mercredi 1 septembre 2010

Laurent Fignon, à plus d’un titre...

Le grand cycliste français, double vainqueur du Tour de France, s’est éteint des suites de son cancer. Nous avions coécrit son Nous étions jeunes et insouciants, paru aux éditions Grasset en 2009. Laurent était devenu, ces dernières années, un ami précieux...

Attendre fut difficile ; ne plus attendre est désormais terrible… Broyé par la torpeur d’un été sans rémission, dans la frayeur de la moindre sonnerie du téléphone portable, quêtant l’un de ses SMS, un petit «ça peut aller», ou un «merci de penser à moi», il fallait donc que la nuit noire survienne et, avec elle, l’heure d’assécher les mots pour dire l’intensité de la douleur. Bien que le danger soit toujours grand d’oser parler de son propre rapport au(x) mort(s), comment y échapper lorsqu’une partie de vous s’épuise à le réclamer, tandis qu’avec le disparu bascule un monde même, une époque, une certaine idée d’un sport qu’il honora en toute liberté. Laurent Fignon ? Une liberté unique en son genre. Un esprit libre en toute circonstance. Un instinct incarné d’intelligence. Un émancipé de toujours… La voilà donc, la commotion de la disparition. Comme si une longue et intense course personnelle s’interrompait dans la brutalité d’une évidence nommée «cancer».

Comment continuer autrement le témoignage d’un homme (et sportif) d’exception pour que nos pas épousent jusqu’au fond son ombre absolue. Avouons-le sincèrement. Ce qui a pris fin hier, ce que Laurent Fignon a emporté avec lui, ce n’est rien d’autre que l’entr’aperçu d’un monde finissant : le cyclisme. Du moins celui qu’il incarna dès ses débuts. Ce cyclisme tellurique qui mentionnait l’orgueil et l’honneur dans la souffrance consentie… Car, à la charnière des années 1980-1990, Laurent symbolisa – presque à lui seul et parfois malgré lui – une haute ambition de la pratique cycliste, qui n’était pas encore uniquement tournée vers l’ultraprofessionnalisme et l’uniformisation d’un sport faussé par le bio-pouvoir. Un monde où l’on se mesurait de face, «à la pédale». Les apports chimiques n’y changeaient rien, ou si peu. Les forts en caractère, raclés jusqu’à l’os par l’impérieuse nécessité d’en découdre, triomphaient toujours et connaissaient le prix à payer… Au fond, ce cyclisme-là n’aura duré vraiment qu’un siècle et s’épuisa dans les derniers tours de roue des Fignon et des Hinault, et rendit même les armes dans les soubresauts chronométrés d’un contre-la-montre sur les Champs-Élysées, un maudit jour de 1989, pour huit petites secondes d’éternité… C’était encore la petite reine des mythologies usinées par le peuple. La légende. La vraie.

Laurent Fignon : comment écrire l’homme et l’ami sans trahir ni l’un ni l’autre, sans interrompre la brutalité et la douleur d’un partir qu’on savait irrémédiable mais dont on refusait jusqu’à l’absurde l’inéluctabilité ? Lui qui refusait avec une obstination magistrale les consentements au néant et les accommodements avec le style, nous avons donc coécrit Nous étions jeunes et insouciants pour les éditions Grasset, entre novembre 2008 et mai 2009. Il me fallut revisiter dans le détail la carrière d’un cycliste si atypique qu’il suscita plus de fantasmes que d’allégresse populaire. Des centaines de milliers de signes qu’il fallut réduire pour les besoins de l’œuvre. Son mot d’ordre fut la sincérité. Son exigence, l’écriture. Et puis autre chose, rester coûte que coûte fidèle à son souhait de «ne pas raconter les courses, que les courses» mais bien «le reste, tout le reste, ce qu’il y avait autour des courses». Chez lui, trois à quatre séances par semaines, il reparcourut son existence, de l’enfance aux errances, des triomphes aux drames. Chaque page tournée réveillait un monde en réduction qui avait créé un personnage à sa démesure… Je pouvais alors m’émerveiller devant la franchise de l’homme, sa décontraction, son infinie patience face aux événements vécus qu’il fallait reconsidérer avec l’épaisseur du temps, révoquant parfois ses propres comportements, non par jugement, mais par compréhension des faits et gestes. Il ne disait rien parfois et ses silences imposaient le respect. Toujours plus présent que sa présence. Les téléspectateurs du dernier Tour de France en savent quelque chose…

Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’apprit l’existence de son cancer qu’au point final de notre ouvrage, alors que les épreuves étaient déjà en correction. Comment oublier qu’un jour le téléphone sonna ? C’était lui. «Tu vas bien?», dis-je familièrement, comme l’aurait fait un frère avec l’insouciance des jours qui filent. Lui répondit sur un mode badin : «Pas trop, non. J’ai un cancer, mon petit pote!» Tout changea – et rien ne changea. «Je n’ai pas peur de mourir», répétait-il, alors que le combat, chaque semaine plus compliqué, le rendait plus grave. Quand je lui demandais si le plus dur était la souffrance, il suggérait avec cette pointe d’ironie qui le caractérisait : «Oui et non. Je savais que ce serait difficile à supporter, surtout la chimiothérapie. Mais à ce point… C’est usant, bien plus que tout ce que j’ai connu sur un vélo, c’est dire… Au bout d’un moment, on ne pense qu’à un truc : ne plus rien faire.»

Les forces manquent pour témoigner ce qui nous arrive là, nous coupe le souffle. À l’instant de la grande désorientation, les yeux grand fermés, comment «rêver d’une écriture qui ne serait pas une mort», comme le disait Jacques Derrida? Les mots de Laurent suffisent: «Objectivement, quand je regarde ma vie, quand je pense à ce chemin parcouru en son ampleur, je peux affirmer que j’ai eu la prodigieuse chance de trouver ce pour quoi j’étais doué et de pouvoir en vivre bien, par passion, par plaisir, sans réserve…» Ou encore ceux-ci : «J’aurai cette chance inouïe de partir sans regrets. (…) J’ai eu la plus belle vie qu’on puisse imaginer. Je n’ai pas d’autres mots pour le dire.»

Laurent Fignon ? Un nom et une existence de feu. Le témoignage en fraternité d’un âge d’or qui épuise tous les recours psychologiques. La trace-sans-trace des Géants de la Route avant inventaire… Mi-août, alors qu’il venait tout juste d’avoir cinquante ans, il y eut cet ultime message : «Ne t’inquiète pas, il n’y a aucune peur à avoir.» Ce matin, il n’y a pas d’autre vêtement sur moi que ce lambeau de rage et de stupeur. À plus d’un titre.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 1er septembre 2010.]

(A plus tard...)

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,
Retrouver le 1er septembre un article sur ce blog me réjouit, même si, chacun s'en doute, on aurait préféré y lire un autre sujet. C'est bien triste, cette disparition et je comprends l'immense douleur de Ducoin, qui, par son travail, son écoute, a donné à Fignon l'occasion d'écrire un livre unique en son genre qui lui permet de rester éternellement dans la littérature cycliste. Nous pensons tous à lui.

Anonyme a dit…

Des mots à la hauteur de l'événement, comme toujours avec JED. Un grand merci pour cet hommage merveilleux. L'amitié et la fidélité sont sacrées.

Anonyme a dit…

Merci à JE Ducoin pour cet hommage au grand champion. Je me souviens comme hier, j'avais 16 ans, de ce fichu clm sur les champs, où mon champion, mon favori a perdu de la plus belle façon qui soit, en écrivant sa propre légende.
Adieu champion, à bientôt JED, merci à l'huma de nous faire lire ces lignes dignes des plus grandes heures du journalisme.

Anonyme a dit…

Le plaisir de retrouver de la lecture sur ce blog est en effet ternis par cette mort, qui nous frappe tous - surtout les amoureux d'une certaine idée du cyclisme, comme l'écrit JED. Je conseille à tous les internautes la lecture du livre écrit par Fignon-Ducoin, c'est une pure merveille qui dépasse de loin le sport et le cyclisme-pour-le-cyclisme, croyez-moi. C'est un parcours en humanité, en quelque sorte...
(Merci à JED pour cet article, qui m'a fait fondre en larmes.)

Anonyme a dit…

Nous pensons tous à Laurent Fignon en ces jours difficiles pour le cyclisme. Heureusement qu'il reste des journalistes comme Ducoin pour aimer encore le vélo avec autenticité et lucidité.
BERNARD