vendredi 22 juillet 2011

Tour : au Galibier, Voeckler devient Géant de Juillet

Le Luxembourgeois Andy Schleck remporte la 18e étape au sommet du célèbre col, qui fêtait hier le centenaire de sa première ascension. Contador sombre. Thomas Voeckler, héroïque, sauve encore une fois son maillot jaune !
Depuis le Galibier (Hautes-Alpes).
À tout Géant de Juillet doit s’agréger un épique phénomène : le centenaire d’une montée mythique en constitue un de premier choix. Tous les cyclistes le savent, il faut de l’élégance, de la grâce et une certaine dignité à un col qu’on escalade à vélo, une espèce d’ampleur, quelque chose de grandiose dans la nudité de son décor, un certain effroi dans la violence de ses pourcentages. De quoi justifier les efforts consentis… Pour honorer le juste reflet de sa légende, le sommet du Galibier avait été choisi comme théâtre privilégié, hier, en devenant la plus haute arrivée de l’histoire de la Grande Boucle : 2 645 mètres (1), là où, entre cimes et nuages, les plus grands ont, un jour ou l’autre, laissé leur empreinte.
En 1911, le pionnier Émile Georget
sur les pentes du Galibier.
Le souvenir persiste. Lorsqu’il terrassa le monstre sacré et pénétra par effraction dans une autre dimension, le 10 juillet 1911, le pionnier Émile Georget ne savait pas qu’il venait d’inaugurer une longue lignée de fous pédalant. Avec sa casquette arrondie à visière blanche sur laquelle reposaient des lunettes de protection, avec sa silhouette dégingandée sur une machine ancestrale, portant en bandoulière son boyau de secours, le gars de Châtellerault fut en effet le tout premier à parvenir au sommet. «Ça vous en bouche un coin !», éructa-t-il aux quelques témoins de cette scène homérique. Comme perdu dans cet univers minéral propre aux méditations, le dur au mal Eugène Christophe s’exclama pour sa part: «Ce n’est plus du sport, ce n’est plus une course, c’est du travail de brute!»

Un siècle plus tard, qu’étaient donc les brutes devenues? Et que nous réservait la plus « belle étape » du Tour 2011, avec ses trois cols au-dessus de 2 000 mètres, Agnel (2 744 m, toit du Tour 2011), Izoard (2 360 m) et Galibier (2 645 m). Alors que vingt-six coureurs sacrificiels s’échappèrent tôt, tous les suiveurs attendaient l’audace d’Alberto Contador (Saxo Bank), une nouvelle fois gêné par sa douleur au genou. Mais ce fut Andy Schleck (Leopard) qui dégoupilla dès l’Izoard, à mi-montée, à plus de soixante bornes du but. Sur le modèle du retour et de l’atermoiement, du sursaut et du sursis où la moindre progression constituerait autant de pas vers une exposition radicale à autrui, cette attaque au long cours ne suscita aucune réaction des autres favoris jusqu’au pied du Galibier, Géant du mal auquel il fallait maintenant sacrifier. Jeu dangereux. D’autant qu’Andy, à la faveur d’une course d’équipe préétablie, retrouva deux équipiers partis aux avant-postes, d’abord Joost Posthuma, puis Maxime Monfort, qui protégea son leader sous l’âpreté du vent. L’angoisse monta d’un cran quand commença à serpenter la fameuse rampe vers l’enfer, où les héros classiques s’inventent périodiquement des héritiers. Dans le groupe maillot jaune, chacun s’observa. Cette attitude absurde – due à leur incapacité physique ou à leur caractère timoré ? – profita au cadet des frères Schleck. Les minutes s’égrenèrent. Car à l’avant, Andy martela la course jusqu’à sa propre saturation, tentant de rallumer les derniers feux d’un romantisme malmené. À l’arrière, Cadel Evans (BMC) mena la troupe façon grognard, tandis que notre Thomas Voeckler (Europcar), plus impressionnant que jamais, épousa cette fois la cause d’un vainqueur potentiel, toujours aidé par l’admirable Pierre Rolland. Samuel Sanchez explosa. Et Contador, genou meulé, s’éteignit à deux kilomètres du sommet : fin de partie pour le triple vainqueur!
Dans le dernier kilomètre, «titi» Voeckler piocha si fort en lui, crocha si profond dans la hargne de son outre-là, que toute la France semblait le pousser dans le dos. Au prix d’un sacrifice intemporel, au bout de lui-même, arc-bouté à son courage, le protégé de Jean-René Bernaudeau sauva son paletot jaune. Quinze petites secondes préservées sur Andy, vainqueur au sommet. Mais quinze secondes d’un bonheur si inouï, si prodigieux, que nous mangions du regard, alentour, ces espaces rugueux qui lui tendaient les bras, comme une magistrale offrande aux valeurs de hautes-luttes. Le Galibier prend, dispose. Mais le Galibier donne, parfois, quand on mérite ses honneurs.
 
Hier soir, les journalistes ne purent retenir leurs applaudissements en salle de presse. Alors, gorge serrée, le chronicœur jeta un œil sur son coin de table et revit sur papier jauni le visage d’Émile Georget. Ce fut à ce moment-là, devant les traits noircis d’un personnage de photo oubliée, avec en fond de scène l’image de Voeckler sur les écrans de télé, que nous éprouvâmes le besoin de retrouver le monde du silence et ses vertiges. Sortir, regarder le Galibier, le défier, le dévorer, avec pour tout legs la gravité des hommes en fuite. Le regretté Louis Nucéra écrivait: «Les coureurs cyclistes relèvent du mythe et de la réalité. Les voir à l’œuvre ne les rend pas moins grands que le rêve que nous avons d’eux.»
Voeckler en sait quelque chose. Depuis hier, il est devenu Géant de Juillet.

(1) Le col du Galibier est très souvent le « toit du Tour », d’autant qu’il a grandi de 89 mètres depuis 1979, lorsque Lucien Van Impe inaugura la nouvelle route et bascula le premier au sommet…

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 22 juillet 2011.]
 
(A plus tard...)

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