mercredi 4 juillet 2012

Tour: avec Anquetil, nous venons tous au vélo avant terme

Ce mercredi 4 juillet, le Tour arrive à Rouen, sur les terres de Jacques Anquetil. L’occasion pour le chronicœur de devancer l’étape en allant flâner librement sur les lieux où le Normand, champion unique en son genre, révolutionna son sport.

Depuis Rouen (Seine-Maritime).
«Papa, c’est bien ici?» La vitesse sous le vent balaye les tignasses et vivifie nos âmes sombres. Dans les embrasements d’une discussion bientôt inutile, quelques hurlements de corbeaux trouent le silence de la campagne. Déjà, nous devinons les fragments de la mythologie usinée par un Normand hors-norme. Parce qu’il «jouissait de la bienveillance des vents», avec son «nez aigu et son visage de fine lame» (1), Jacques Anquetil trouva, ici, par la volonté de sa force suprême, des routes dignes de sa démesure.

Nous sommes sur les hauteurs de Sotteville-lès-Rouen, où l’herbe humide courbe l’échine sous l’irrégularité des bourrasques. «Oui, c’est bien là.» Dans les yeux du fiston, l’imagination en action, assez pour repenser aux quelques images en noir et blanc qui lui montrèrent, un jour de pluie, les membres onctueux d’un cycliste venu d’ailleurs, dans ses débuts inouïs, ici à Sotteville, où il signa sa première licence amateur, lui, l’apprenti ajusteur titulaire d’un CAP. «C’est sur ces routes qu’il a débuté», échappé des brumes pour conquérir le monde, maître du temps et modèle d’esthétisme. «Anquetil enveloppe sa machine ; il pédale de la pointe, effaçant la douleur en signe de politesse. (…) Sorti d’un rêve de buée, cet ange diaphane allait offrir la matière d’un mythe dont il serait le seul héros et l’unique victime.» (2)

Ce coup de pédale était le secret le mieux gardé au monde: c’était le sien. Comment s’émouvoir de cette facilité qui éclaire comme on reçoit la lumière? Comment s’en étonner? Mais comment s’en affranchir lorsque «l’irruption du génie est une sorte de commotion» (2). Lorsque «la classe soyeuse» (3) devient patrimoine. Lorsque le cyclisme lui permet de s’abstraire de sa condition, celle de son père, cultivateur de fraises, courbé du matin au soir. «Mais, papa, lui aussi était courbé sur son vélo, et quelle courbure!» La manière fœtale pour seconde nature. Éternel enfant du siècle, s’inventant une noblesse particulière, cheminant toujours à rebours du temps. Non pour ajouter des lignes au palmarès, mais pour contresigner le livre de l’imaginaire. Que dirait-il? «Il suffit que je me sente prisonnier d’un mur pour avoir envie de le sauter. C’est un réflexe. La cigarette est proscrite, je fume. Il ne faut pas sortir le soir, je sors. Le flirt est mis hors la loi, je flirte. Le cyclisme n’est pas mon sport. Je ne l’ai pas choisi, c’est lui qui m’a choisi. Je n’aime pas le vélo, le vélo m’aime. Il va le payer.» (1)
La Neuville-Chant-d’Oisel, dix-sept kilomètres au sud-est de Rouen. Le chemin se love autour d’arbres centenaires. Nous voilà au château, celui des Maupassant. Cette acquisition lui donna des airs de seigneur et lui offrit le cadre en solitaire d’un ultime voyage au bout de la nuit. Lui, marchant sur ses terres, loin de tout, loin de nous. Et nous, ne sachant pas que, très vite, la nuit serait longue à devenir demain. Au moins il n’était «prisonnier de rien», «authentique émancipé», unique maître «de sa propre classe», celle qu’il avait créée, celle d’«un intouchable» (3). Venu au vélo avant terme, il quitta le monde avant terme, dans sa cinquante-troisième année. Avec Anquetil, nous venons tous au vélo avant terme. Seuls les possédés le savent. Les vrais. Les obsédés de la vie et de la mort. Comme Jacques, «scrutant les étoiles la nuit pendant que Janine dormait», «décharmé du monde», ne riant «qu’à volets clos sous l’œil des amis», «pur-sang chargé de terribles desseins», écrivant «à l’avance sa marche dans l’illimité» (2).

De l’autre côté du lac, des sangliers courent dans le jour naissant. Il aurait aimé ce soleil fuyant, cet éclat furtif dans le déroulé du charme. «Dis, papa, je crois que je l’aime.» Du silence. «Moi aussi, mon fils, moi aussi...» Que le silence se fasse.

Extraits et citations:
(1) Anquetil tout seul, de Paul Fournel. Éditions du Seuil, juin 2012.
(2) Forcenés, de Philippe Bordas. Éditions Fayard, 2008.
(3) Dans les secrets du Tour de France, de Cyrille Guimard. Éditions Grasset, juin 2012.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 juillet 2012.]

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très intelligent et formidablement bien écrit.