, et seuls les dogmatiques refuseront de voir qu’il glorifie à sa manière l’engagement des moines, cet engagement majeur qui leur permet de trouver ce courage et cette résistance morale pour affronter la mort, en face.

Silences. En ces temps d’excès-marchands en tout genre, où la verticalité de l’élévation des humains compte moins que l’horizontalité des plaisirs narcissiques et consuméristes, il fallait oser ce parti pris. D’autant que la caméra de Beauvois, pudique et minimaliste, s’en tient à l’esthétisme totalement épuré de la vie monacale, à la légèreté des silences et des paroles sanctuarisées, à l’harmonie du clair-obscur façon le Caravage, qui indique symboliquement la présence invisible de la foi. Une forme d’universalité apaisante. Nous y voyons «de la» sérénité, «de la» réalité, avec, au passage, un regard cru sur la misère humaine des hommes. Mais, au fait. Où est la «vie sublime» de la vie monacale sacralisée ? Où est la transcendance ? Où est l’immanence ? Certains ont vu dans ce film des références à Rossellini ou à Bresson. La fin nous en dissuade définitivement. Au-delà du parallélisme inutile avec la Cène, lors du dernier repas des moines, comment ne pas regretter l’utilisation du Lac des cygnes qui sur-joue et amplifie un sentimentalisme totalement inutile et sollicite notre émotion (le pire des pièges), venant rompre un recueillement intense par lui-même. L’austère composition en tableau des images du monastère et la concorde des chants cisterciens auraient suffi. Effleurer la néantisation suggérait la foi dans l’engagement ; en amplifier les effets affirme l’engagement dans la foi. La nuance n’a l’air de rien, pourtant, elle livre la pierre cachée 
que certains ont cru y dénicher : qu’il soit sacrificiel ou non, l’au-delà est la promesse d’un avenir meilleur, donc, isolons-nous, fuyons, refusons l’altérité… Inutile de dire que nous n’acceptons pas ce mortifère présage ! Le film de Beauvois doit nous proposer le contraire : l’engagement est un combat terrestre, ici et maintenant. La mémoire des moines de Tibhirine nous dit-elle autre chose ?
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 octobre 2010]
 
(A plus tard...)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour,
Je suis très impressionné par ce texte de J.E. DUCOIN, j'imagine qu'il a dû y réfléchir beaucoup pour parvenir à ces appréciations en nuance. Au moins ça fait vraiment réfléchir. Il se trouve que j'ai personnellement été très mal alaise par le film, je ressentais quelque-chose que DUCOIN exprime au fond très bien. A quoi sert l'engagement ? A se battre dans la cité ? ou à partir loin de tout ? Vaste question...
Merci pour ce texte magistrale !
MICHELE